Dossier 14-15: Les femmes dans le droit civil iranien 1905 – 1995

Publication Author: 
A. Mehrdad
Date: 
novembre 1996
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doss14-15/f
number of pages: 
195
Les faits sont plus ou moins connus : il est légalement interdit aux femmes de gouverner, d'agir en tant que juges et d'occuper des postes de direction en politique ; il leur est interdit de participer à de nombreuses activités sociales et économiques ; on leur interdit ou on les décourage d'occuper de nombreuses fonctions.

A quelques exceptions près, l'Etat islamique - le premier employeur - accorde la priorité aux hommes en matière d'emploi, écarte les femmes de la majeure partie du domaine artistique et pratiquement de tout le domaine sportif, les élimine en pratique de l'enseignement supérieur en les poussant à faire des mariages précoces légalisés, et leur refuse même le droit de choisir la couleur de leur voile.

Dans le droit civil, la femme est officiellement une citoyenne de seconde zone et les rares réformes initiées en 1968 ont été abrogées. Les inégalités entre les sexes ont été introduites dans le Code Pénal de sorte que, pour de nombreux crimes, les femmes ont des pénalités plus lourdes que les hommes. Moins de droits d'un côté, plus de pénalités de l'autre, telle est l'"égalité" algébrique entre les sexes sous le régime islamique.

Shah et Charia

Dans le présent article, nous proposons de faire une étude approfondie pour examiner la place des femmes dans le code civil iranien introduit après la Révolution Constitutionnelle de 1905. Nous pensons que la réponse à la question du statut inégalitaire des femmes en Iran, et même à celles plus larges, telles que l'évaluation des potentiels démocratiques réels des courants socio-politiques ayant des prétentions sur l'Iran d'aujourd'hui et de demain, cette réponse viendra d'analyses similaires qui adoptent la perspective la plus large.

Le Code Civil du régime islamique, à part quelques modifications importantes, a été calqué sur celui du régime antérieur. Cette anomalie apparente a une explication bien simple : le droit civil, et surtout les lois relatives à la propriété et aux affaires personnelles, étaient à l'origine élaborées à partir de la Charia (loi religieuse) sous la supervision de religieux de haut rang. Il n'est donc pas étonnant que l'ordre familial que ces lois représentent ait été amoureusement et laborieusement extrait des pages jaunies de textes religieux rédigés il y a plusieurs siècles. La fidélité à ces textes va jusqu'à la préservation de leur langage archaïque - ce qui les rend particulièrement difficiles à traduire.

Le rôle des femmes dans le code civil transparaît le mieux dans les lois relatives à l'héritage, au mariage et au divorce. Ce Code définit quatre "moyens d'accéder à la propriété" : en revitalisant une terre aride et en prenant possession d'objets n'appartenant à personne ; par des contrats et des engagements ; en obtenant le droit de préemption ; par l'héritage (article 140 : Livre 2). L'héritage est pour les femmes le seul moyen réel d'accéder à la propriété. Les autres lui sont fermés, car tout bien, même s'il est acquis par le travail des femmes, appartient à la famille et est donc la propriété du chef de famille : le père.

Examinons ce qu'il en est de cette unique source de propriété et de biens pour les femmes.

Héritage : apartheid sexuel

La part de la mère et de la grand-mère est toujours la moitié, ou moins, de celle du père et du grand-père :

Article 906 : Si le défunt n'a aucune progéniture, la totalité de l'héritage revient à ses parents. Si les deux parents sont vivants, la mère reçoit 1/3 et le père 2/3 de l'héritage. Si la mère a un hojab (un parent qui réduit sa part, article 886), elle reçoit 1/6, le restant revenant au père.

Article 923 : Au cas où il y un certain nombre de grands-parents, s'ils sont tous paternels, les hommes reçoivent le double de la part des femmes ; et s'ils sont tous maternels, l'héritage sera également réparti. Si le défunt a des frères et des soeurs, bien que ceux-ci n'héritent pas, la part de la mère sera trouvera réduite à 1/6 (car elle a alors un hojab).

La part de la soeur est la moitié de celle du frère

Article 920 : Si les héritiers du défunt sont des frères et soeurs des parents ou du père, la part des hommes est le double de celles des femmes.

La part de l'épouse est la moitié de celle du mari

Article 900 : A la mort du mari dans une union sans enfants, la part de la femme ou des femmes est de 1/4 (dans des circonstances similaires, si c'est la femme qui décède, la part du mari est de 1/2 : article 899).

Article 887 : Si l'épouse [défunte] avait des enfants, la part du mari passe de 1/2 à 1/4 ; et si le mari [défunt] avait des enfants, la part de la femme passe de 1/4 à 1/8.

Article 946 : Le mari peut hériter de tous les biens de sa femme mais la femme ne peut hériter que (a) de tous les biens meubles (b) des maisons et des arbres. (C'est-à-dire que la femme ne peut pas hériter de la terre, du bétail, de l'eau et autres moyens de production).

Article 947 : La femme n'hérite pas effectivement des arbres et des maisons, mais seulement de leur prix. L'évaluation en sera faite en supposant que les arbres et la maison doivent rester en place. (La femme n'aura aucune part dans l'héritage si le bâtiment ou les arbres ne doivent pas rester en place ou doivent être détruits ou abattus).

Article 943 : En cas de mariage polygame, la part des femmes est répartie également entre les épouses et est réduite à 1/4, 1/8, 1/16, selon le nombre d'épouses.

Article 949 : Quand il n'y a pas d'autres légataires que le conjoint, le mari hérite de la totalité des biens de sa femme, alors que l'épouse n'hérite que de la moitié des biens de son conjoint, et l'on dispose du reste de l'héritage conformément à l'article 866 [il est donné au juge].

La femme hérite non en raison de son rôle dans la famille mais en échange de faveurs sexuelles

Article 945 : Si un homme est malade quand il se marie et qu'il meurt sans avoir consommé son mariage, la femme n'a pas droit à l'héritage, mais elle héritera si le mariage a été consommé ou si le mari meurt après s'être rétabli de sa maladie.

Le mari hérite de tous les biens de sa ou de ses femme(s), au décès de celle(s)-ci. Le fondement juridique en est que par le mariage, les femmes deviennent la propriété de la famille. L'homme tire sa fortune, qui se confond avec celle de la famille, en partie de l'héritage et en partie du travail des membres de la famille, y compris des femmes. Cependant, quand il s'agit de répartir cette fortune, la femme ne peut pas avoir plus qu'une partie clairement définie de cette fortune, même si elle est l'unique héritière. La femme n'est pas une héritière à part entière.

La part d'héritage de la fille est la moitié ou moins de celle du fils

Article 907 : Quand il y a plusieurs enfants, la part des garçons est le double de celle des filles.

Article 911 : Pour les petits-enfants, l'héritage est réparti selon le rapport de 1 à 3 entre les garçons et les filles.

Article 899 : Au cas où la fille est l'unique enfant, elle hérite de la moitié des biens [Si le seul enfant est un fils, son héritage n'est pas fixé. Après déduction de la part fixe (farz) revenant aux parents (1/3), il hérite du reste (2/3)].

Article 902 : S'il n'y a pas de fils, et s'il y a deux filles ou plus, elles héritent des 2/3 des biens [C'est-à-dire que deux filles ou plus équivalent à un fils].

Si les lois de la succession définissent un système, on peut dire que l'ordre familial en Iran est préservé par les lois de la succession qui se focalisent sur les hommes et sont définies par les liens du sang. Dans l'Iran d'aujourd'hui et d'hier, ces lois sont ancrées dans les relations entre deux genres totalement différents et inégaux qui ne peuvent en aucune façon être combinés: s’opère ici un apartheid sexuel total.

La demande en mariage, la dot

La femme, quel que soit son âge, et surtout si elle est vierge, n'a pas le droit de choisir son conjoint, sauf dans des circonstances exceptionnelles.

Article 1034 : Il est possible de demander la main de toute femme libre de tout obstacle au mariage [c'est-à-dire que le choix du conjoint est une prérogative masculine].

Article 1043 : Le mariage d'une fille, même de plus de dix-huit ans, dépend de l'accord de son père ou de son grand-père paternel. Si ceux-ci refusent leur accord sans raison acceptable, la fille peut s'adresser à un bureau des mariages en présentant l'homme qu'elle souhaite épouser et en soumettant les conditions du mariage et de la dot sur lesquelles ils se sont mis d'accord. Le bureau peut célébrer la cérémonie du mariage cinq jours après en avoir informé le père ou le grand-père paternel [on ne sait pas très bien ce qui constitue une raison inacceptable et qui en décide].

La dot (mahr) promise par le mari à la femme n'est rien d'autre qu'un prix payé pour la possession sexuelle du corps de celle-ci :

Article 1080 : Les deux parties doivent convenir du montant de la dot.

Article 1082 : La femme entrera en possession de la dot au moment du mariage et pourra en disposer à sa guise.

Article 1085 : L'épouse peut refuser de remplir ses devoirs conjugaux jusqu'à ce que la dot lui soit remise - à condition que la dot (mahr) soit halal (licite au point de vue religieux).

Article 1088 : (Dans un mariage permanent - par opposition à un "mariage temporaire" - le montant de la dot (mahr) n'est pas précisé et l'absence de dot n'est pas stipulée). Au cas où un des conjoints meurt avant la consommation du mariage, la femme n'a pas droit à une dot.

Article 1092 : Au cas où le mari divorce avant la consommation du mariage, la femme reçoit la moitié de la dot (mahr). Si le mari a déjà versé plus de la moitié de la dot, il peut demander à la femme la restitution du supplément perçu, soit en nature, soit en espèces, soit symboliquement.

Article 1093 : Au cas où le montant de la dot (mahr) n'était pas précisé dans le contrat et si le mari divorce avant la consommation du mariage et avant que le montant de la dot ne soit fixé, la femme ne pourra réclamer que la dot due aux épouses temporaires (mahr el-mottae'h). Au cas où le divorce a lieu après la consommation du mariage, la femme a droit à la mahr el-mesl (évaluée selon son origine sociale).

Les relations décrites dans ces articles et dans d'autres similaires sont celles d'une transaction commerciale où les faveurs sexuelles sont le produit d'échange. Il n'y a dans ces lignes aucune trace de relations entre des êtres humains.

Mariage et divorce : En échange de son entretien par le mari, l'épouse renonce à son droit à un foyer et à un travail

Article 1106 : Dans un mariage permanent, le mari doit assurer l'entretien (nafagheh) de son épouse. Selon l'article 1107, l'entretien comprend le logement, les vêtements, la nourriture et le mobilier, en rapport avec la position sociale de la femme, et comprend également un personnel domestique, si elle y est habituée ou si elle en a besoin en raison d'une maladie ou d'un handicap physique.

Article 1114 : Sauf spécification contraire [dans le contrat de mariage], la femme doit habiter au lieu de résidence déterminé par le mari.

Article 1115 : Le mari peut interdire à son épouse d'exercer une activité commerciale ou un travail contraires aux intérêts de la famille ou à la position sociale de la femme elle-même.

Une femme se vend contre une dot et peut se racheter en remboursant plus ou moins la même somme

Article 1133 : Un homme peut divorcer de sa femme au moment qu'il désire.

La femme ne jouit pas du même droit, sauf dans des circonstances très exceptionnelles et avec l'accord du tribunal. Elle peut inclure dans le contrat de mariage différentes clauses qui lui permettront d'introduire une demande de divorce devant le tribunal. (Ainsi, légalement, la femme n'a pas le droit de divorce - c'est un contrat entre elle et son futur conjoint).

Article 1146 : Un "divorce par compensation" (talagh-e khale') permet à la femme qui ne veut pas de son conjoint d'obtenir le divorce en lui remettant une certaine somme d'argent, cette somme pouvant être égale, supérieure ou inférieure à la dot qui avait été convenue.

Voici dans sa forme la plus succincte la notion de la femme perçue comme une marchandise dans ses relations avec l'homme : elle a été vendue contre une dot et peut se racheter en remboursant (plus ou moins) le même montant. En outre, l'homme n'est pas obligé d'accepter le divorce et est libre de choisir, ce choix étant autorisé par la Charia.

Les enfants :

Là également, la domination des hommes est centrale


Article 1158 : Un enfant issu d'un mariage est sous la responsabilité du père (à condition qu'il soit né pas moins de six mois et pas plus de dix après des rapports sexuels).

Article 1159 : Un enfant né après la dissolution d'un mariage est sous la responsabilité du père, à condition que la femme ne se soit pas remariée et que l'enfant soit né moins de dix mois après le divorce (à moins qu'il ne soit prouvé qu'il s'est écoulé moins de six mois ou plus de dix mois entre les rapports sexuels et la naissance de l'enfant).

Article 1167 : Un enfant né d'un adultère n'est pas l'enfant de l’homme (c'est-à-dire qu'un enfant illégitime n'a de père ni au regard de la loi, ni au regard de la religion. Il est dit ailleurs que cet enfant n'héritera pas de son père).

Article 1168 : L'entretien des enfants est à la fois le droit et le devoir des parents.

Article 1169 : La mère élèvera en priorité ses enfants jusqu'à ce que le garçon ait deux ans, et la fille sept ans ; ensuite c'est le père qui élève les enfants.

Article 1180 : L'enfant mineur est sous la tutelle naturelle (velay-at) de son père et du père de celui-ci, de même que l'enfant retardé ou handicapé mental, à condition que cet handicap ou ce retard soit lié à la condition de mineur.

Article 1181 : Le père ou le grand-père paternel ont le droit de tutelle sur les enfants.

Article 1183 : Le tuteur est le représentant légal en matière de droits financiers et de propriété du mineur sous tutelle.

Article 1184 : La tutelle ne reviendra jamais à la mère ou à la grand-mère. Si le tuteur naturel (père ou grand-père paternel) n'est pas en mesure d'administrer les biens du mineur sous sa garde, le tribunal nommera un tuteur équitable.

Article 1233 : Même quand il faut chercher non un tuteur, mais une personne chargée de s'occuper (ghayem) d'"enfants mineurs ou handicapés mentaux ou physiques", la mère ne sera pas choisie : Une épouse ne peut prendre soin de ses enfants mineurs sans l'accord de son mari.

Ainsi, après le père et le grand-père paternel, la garde des enfants mineurs et handicapés mentaux est donnée aux tribunaux et non à la mère, à moins qu'elle n'ait l'accord de son mari.

Article 1251 : Au cas où une femme non mariée qui a le droit de garde d'enfants se remarie, même si elle est la mère des mineurs à sa charge, elle doit informer le tribunal de sa nouvelle situation dans un délai d'un mois. Le juge, ou son représentant, peut, après avoir considéré la nouvelle situation de la femme, choisir une autre personne pour prendre soin des enfants ou pour surveiller la façon dont la mère prend soin de ses enfants.

L'épouse est une propriété

Voici l'image qui est donnée de la femme dans le Droit Civil iranien, même avant la prise de pouvoir par le régime islamique :

C'est une demi personne, que l'on échange et que l'on possède comme une marchandise, la valeur d'échange étant déterminée par sa position sociale, sur l'ordre de son père ou de son grand-père paternel. Comme toute marchandise passant du domaine de l'échange au domaine de l'utilisation, elle passe à la garde et au service de son mari.

Tant qu'elle reste obéissante et qu'elle remplit ses fonctions, elle a le droit d'exiger un niveau de vie correspondant à sa position sociale. Elle doit continuer à assurer ce service aussi longtemps que son mari le souhaitera. Quand le mari divorce d'elle, elle ne peut faire d'autre réclamation que la mahr convenue - le prix de la location stipulé dans le contrat de mariage. Elle n'a d'autre droit sur les enfants que celui de s'occuper d'eux.

Elle n'a qu'une petite part fixe des biens de la famille, sans qu'il soit tenu compte de ce qu'elle donne d'elle-même pour le profit matériel et spirituel de la famille. D'autre part, la femme appartient totalement à l'homme, y compris sur les plans physique et sexuel (la femme doit consentir aux rapports sexuels chaque fois que son mari le souhaite alors que les obligations du mari envers sa femme dans ce domaine se limitent à un rapport sexuel tous les quatre mois).

En tant que propriétaire et maître de la femme, l'homme peut jouir de tous les droits dus à tout propriétaire de biens, alors que toute revendication ou tout entêtement de la femme est considéré comme une désobéissance vis-à-vis du mari, chef du ménage. Il peut également s'approprier toute autre femme. La femme est perçue, en fait, comme la propriété privée d'un propriétaire terrien qui peut à tout moment s'approprier d'autres terres privées. En vertu des droits de la propriété, la femme peut être punie par la loi si elle désobéit aux règles de la propriété (le mariage). Cependant, le mari n'est puni que s'il transgresse les droits de la propriété d'un autre homme. Autrement, il peut faire ce qui lui plaît, à condition qu'il exécute certains actes anodins (le mariage temporaire ne nécessite qu'un accord entre les deux parties, l'échange ou la promesse d'un cadeau et l'engagement de la femme à ne pas se remarier dans un délai de 100 jours).

L'apport du régime islamique a été de rendre encore plus inégalitaires des relations qui l'étaient déjà, par l'annulation des réformes introduites par les Codes de la Famille de 1958 et 1968 : l'âge du mariage a de nouveau été abaissé à 9 ans, les femmes ont perdu le droit de divorcer dans certaines circonstances exceptionnelles, ainsi que celui de quitter leur domicile sans la permission de leur mari...

La Charia hier et aujourd'hui

La situation consternante des femmes sous le régime actuel en Iran peut aisément nous empêcher de voir que même un retour à la Loi sur la Protection de la Famille de 1968 ne mettra pas un terme à l'apartheid sexuel et au semi-servage que subissent les femmes iraniennes.

Il faut réviser entièrement le système juridique sur lequel repose la famille pour parvenir à une égalité formelle entre les sexes, et pour détruire les systèmes politiques qui, sous des apparences diverses, s'appuient sur cette inégalité pour maintenir l'asservissement tant des hommes que des femmes.

Cependant, la possibilité et la nécessité d'opérer des modifications fondamentales dans le droit familial tel qu'il est inscrit dans le code civil iranien existent aujourd'hui et pour les raisons suivantes :

Cet ordre est incompatible avec les réalités économiques actuelles. Il a pour fondement une famille axée sur le père, une unité économique indépendante, soutenant une société semi-nomade et semi-agricole. Dans cet ordre, le statut juridique de la famille est déterminé par son rôle socio-économique et le père joue un rôle de garant de l'unité et de l'identité des éléments de la famille, de la terre et d'autres moyens de production, créant ainsi les conditions externes garantissant la survie et la reproduction de la famille.

Depuis quelques temps, ces conditions se sont modifiées en Iran. La famille en tant qu'unité de production indépendante s'est effondrée et de grandes sections se sont réorganisées en nouvelles unités économiques. Ces nouvelles unités économiques, qu'elles soient des usines, des entreprises agricoles ou de service, reposent sur le travail libre des individus. Il ne reste aucune trace de la famille dans sa totalité. A quelques exceptions près, l'égalité entre ses composantes, dans un sens juridique formel, a été acceptée. Dans cette égalité, les hommes et les femmes ne sont pas liés les uns aux autres, et en tant qu'individus, ils entreprennent des échanges ou sont des objets d'échange, en toute indépendance.

Dans le cadre de ce nouvel ordre, le droit d'être le maître n'est plus l'apanage du père de famille mais celui de la direction de l'entreprise ou de l'institution. Le sexe du directeur n'a, d'un point de vue juridique, aucun impact sur l'unité économique, et le femme est aussi libre que l'homme de quitter son emploi, et a la même possibilité de prendre un autre emploi - en supposant qu'il en existe.

Bien sûr, le capitalisme moderne continue de remettre en vigueur et de reproduire des modes pré-capitalistes, conjointement à des formes modernes de production. Cette imbrication de plusieurs modes de production est particulièrement marquée dans les Etats capitalistes périphériques. L'utilisation de la main-d'oeuvre ménagère sous diverses formes, y compris les travaux domestiques figure au nombre de ces modes de production.

Cependant, il serait totalement anachronique, du moins pour ceux qui revendiquent des références démocratiques, d'appuyer de telles formes archaïques d'exploitation. Ces personnes doivent se demander dans quelle mesure le système juridique actuel est compatible avec cette unité économique de production et combien de temps il sera possible de le défendre au nom de valeurs culturelles, morales, et autres?

Il est impossible de construire la démocratie à partir du droit civil actuel. Un système démocratique, même peu radical et indécis, ne peut négliger deux principes : d'une part, celui de la liberté formelle-juridique et d'autre part, celui de l'égalité formelle-juridique entre toutes les composantes de la société.

La perpétuation de l'apartheid sexuel, ethnique ou religieux, de toute citoyenneté de seconde ou de troisième zone et l'acceptation formelle et juridique de différentes formes d'esclavage, ont peu de rapport avec la démocratie. Seul un ordre non-démocratique, dominateur et paternaliste peut se construire sur un système basé sur la suprématie des hommes. Tant que le fondement psychologique, culturel et juridique de la famille reposera sur l'autorité, la tutelle et le caractère central du père, il ne sera pas possible d'échapper à un ordre politique dépendant d'un shah, d'un velayate faghih (autorité absolue sur la société civile et politique du religieux détenteur du savoir), d'un dirigeant, ou d'un führer. Par l'abolition du tchador (voile islamique couvrant le corps de la tête aux pieds) on peut transmettre le pouvoir de l'ayatollah à un shah autoritaire, mais on ne peut pas réorganiser un ordre politique non démocratique en ordre démocratique.

Tant que cet ordre juridique persistera, la religion et l'Etat resteront inséparables. Dans un Etat laïc où la religion et l'Etat ont été séparés, il n'y a pas lieu de substituer la Charia à la loi, la citation à la rationalité, et le texte coranique à la décision.

Malgré ce qu'en pensent actuellement la plupart des libéraux et même les gens de gauche, retirer au clergé les rênes du pouvoir n'amènera pas automatiquement l'avènement d'un Etat laïque.

Pour cela, il faut que le droit soit libéré du carcan de la Charia. De même que la Charia domine le cadre juridique de l'Etat, la religion exerce son autorité sur l'Etat, et on ne peut pas parler d'un gouvernement démocratique, ni même de l'autorité de la loi. Accepter les lois de la Charia, c'est accepter le droit du juriste religieux à extraire ces lois. Même si ce droit est limité ou lui est dénié, on ne pourra empêcher le législateur religieux de remettre en cause les lois laïques, et finalement, d'en contester la légitimité. Ces sociétés sont caractérisées par la dualité (et même la multiplicité) des lois, lois marquées par leur caractère transitoire.

L'accès des femmes au droit de vote au cours des années menant à la révolution, ainsi que d'autres acquis, sont des réalisations importantes du mouvement des femmes en Iran. Mais ne perdons pas de vue le fait qu'entre ce qui a été accompli et ce qui reste à faire, il y a un gouffre énorme.

On ne peut pas accéder au droit de vote et le renforcer, dans la sphère politique, et se soumettre à son contraire dans son foyer. La liberté des femmes dans le contexte socio-politique et leur asservissement dans leurs foyers ne sont pas compatibles. Le non-respect du droit de la femme à être maîtresse de propre corps est en contradiction avec une société fondée sur la liberté et l'égalité des citoyens.

Le cadre juridique que notre Code Civil prévoit pour les femmes est celui d'une société engluée dans la barbarie et aux antipodes de la civilisation. Une société où les femmes sont "des dames honorables, des mères et des épouses prêtes au sacrifice, sous les pieds desquelles s'ouvre le paradis", mais où elles n'ont pas le droit d'être propriétaires, de voyager, de se marier, de travailler, d'étudier ... Cette société ne peut pas se soustraire à l'autorité du tuteur, du maître, du dictateur, du démagogue, de l'ayatollah, du shah ...

Dans l'Iran d'aujourd'hui, les nombreux soi-disant défenseurs de la démocratie et les partisans de la séparation de la religion et de l'Etat sont à un carrefour historique. Ils doivent aborder honnêtement la question de la nécessité d'une égalité juridique civique entre les sexes. En n'adhérant que pour la forme au principe de l'égalité entre hommes et femmes, quel ordre familial et quel cadre juridique acceptent-ils? Quand ils parlent de réalisme politique, quel est leur engagement vis-à-vis de leurs principes? Vont-ils de nouveau, de "manière virile", sauter par dessus le muret que constituent les femmes? L'histoire récente a été moins qu'édifiante.

Printemps 1995

Tiré de : Iran Bulletin, Spring 1995, pp. 23-26.
ISSN : 0969-7462
BM Iran bulletin, London WC1N 3XX, UK.