Maroc: Révolution démographique: L’exception marocaine
Selon les pronostics, dans les deux à trois prochaines décennies, les analphabètes au Maroc ne représenteront pas plus de 4% chez les hommes et 8% chez les femmes. Cette situation se traduirait par une diminution de la pression sur le marché de l’emploi, et une atténuation des différences régionales et des différences de classe.
De façon plus générale, cette convergence générale permettrait «l’émergence d’une société plus homogène et plus mûre pour la démocratie», selon Courbage et Todd.
En attendant ces jours heureux, nous assistons au Maroc à une révolution des mentalités d’une ampleur très supérieure aux évolutions économiques dont tout le monde parle. Cette révolution est due à l’érosion du modèle familial patriarcal, l’émergence des femmes dans la sphère publique et la «contradiction entre une liberté individuelle accrue offerte par la contraception et la croissance vertigineuse du nombre des célibataires», notent les deux démographes. Cet environnement plein de contradictions laisse planer une tension sociale importante, surtout chez les jeunes qui ne voient pas encore leur situation économique s’améliorer malgré la hausse de leur niveau social. D’ailleurs, l’analyse prédit que le Maroc aura à gérer un marché de l’emploi tendu jusqu’au milieu de la prochaine décennie.
Autre manifestation de la crise identitaire marocaine qui touche de plein fouet la jeunesse du pays: un régime démographique de plus en plus occidentalisé avec pourtant un système de relations entre les sexes largement traditionnel. Ces deux éléments de structure sociale sont contradictoires et générateurs de tension (cf. notre grande enquête sur les jeunes du Maroc: www.leconomiste.com). Il est évident que les implications psychologiques et politiques sont sérieuses dans un pays qui compte dans ses villes 1,3 million de jeunes célibataires.
C’est au regard de ces évolutions que doivent s’analyser les phénomènes d’anxiété religieuse, idéologique et conjoncturelle que l’on observe au Maroc et qui pourraient se traduire, à l’occasion des élections législatives de 2007, par une hausse relative du vote contestataire.
Repli identitaire lourd de menaces
En effet, le modèle familial marocain en pleine mutation cherche de nouveaux repères, dans un environnement où le système familial arabe assez classique vient se heurter à la persistance de traditions berbères beaucoup plus favorables aux femmes.
Le problème est que cette modernisation déstabilise surtout les populations pauvres et traditionnelles, encore trop nombreuses dans un pays où les investissements affluent depuis quelques années. Tant que le Maroc n’aura pas achevé sa révolution égalitaire, le pays reste dans une phase transitoire où le danger sera toujours puissant. Mais devons-nous pour autant craindre une crise islamiste semblable à celles qui ont touché l’Iran à partir de 1979 et l’Algérie de 1991?
Il est vrai que le monde arabe et musulman avec ses indices de fécondités élevés serait, logiquement, le plus choqué par la modernisation. Le rapport en conclut d’ailleurs que «c’est pour cela qu’il est le lieu d’une majorité des phénomènes d’anxiété religieuse ou idéologique, et de violence». Un raccourci un peu facile si l’on considère le cas du Maghreb, où la Tunisie et le Maroc ont réussi leurs transitions depuis 30 ans sans recours à la violence ni extrémisme. Et même si on ne peut pas en dire autant de l’Algérie, ce pays demeure l’exception au Maghreb. Ainsi, les auteurs du rapport expliquent-ils que cette désorientation de transition dans le monde arabo-musulman «est à l’origine de ce que l’on appelle communément l’islamisme».
L’islamisme, modèle social et politique, serait l’expression d’une «ultime nostalgie de populations qui vivent un arrachement aux valeurs communautaires et fortement patriarcales du passé».
Dans le monde arabe, cette réactivation nostalgique est plus forte de sens au Moyen-Orient qu’au Maghreb. Pour simple rappel, l’Egypte de Jamal Abdel Nasser avait entamé sa transition démographique en même temps que le Maroc et la Tunisie. Mais son échec retentissant dans la région ne fait que confirmer la spécificité maghrébine dans cet ensemble hétérogène qu’est le monde arabo-musulman.
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Le Maroc sur le chemin de l’Algérie?
En Algérie, le seuil de 50% des jeunes hommes alphabétisés fut atteint dès 1964. Mais la guerre d’Algérie a absorbé ces énergies nouvelles, au-delà de l’Indépendance. En 1981, le taux d’alphabétisation des femmes atteint 50%. Cette éducation féminine a fortement déstabilisé une société déjà en mal d’identité et qui vivait en plus une chute de fécondité d’une extrême brutalité. 10 ans plus tard intervenait la crise islamiste.
Or, au Maroc, les femmes de 20 ans ont dépassé le seuil d’alphabétisation de 50% en 1996, il y a 10 ans. Une telle évaluation situerait donc le Royaume dans la dernière zone dangereuse.
Mais l’évolution démographique marocaine ne peut être comparée à celle avortée de l’Algérie, expliquent Todd et Courbage. D’abord parce que les Marocains n’ont pas connu l’histoire fragile de leurs voisins de l’Est, et que par conséquent ne regroupent pas tous les éléments déstabilisateurs qui ont fait basculé d’un coup l’Algérie dans l’islamisme. Mais aussi parce que les problèmes d’identité du Maroc sont moindres par rapport à son voisin, du fait que «l’Etat marocain et sa monarchie soient communément inscrits dans une longue histoire».
"Les Marocaines font deux fois moins d’enfants qu’il y a 20 ans: En 1980, une femme qui arrivait en fin de période de fécondité avait eu en moyenne 6 enfants nés vivants. En 2004, une femme, au même âge, a eu en moyenne 2,5 enfants nés vivants. L’indice a donc significativement chuté. Cette chute de la fécondité a d’ailleurs été plus brutale au Maroc qu’en Asie. Dans les années 50, les Asiatiques avaient en moyenne 6 enfants. Elles ont mis 50 ans pour descendre à 2, aujourd’hui. Cependant, la mortalité infantile reste encore trop importante comparée à la transition démographique actuelle du Maroc. La mort des enfants de moins de cinq ans n’a pas beaucoup reculé en vingt ans, pointant ainsi un grave problème de santé publique (voir édition du 12 mars 2007 sur www.leconomiste.com)."
Par: Najlae Naaoumi