Maroc: Moudawana, an I
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Jeune Afrique Baisse des mariages, inflation de divorces... Quand il n'est pas accusé de tous les maux, le nouveau code de la famille fait l'objet des interprétations les plus contradictoires.
Entré en vigueur le 5 février 2004, le nouveau code de la famille marocain fait, un an plus tard, l'objet de toutes sortes d'incriminations. Si les Marocains se marient moins, c'est la faute de la Moudawana.
Ils divorcent à tour de bras ? La Moudawana en est responsable ! Les centres d'assistance aux femmes victimes de violence n'ont jamais autant croulé sous les plaintes ? « C'est normal, la nouvelle loi n'a fait qu'accroître l'insolence des femmes ; forcément, les hommes sont bien obligés de les discipliner ! » déplore notre interlocuteur le plus ouvertement misogyne.
En l'absence de statistiques fiables, il n'est guère possible de vérifier la supposée réticence des Marocains à convoler en justes noces depuis la promulgation du nouveau code de la famille. Un sondage réalisé par le Forum des jeunes Marocains du troisième millénaire, organisation affiliée au Congrès mondial des jeunes, révèle toutefois que plus de la moitié d'entre eux sont disposés à se laisser passer la bague au doigt. Et ceux qui rechignent, indique le même sondage, invoquent comme première raison le manque de moyens financiers. Pour ce qui est de leur plus grande propension à se séparer de celui ou de celle à qui ils ont un jour dit oui, Hayat Bouffarachen, présidente de l'Omef (Organisation marocaine pour l'équité familiale), note « une grande mode des divorces encouragée par la conviction que la loi garantit les droits ».
Quand elle n'est pas accusée de tous ces maux, la Moudawana, faute d'avoir été correctement expliquée et vulgarisée, fait l'objet de bien des fantasmes, tant de la part des personnes instruites que de la frange non alphabétisée de la population, qui attend toujours un message à sa portée. L'élucubration la plus répandue concerne la répartition des biens en cas de séparation. Beaucoup sont persuadés qu'en cas de divorce l'époux partage avec son ex-moitié le patrimoine acquis durant le mariage. Or cela n'est vrai que pour celles qui pourront prouver leur contribution aux revenus et à l'acquisition de ces biens, ce qui exclut d'emblée une majorité de femmes au foyer.
« Quatre-vingt-dix pour cent des Marocains se font une idée erronée des dispositions de la Moudawana, confirme maître Mohamed Karout, conseiller juridique de l'Omef. En fait, ils ont tendance à confondre les revendications des associations largement médiatisées, car décriées par les plus conservateurs, avec les réelles dispositions du texte. »
C'est certainement pourquoi, nous ont confié plusieurs femmes intimement convaincues de la profonde malignité des hommes, les cas de maris soucieux de ne pas céder une miette de leurs possessions immobilières et qui les ont vendues en totalité avant d'entamer la procédure de divorce sont légion.
L'autre point souvent mal interprété concerne la polygamie. « La plupart pensent que l'autorisation de la première épouse est requise pour qu'un homme convole en secondes noces. Or c'est de celle du juge qu'il s'agit. La première épouse est simplement informée ! » précise maître Karout.
Autre sujet d'appréhension de la gent masculine désireuse de satisfaire ses désirs sexuels sans avoir à subir les éventuelles conséquences d'un tel acte : la fameuse recherche de paternité. Cette disposition constitue certes une première dans la législation marocaine, mais elle ne va pas aussi loin que le craignent les hommes et que le souhaiteraient les femmes. « Cette recherche reste limitée à l'institution de la famille et n'ouvre pas les autorisations de recherche de paternité aux cas de viol, par exemple, ou de relations sexuelles en dehors des liens du mariage », déplore Leila Rhiwi, l'une des fondatrices du Printemps de l'égalité, réseau de 26 associations créé, justement, pour promouvoir la réforme du code de la famille.
Pour cette militante associative, ce point précis pose un véritable problème, car les juges continuent à exiger des témoins dont la parution est difficile à obtenir. « Dans le cadre des cas très nombreux que nous suivons à notre centre "Nejma", même les voisins refusent de témoigner, alors qu'ils sont les mieux placés pour savoir si le couple vivait ou non ensemble. On reste dans la situation classique de la suprématie de l'homme : lorsque ce dernier refuse de reconnaître la relation, le juge ne peut pas engager de procédure de recherche de paternité », regrette Leila Rhiwi. Quant au test ADN, seul le laboratoire de la police est habilité à l'effectuer sur demande du juge.
Passons sur ces malentendus, qui révèlent surtout l'absence de communication et de sensibilisation du commun des Marocains au nouveau texte, pour faire le point sur l'application concrète de la réforme de la Moudawana. Rappelons qu'elle est supposée supprimer la tutelle pour le mariage des femmes, porter à 18 ans l'âge légal du mariage, rendre la polygamie quasi impossible mais aussi généraliser le divorce judiciaire, pour n'évoquer que ses principales avancées.
Qu'en est-il en réalité ? « Il semble que l'autonomie de décision de la femme commence à être intégrée. Toutefois, un juge a exigé l'autorisation du père parce que le conjoint était étranger, et ce en contravention avec la loi », rappelle Leila Rhiwi. En ce qui concerne l'élévation de l'âge légal du mariage, des jeunes filles mineures continuent à convoler. Le tribunal de la famille de Rabat a autorisé l'union de 227 mineures entre février et juillet 2004.
La loi est censée restreindre la polygamie. Cependant, sur les 71 dossiers de mariages polygames déposés au tribunal de la famille de Rabat au cours de cette même période, 60 ont reçu une réponse positive.
Rafraîchissons les mémoires : le mari souhaitant prendre une seconde épouse doit présenter « un argument objectif exceptionnel » au magistrat qui n'accordera son autorisation préalable que dans les cas où « la capacité du mari à traiter l'autre épouse et ses enfants équitablement et sur un pied d'égalité avec la première est assurée ». Le problème, ici, c'est la marge d'appréciation accordée au magistrat. « Le texte ne décline pas explicitement les cas de refus d'autorisation, laissant la porte ouverte à l'appréciation du juge, laquelle constitue un risque important lorsque l'on connaît l'état d'esprit conservateur de notre magistrature », déplore Leila Rhiwi.
Enfin, qu'en est-il de la généralisation du divorce judiciaire ? Les chiffres sont éloquents : sur les 576 demandes de séparation déposées auprès du tribunal de la famille de Rabat entre février et juillet 2004, 300 sont des divorces à l'initiative d'épouses qui renoncent à leurs droits (talak al khol'ê). Or le nouveau texte avait justement été assorti de dispositions visant tout particulièrement à protéger la femme de toute pratique frauduleuse ou pression destinée à la contraindre à recourir à cette procédure. « Ces données révèlent plusieurs choses, commente maître Touria Marrakchi, spécialiste en droit de la famille. Primo, que les Marocaines n'ont pas confiance en leur justice et préfèrent d'emblée opter pour la procédure la moins avantageuse afin d'être sûres d'obtenir gain de cause. Et secundo, leur incompréhension de la Moudawana. » L'avocate estime que ces chiffres montrent aussi la réticence des juges à appliquer les nouvelles dispositions, probablement parce qu'ils ne sont pas prêts à reconnaître l'égalité entre les sexes.
Son de cloche un peu différent chez maître Mohamed Karout, qui déplore certes la persistance d'une mentalité patriarcale, mais aussi le manque de moyens. « Si la nouvelle loi est mal appliquée, c'est aussi faute de ressources humaines compétentes. Il n'est pas possible de respecter les délais, de six mois au maximum par exemple pour le prononcé des jugements de divorce. C'est matériellement difficile, surtout qu'à présent les juges doivent également se prononcer sur les mariages, ce qui entraîne un surcroît de travail », précise-t-il.
En outre, prononcer des jugements est une chose, rendre possible leur exécution en est une autre. La création du fameux fonds d'entraide familiale évoquée lors de l'annonce de la nouvelle Moudawana reste à ce jour lettre morte.
D'autre part, il semble que la loi elle-même a encore besoin d'être clarifiée. « Le ministère a récemment recensé une centaine de dispositions beaucoup trop vagues et doit apporter des précisions afin d'assurer une application uniforme de la loi dans tout le royaume », ajoute maître Karout. Cet avocat estime normal que l'application se heurte à des difficultés. Après tout, la promulgation de la loi est encore récente. « Il ne faudrait pécher ni par excès de pessimisme ni par optimisme démesuré », conclut-il.
Garantir l'effectivité de l'application de la loi, tel semble être le chantier prioritaire pour l'an II de la Moudawana, qui sera, on peut l'espérer, celui de la dissipation des malentendus.
En l'absence de statistiques fiables, il n'est guère possible de vérifier la supposée réticence des Marocains à convoler en justes noces depuis la promulgation du nouveau code de la famille. Un sondage réalisé par le Forum des jeunes Marocains du troisième millénaire, organisation affiliée au Congrès mondial des jeunes, révèle toutefois que plus de la moitié d'entre eux sont disposés à se laisser passer la bague au doigt. Et ceux qui rechignent, indique le même sondage, invoquent comme première raison le manque de moyens financiers. Pour ce qui est de leur plus grande propension à se séparer de celui ou de celle à qui ils ont un jour dit oui, Hayat Bouffarachen, présidente de l'Omef (Organisation marocaine pour l'équité familiale), note « une grande mode des divorces encouragée par la conviction que la loi garantit les droits ».
Quand elle n'est pas accusée de tous ces maux, la Moudawana, faute d'avoir été correctement expliquée et vulgarisée, fait l'objet de bien des fantasmes, tant de la part des personnes instruites que de la frange non alphabétisée de la population, qui attend toujours un message à sa portée. L'élucubration la plus répandue concerne la répartition des biens en cas de séparation. Beaucoup sont persuadés qu'en cas de divorce l'époux partage avec son ex-moitié le patrimoine acquis durant le mariage. Or cela n'est vrai que pour celles qui pourront prouver leur contribution aux revenus et à l'acquisition de ces biens, ce qui exclut d'emblée une majorité de femmes au foyer.
« Quatre-vingt-dix pour cent des Marocains se font une idée erronée des dispositions de la Moudawana, confirme maître Mohamed Karout, conseiller juridique de l'Omef. En fait, ils ont tendance à confondre les revendications des associations largement médiatisées, car décriées par les plus conservateurs, avec les réelles dispositions du texte. »
C'est certainement pourquoi, nous ont confié plusieurs femmes intimement convaincues de la profonde malignité des hommes, les cas de maris soucieux de ne pas céder une miette de leurs possessions immobilières et qui les ont vendues en totalité avant d'entamer la procédure de divorce sont légion.
L'autre point souvent mal interprété concerne la polygamie. « La plupart pensent que l'autorisation de la première épouse est requise pour qu'un homme convole en secondes noces. Or c'est de celle du juge qu'il s'agit. La première épouse est simplement informée ! » précise maître Karout.
Autre sujet d'appréhension de la gent masculine désireuse de satisfaire ses désirs sexuels sans avoir à subir les éventuelles conséquences d'un tel acte : la fameuse recherche de paternité. Cette disposition constitue certes une première dans la législation marocaine, mais elle ne va pas aussi loin que le craignent les hommes et que le souhaiteraient les femmes. « Cette recherche reste limitée à l'institution de la famille et n'ouvre pas les autorisations de recherche de paternité aux cas de viol, par exemple, ou de relations sexuelles en dehors des liens du mariage », déplore Leila Rhiwi, l'une des fondatrices du Printemps de l'égalité, réseau de 26 associations créé, justement, pour promouvoir la réforme du code de la famille.
Pour cette militante associative, ce point précis pose un véritable problème, car les juges continuent à exiger des témoins dont la parution est difficile à obtenir. « Dans le cadre des cas très nombreux que nous suivons à notre centre "Nejma", même les voisins refusent de témoigner, alors qu'ils sont les mieux placés pour savoir si le couple vivait ou non ensemble. On reste dans la situation classique de la suprématie de l'homme : lorsque ce dernier refuse de reconnaître la relation, le juge ne peut pas engager de procédure de recherche de paternité », regrette Leila Rhiwi. Quant au test ADN, seul le laboratoire de la police est habilité à l'effectuer sur demande du juge.
Passons sur ces malentendus, qui révèlent surtout l'absence de communication et de sensibilisation du commun des Marocains au nouveau texte, pour faire le point sur l'application concrète de la réforme de la Moudawana. Rappelons qu'elle est supposée supprimer la tutelle pour le mariage des femmes, porter à 18 ans l'âge légal du mariage, rendre la polygamie quasi impossible mais aussi généraliser le divorce judiciaire, pour n'évoquer que ses principales avancées.
Qu'en est-il en réalité ? « Il semble que l'autonomie de décision de la femme commence à être intégrée. Toutefois, un juge a exigé l'autorisation du père parce que le conjoint était étranger, et ce en contravention avec la loi », rappelle Leila Rhiwi. En ce qui concerne l'élévation de l'âge légal du mariage, des jeunes filles mineures continuent à convoler. Le tribunal de la famille de Rabat a autorisé l'union de 227 mineures entre février et juillet 2004.
La loi est censée restreindre la polygamie. Cependant, sur les 71 dossiers de mariages polygames déposés au tribunal de la famille de Rabat au cours de cette même période, 60 ont reçu une réponse positive.
Rafraîchissons les mémoires : le mari souhaitant prendre une seconde épouse doit présenter « un argument objectif exceptionnel » au magistrat qui n'accordera son autorisation préalable que dans les cas où « la capacité du mari à traiter l'autre épouse et ses enfants équitablement et sur un pied d'égalité avec la première est assurée ». Le problème, ici, c'est la marge d'appréciation accordée au magistrat. « Le texte ne décline pas explicitement les cas de refus d'autorisation, laissant la porte ouverte à l'appréciation du juge, laquelle constitue un risque important lorsque l'on connaît l'état d'esprit conservateur de notre magistrature », déplore Leila Rhiwi.
Enfin, qu'en est-il de la généralisation du divorce judiciaire ? Les chiffres sont éloquents : sur les 576 demandes de séparation déposées auprès du tribunal de la famille de Rabat entre février et juillet 2004, 300 sont des divorces à l'initiative d'épouses qui renoncent à leurs droits (talak al khol'ê). Or le nouveau texte avait justement été assorti de dispositions visant tout particulièrement à protéger la femme de toute pratique frauduleuse ou pression destinée à la contraindre à recourir à cette procédure. « Ces données révèlent plusieurs choses, commente maître Touria Marrakchi, spécialiste en droit de la famille. Primo, que les Marocaines n'ont pas confiance en leur justice et préfèrent d'emblée opter pour la procédure la moins avantageuse afin d'être sûres d'obtenir gain de cause. Et secundo, leur incompréhension de la Moudawana. » L'avocate estime que ces chiffres montrent aussi la réticence des juges à appliquer les nouvelles dispositions, probablement parce qu'ils ne sont pas prêts à reconnaître l'égalité entre les sexes.
Son de cloche un peu différent chez maître Mohamed Karout, qui déplore certes la persistance d'une mentalité patriarcale, mais aussi le manque de moyens. « Si la nouvelle loi est mal appliquée, c'est aussi faute de ressources humaines compétentes. Il n'est pas possible de respecter les délais, de six mois au maximum par exemple pour le prononcé des jugements de divorce. C'est matériellement difficile, surtout qu'à présent les juges doivent également se prononcer sur les mariages, ce qui entraîne un surcroît de travail », précise-t-il.
En outre, prononcer des jugements est une chose, rendre possible leur exécution en est une autre. La création du fameux fonds d'entraide familiale évoquée lors de l'annonce de la nouvelle Moudawana reste à ce jour lettre morte.
D'autre part, il semble que la loi elle-même a encore besoin d'être clarifiée. « Le ministère a récemment recensé une centaine de dispositions beaucoup trop vagues et doit apporter des précisions afin d'assurer une application uniforme de la loi dans tout le royaume », ajoute maître Karout. Cet avocat estime normal que l'application se heurte à des difficultés. Après tout, la promulgation de la loi est encore récente. « Il ne faudrait pécher ni par excès de pessimisme ni par optimisme démesuré », conclut-il.
Garantir l'effectivité de l'application de la loi, tel semble être le chantier prioritaire pour l'an II de la Moudawana, qui sera, on peut l'espérer, celui de la dissipation des malentendus.