Le courage jusqu’au dernier souffle
Devant l’absence de justice et le règne de l’impunité, les voix des morts reviennent habiter le silence de l’oubli pour réclamer un souvenir, une pensée ou la convocation d’une mémoire cisaillée, amputée et cachée.
Le deuil avait jeté son sombre voile sur un peuple et un pays. Le feuilleton des assassinats durant la décennie tragique n’a épargné aucune partie de la société algérienne. La corporation journalistique, partie intégrante de cette dernière, a livré son tribut au fleuve de sang versé par des milliers d’Algériens. Yasmina Drici avait ouvert la macabre liste des femmes de la presse assassinées durant la décennie de sang. Le 12 juillet 1994, le corps sans vie de Yasmina avait été retrouvé à Rouiba. Egorgée comme pour signer la volonté des assassins d’empêcher la libre parole et d’étêter une élite refusant de céder à l’ignorance.
Correctrice au quotidien Le Soir d’Algérie et professeur de français, Yasmina Drici était un symbole de ces femmes courage que l’Algérie enfante par millions. Faisant fi des menaces qu’elle recevait du fait d’enseigner le français ou seulement d’être une femme libre, Yasmina n’a pas eu peur de ses agresseurs. Jusqu’à la dernière heure elle a riposté comme une Dihia ou une Fatma n’Soumer. Ce 10 juillet 1994, elle se trouvait dans sa voiture sur le chemin de l’aéroport pour accompagner une amie polonaise qui devait prendre l’avion ce jour-là. A l’arrêt dans une station-service, des terroristes viennent à elles, les accostent en se faisant passer pour des policiers. Leur objectif premier était d’enlever la femme étrangère.
Yasmina s’y opposa et, comme une lionne, s’interposa de toutes ses forces. Ne craignant pas pour sa vie, elle défendit son amie et empêcha les terroristes de l’enlever. Devant tant de courage, les assassins libérèrent l’amie de Yasmina, mais décidèrent de cette dernière garder car quand ils l’ont fouillée, ils ont trouvé sa carte de presse. Yasmina est enlevée et emmenée vers une destination inconnue. Deux jours plus tard, elle est retrouvée la gorge tranchée.
L’écrivaine Assia Djebar ne manqua pas d’évoquer la bravoure de Yasmina dans un de ses ouvrages : «Jusqu’à la fin, jusqu’à la dernière seconde de souffle, Yasmina nargua, insulta, défia ses meurtriers, sa voix de colère, de fierté impuissante, fut interrompue seulement par son râle sous le couteau…» Et d’ajouter : «Cette voix de Yasmina, je l’entendrai aux quatre coins du monde.» Sa voix continuera d’habiter
le silence comme le témoin d’une époque, d’une tragédie et d’une armée de martyrs qui nous interdisent l’oubli.