Dossier 20: Le conservatisme musulman en Afrique du Sud

Publication Author: 
Ebrahim Moosa
Date: 
décembre 1997
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number of pages: 
179
L’année 1994 a été une année record en matière de politique populaire et radicale en Afrique du Sud. Cette même année, les forces conservatrices du pays ont également connu un regain de jeunesse[1]. La création du parlement tricaméral par le Parti national a intensifié les luttes populaires. Au cours de la résistance à l’apartheid, plusieurs confessions religieuses (y compris les Musulmans) ont rejoint le parti démocratique. Dans tout le pays, notamment dans la région du Cap occidental, les Musulmans se sont montrés mieux organisés sur le plan politique qu’à n’importe quel autre moment de l’insurrection politique dans l’histoire de l’Afrique du Sud moderne. Une multitude de symboles islamiques se font de plus en plus visibles, signe de la présence dynamique des Musulmans dans la lutte populaire[2]. Néanmoins, un conservatisme rigide reste de rigueur dans la communauté musulmane.

Les principaux acteurs musulmans avec un discours politique conservateur sont le ‘ulama-groups, surtout représentés par le MJC (Conseil juridique musulman), le Jamiatul ‘Ulama (Conseil de théologiens) du Transvaal, le Jamiatul ‘Ulama du Natal et le Majlisul ‘Ulama (Conseil de théologiens) d’Afrique du Sud. En outre, on trouve des organisations telles que l’ICSA (Conseil islamique d’Afrique du Sud) et le Majlis-as-Shura qui ne sont pas des conseils théologiques à proprement parler. On trouve également des oulémas qui appartiennent au Sunni Jamiat al-Ulama. Ce groupe a une administration distincte en raison de son allégeance à l’école théologique Barewl. Bien que cette étude s’intéresse principalement aux grandes organisations, de nombreuses théories et conclusions s’appliquent également au Sunni Jamiat et aux autres organismes conservateurs.

Les oulémas : ceux qui interprètent la Tradition

Ce sont généralement les oulémas qui interprètent les diverses traditions théologiques de l’Islam. Ils sont, en quelque sorte, l’intellectuel type dans les communautés musulmanes. Dans la pratique, l’interprétation de la loi, de l’éthique, de la moralité et des valeurs religieuses de l’Islam est, avant tout, la responsabilité des oulémas. En conséquence, ils ont autorité et pouvoir sur les symboles religieux.

Le plus grand reproche[3] fait aux oulémas est d’être traditionnellement statiques et conservateurs[4]. Ils sont accusés de renoncer à leur devoir qui est de mettre l’Etat et la société sur le droit chemin[5]. Ce qui soulève une question plus polémique, à savoir si l’Islam normatif attribue aux oulémas une fonction précise. En théorie, l’Islam n’ayant pas de clergé, le séculier, son contraire, devient inutile. “En un sens, écrit Ishtiaq Husain Qureshi, l’Islam est une religion laïque, car elle n’a pas d’église[6]”. Il serait trop simple d’accepter cette déclaration. Historiquement, il y a toujours eu une séparation de facto entre le domaine du pouvoir et celui de l’ouléma. Il ne serait pas faux de dire que l’ouléma agissait, et agit toujours, en qualité d’ecclésiastique. Les oulémas ont peu participé directement à la politique, à l’exception de quelques périodes isolées dans l’histoire islamique. Cependant, certains oulémas ont participé aux luttes anti-coloniales des XIXème et XXème siècles, comme Ben Badis en Algérie, Al-Afghani en Egypte et Mahmud al-Hassan en Inde. Toutefois, il ne s’agit pas d’une pratique généralisée faisant de l’ouléma un leader laïc et religieux à la fois[7]. Et cependant, pour emprunter les mots de Geertz, il n’y a pas qu’un seul “modèle d’“ouléma ou un seul “modèle pour” les oulémas dans la société musulmane[8].

L’absence d’une autorité politico-religieuse centrale complique davantage la situation. La disparition du califat ottoman en 1924 a sonné la fin du semblant d’autorité politico-religieuse qui existait encore[9]. Maintenant que les oulémas ont revêtu le manteau du califat, la question se pose de savoir s’ils doivent être guides temporels et spirituels comme le calife ou s’ils doivent se limiter au rôle de guide religieux. L’émergence de nouvelles structures politiques comme l’Etat-nation et le pluralisme politique et culturel qui l’accompagnent ont également ébranlé sérieusement les structures d’autorité traditionnelle des Musulmans.

Qurieshi dévoile les paradoxes conférant aux oulémas un rôle devenu indéterminé dans la société musulmane. Il attribue leur conservatisme à leur formation juridique. Autrement dit, ils sont victimes d’ une tradition qui se justifie en faisant appel à l’autorité immuable du passé ; ce qui ne fait que renforcer leur conservatisme[10]. Par ailleurs, toujours selon lui, leur loyauté et leur dévotion passionnée à l’Islam ont rendu leur conservatisme “convaincant[11]”.

C’est au sein de cette problématique énoncée sur le rôle et la fonction de l’ouléma dans la société musulmane que des tendances ambiguës et conservatrices apparaissent dans le contexte musulman sud-africain. L’examen de trois événements récents va servir à situer et à étudier le discours conservateur. Il y a, premièrement, la réaction des oulémas aux élections tricamérales de 1984 ; deuxièmement, les accusations d’hérésie portées à l’encontre des groupes radicaux et, troisièmement, la condamnation des personnes qui participent à la politique anti-apartheid.

Elections tricamérales

Lors des élections tricamérales de 1984, les Jamiats du Transvaal et du Natal ont été particulièrement réticents à critiquer l’apartheid[12]. Les pressions exercées par les groupes radicaux et un grand nombre d’organisations ont finalement poussé le Jamiat du Natal à prendre position à la veille des élections “indiennes”. Dans ce qui s’est par la suite avéré être une occasion extraordinaire dans son histoire, le Jamiat déclara que les élections étaient inacceptables car elles perpétuaient le racisme et la ségrégation. Par ailleurs, le Jamiat du Transvaal s’est cantonné dans son mutisme, se gardant bien de faire une déclaration politique sur le système de parlement tricaméral. Ce Jamiat a depuis gardé un silence absolu sur toute question politique qui aurait pu paraître aller contre l’État. Des porte-parole du Sunni Jamiat ont, à leur tour, rejoint les groupes musulmans radicaux pour condamner les élections. En fait, un représentant du Sunni Jamiat du Natal a décrit l’apartheid et les élections d’août 1984 comme “sataniques, contraires à l’Islam et une insulte à la dignité et au prestige de l’être humain[13]”.

Le MJC, poussé par les oulémas nouveau genre [14]de Call of Islam, déclara que la participation à l’élection tricamérale était juridiquement interdite –haram. Son raisonnement théologique soulignait la prédominance du ‘adl (justice) et la condamnation du racisme car le seul critère valide aux yeux de Dieu était le taqwa du croyant – (crainte ou conscience de Dieu). De fait, la position politique du MJC fut extrêmement bien accueillie. En général, personne, le MJC y compris, n’a été épargné par le vent de la lutte politique et l’intensité de l’insurrection populaire qui s’est emparée de la totalité de la Péninsule du Cap. Ainsi, tandis que les théologiens du Transvaal et du Natal se montraient prudents voire réactionnaires, le MJC prit une position politique plus courageuse et s’affilia au populaire UDF (Front démocratique uni). Cependant, sous la pression de ses éléments plus conservateurs, les dirigeants furent obligés de se retirer de l’UDF[15]. Les conservateurs, en s’emparant du pouvoir par diverses manœuvres tactiques, ont réussi à éloigner le conseil de toute position politique engagée. En d’autres mots, le MJC protestait contre les injustices sans forcément agir contre elles.

Les articles de presse parus pendant cette période d’agitation politique du milieu des années 80 sont un autre signe qui permet de mesurer le conservatisme de certains oulémas du Cap occidental. Dans une série d’articles en deux parties, le quotidien pro-nationaliste du Cap, Die Burger, a publié les opinions des oulémas dits “modérés” (gematigdes). Le Burger écrit :

Selon les théologiens musulmans modérés (geestelikes) de la Péninsule, même la désobéissance civile n’est pas permise à la minorité musulmane d’Afrique du Sud, pays où cette communauté se doit d’obéir à la loi ou de négocier si elle pense que le système politique est injuste ou oppressif[16].

Les porte-parole conservateurs déclarèrent que si le gouvernement accordait aux Musulmans la liberté religieuse de prier, de construire des mosquées et de faire le pèlerinage, ils ne pouvaient pas engager un jihad (guerre) contre cette autorité[17]. Faire appel au jihad tout en coopérant avec des non musulmans, à l’instar des radicaux, n’était pas religieusement acceptable, disaient-ils[18]. Un théologien anonyme fit la déclaration suivante au journal : “l’Islam rejette catégoriquement l’anarchie et recommande d’éviter l’affrontement[19].” Les Musulmans mécontents de la situation présente devraient émigrer ou entreprendre un hijra (exode) vers un meilleur havre[20].

Les arguments ci-dessus en faveur de la passivité politique ne sont ni faux ni inexacts en ce qui concerne la tradition musulmane générale. Une brève digression est cependant nécessaire. Les principales idées de la politique musulmane du Moyen-Age sont tirées d’écrits inspirés du genre perse connus sous le nom de “miroirs des princes[21]”. Ces brochures étaient produites par des juristes et des théoriciens constitutionnels musulmans du Moyen-Age et servaient de guides au calife ou au sultan[22]. Les oulémas d’aujourd’hui qui reprennent ces idées sans discernement courent le risque de méconnaître le contexte idéologique dans lequel ces textes ont été écrits. Etant principalement juridiques, ces “miroirs” étaient prisonniers des idées et des intérêts politiques des dirigeants politiques. Ils traitaient rarement de questions concernant la légitimité ou l’illégitimité de l’autorité politique. Le but de ce genre de théologie politique était d’encourager une attitude de modération et de cohésion contre l’illégalité et le chaos. On peut faire remonter cette peur de l’anarchie à la première terrible expérience de la communauté musulmane du Fitnah, ou guerre civile, en l’an 648 de l’ère chrétienne. Sami Zubaida résume clairement les conséquences de cette histoire sur la realpolitik musulmane :

Historiquement, l’attitude des oulémas, des juristes et des philosophes a dénoté une ambivalence typique entre la prudence et la légitimité. La prudence étant de reconnaître les réalités des pouvoirs politico-militaires et le souci de préserver l’intégrité et la paix de la communauté musulmane sous un dirigeant musulman, que son Islam soit théorique et son régime oppressif. La légitimité étant encore de souligner les principes de qualités du dirigeant musulman et les procédures appropriées en matière d’administration des affaires de la communauté. Mais en général, ils gardaient le silence sur l’écart entre théorie et pratique : la prudence l’emportait[23].

A la suite de la guerre civile au VIIème siècle, les Khawarij (Sécessionnistes) préconisèrent la suppression de toute autorité politique qui commettrait une seule erreur. Leurs adversaires, les chiites, considéraient toute autorité temporelle illégitime jusqu’à l’avènement du candidat légitime de la famille du Prophète (Ahlul Bayt). Aux yeux de la tradition dominante, la position des chiites était une abomination. La division des sectes qui, par la suite, s’est polarisée en schismes sunnite et chiite, a été elle-même considérée comme une conséquence du fitnah. Et du point de l’orthodoxie sunnite, il existe un fossé infranchissable entre les deux perspectives parallèles sunnite/chiite[24]. Pour les sunnites, dit Enayat, “le cours de l’histoire… montre qu’on se détourne de l’Etat idéal, pour les chiites, on se dirige vers cet idéal[25]”. Ces deux mouvements, l’un tendant vers cet idéal ou l’autre s’en éloignant, ainsi que le concept de fitnah, ont des conséquences symboliques considérables sur la conception musulmane du monde. La pensée politique a par la suite isolé ces idéaux de leurs réalités historiques et les a transformés en des “vérités” mythologiques puissantes qui ont façonné la pensée et l’attitude des personnes qui y adhèrent.

Déviance ou hérésie ?

Les conservateurs ont également attribué l’élan vers un Islam “radical” au zèle révolutionnaire de la révolution iranienne de 1979 dont l’impact sur les groupes de Musulmans locaux ne peut être ignoré[26]. A ce stade, les polémiques entre sectes sunnite et chiite apparaissent dans le contexte sud-africain. L’éthique chiite offre une vision messianique de l’histoire tendant vers un idéal. La puissance de ce “mythe” pousse le croyant à croire que les plans divins ne peuvent que réussir.

Dans le contexte de la longue hostilité entre sunnites et chiites, peu s’en fallait pour raviver les flammes du dogmatisme sectaire contre ces sunnites qui s’étaient convertis “politiquement” au chiisme en épousant la cause de l’Islam radical. Le regain de militantisme et la ferveur pro-iranienne des militants locaux ont été interprétés comme des actes de déviance théologiques ou d’hérésie par les conservateurs. Mais l’animosité grandissante entre radicaux et conservateurs a pris la forme d’une controverse sur la légitimité du Chiisme. Ce qui a conduit les conservateurs à accuser les militants d’hérésie ou d’incroyance (kufr) et à essayer par la suite de les exclure de la communauté.

Au plus fort de l’agitation politique, en 1985, les militants du Qiblah ont été spécifiquement montrés du doigt et attaqués par une milice appelée “A-team[27]”. Ces milices musulmanes accusaient les militants du Qiblah d’être des chiites en raison de leur soutien manifeste à l’Iran révolutionnaire. Les représailles contre ces militants étaient soigneusement orchestrées. Plusieurs affrontements ont eu lieu entre le “A-team” et leurs adversaires du Qiblah et ont même conduit à une fusillade[28]. Pour une génération rationaliste et matérialiste, il est difficile de concevoir que ces conflits n’aient été inspirés “que par” des questions religieuses. Il est aisé de dégager un certain schéma dans l’action de ces milices. Elle a coïncidé avec une opération de milices qui a fait des dizaines de morts parmi les squatters de Crossroads/KTC et à laquelle l’Etat est soupçonné de participation. A l’exception de quelques personnes politisées, les oulémas officiels ont gardé le silence sur la brutalité à laquelle les militants du Qiblah ont été soumis.

Dans un autre incident particulier, le discours conservateur est encore plus transparent. En 1988, un pamphlet conjoint fut publié par les trois principales organisations d’oulémas sud-africaines, à savoir les Jamiats du Transvaal et du Natal et le MJC. Les pamphlets annonçaient clairement un accord entre les participants pour la création d’un Comité national du Hilaal (Croissant) afin de réglementer le controversé calendrier lunaire musulman[29]. Cependant, au verso du pamphlet figuraient trois résolutions rédigées avec le plus grand soin. La première résolution prévenait contre la :

… menace avouée des Shias de s’emparer du Haramayan (La Mecque et Médine), et [30]condamne l’exportation de la révolution de Khomeini dans le monde musulman des Ahlus Sunnah wal Jamaah (les sunnites)[31].

La deuxième résolution dénonçait les “actions de génocide contre les braves Musulmans de Palestine… le grand nombre de Musulmans tués, assassinés, blessés et estropiés par les oppresseurs sionistes juifs…” et exprimait “un soutien total aux Musulmans palestiniens dans leur jihad contre les Israéliens…”. La troisième résolution exprimait “une sincère admiration pour les Moujahidines d’Afghanistan” dans leur Jihad contre ces “envahisseurs impérialistes russes[32]”. La dernière résolution était comme suit :

Nous exprimons également notre soutien et notre sympathie aux combattants et martyrs musulmans de Russie, de Chine, du Liban, d’Ethiopie, d’Inde, de Birmanie, des Philippines, de Syrie, etc. et de toutes ces zones où les Musulmans luttent contre les forces anti-islamiques, les forces athées ou communistes pour leur survie et leur protection[33].

Un examen minutieux de ces textes révèle un discours caché. L’absence remarquable de toute condamnation du racisme et de l’exploitation économique des noirs en Afrique du Sud est frappante. Ce pamphlet traduit une grande connaissance des événements mondiaux, allant du sionisme et de l’impérialisme soviétique à la répression birmane, mais méconnaît l’apartheid.

Ce qui est évident, c’est l’utilisation sélective des polémiques entre les sectes pour discréditer sur le plan théologique des groupes hostiles aux intérêts politiques des oulémas conservateurs[34]. Le discours des oulémas est exclusif, autrement dit, il ne s’intéresse qu’aux Musulmans. Cet exclusivisme est la marque habituelle des idéologies réactionnaires et conservatrices. Compte tenu de ce discours exclusif, aucune référence n’est faite aux prisonniers “musulmans” de l’apartheid comme Achmat Cassiem, Yusuf Patel, Ebraham Ebrahim, Ahmad Kathrada, Ashley (Ashraf) Forbes and Nazeem Dramat, pour ne citer que ceux-là.

Cependant, un nouvel esprit règne chez les conservateurs consistant à créer des alliances avec les conservateurs des autres religions dans la mesure où ces alliances servent leurs intérêts communs[35]. Sans s’appesantir sur les textes, il est évident que l’athéisme, le communisme et l’impérialisme soviétique sont diabolisés, alors que l’impérialisme et le capitalisme américain sont implicitement tolérés. La situation sociale des oulémas, qui appartiennent à la classe moyenne des commerçants, entre de façon significative en ligne de compte dans leur prédisposition envers des idéologies de droite.

Levée de bouclier contre la politique des Kuffar (des infidèles)

The Majlis – “La voix de l'Islam”, tabloïde de Port-Elizabeth, est le défenseur déclaré d'un Islam conservateur. Représentant un mouvement comptant un nombre considérable d'adeptes, notamment dans le Transvaal et le Natal, il reflète également la vision qu'ont les Musulmans sud-africains d'eux-mêmes. Récemment, le journal s'est attaqué à des militants anti-apartheid musulmans pour avoir participé à ce qu'il appelle la politique kufr (des infidèles)[36]. Il s’est servi d’un mélange d'idées théologiques et politiques pour prouver que la coopération politique entre musulmans et non musulmans n'est pas islamique. L'idée générale est que les groupes musulmans de droite comme de gauche sont peut-être “sincères” dans leurs actions mais qu’ils sont “mal conseillés[37]”.

Pour commencer, nous examinerons la déclaration suivante dans laquelle The Majlis prévient que la coopération avec des non musulmans signifie :

…être sous la direction et les instructions de prêtres mushrik (polythéistes) et de communistes athées ; se mêler à des hommes et des femmes kuffar dans des assemblées où les nafs (passions) ont libre cours pour exercer leur domination néfaste ; danser main dans la main avec des prêtres kuffar, toujours prêts à brandir la bible[38].

Manifestement, cet article a une vision très négative de l’humanité des non musulmans qui, sur le plan théologique, sont taxés de polythéistes, de chrétiens et de communistes. Sur le plan sexuel, les femmes ne sont que des objets de passion et de désir sexuel. La présence de “non croyants” et de femmes sublime la crainte de voir souiller la nature virginale de l’Islam. L’effet cumulatif de cet inclusion renforce la possibilité du fitnah, autrement dit, la perspective de changement qui dans la mentalité conservatrice est répréhensible. La déclaration qui suit résume peut-être plus clairement cette crainte des conservateurs :

Les méthodes des organisations politiques kuffaar (des infidèles) de gauche prévoient la destruction totale des croyances islamiques, des pratiques islamiques, de la morale islamique et des valeurs islamiques. Ces mouvements baatil n’ont pour résultat que l’affirmation libérale de toutes les basses caractéristiques des nafs de l’homme (moi inférieur). L’audace, le manque de respect à l’égard de l’autorité parentale et de l’autorité de la Shar’ia font partie des conséquences néfastes de la participation politique sous la direction et les instructions des kuffaar[39].

Les clés permettant de comprendre parfaitement le fitnah du texte ci-dessus sont les expressions comme “destruction”, “manque de respect”, “baatil”, “nafs”, “conséquences néfastes” et la dénonciation des “kuffaar”. Une explication de texte révèle une crainte naturelle de la disparition des structures socio-morales existantes et du relâchement de l’autorité Shar’i (religieuse) d’une part, d’un effondrement de l’autorité parentale d’autre part. La gravité de la rupture morale et culturelle causée par les bouleversements socio-politiques est énormément redoutée précisément parce qu’elle donne lieu à des changements dont l’importance et la nature demeurent inconnues. En conséquence, les conservateurs mènent une croisade morale imputant aux radicaux l’effondrement de la morale familiale et religieuse et espèrent résoudre ainsi ce qu’ils qualifient de maux sociaux.

En filigrane dans le texte cité plus haut, il apparaît que quel que soit le degré d’oppression et d’injustice, toute perturbation des structures socio-politiques et morales existantes sera un mouvement se détournant, pour emprunter les mots d’Enayat, de l’idéal vers une désintégration et une détérioration de la société. Fait qui a échappé aux conservateurs musulmans jusqu’ici : lorsque le Prophète Mohammed commença sa mission prophétique à La Mecque, il fut également accusé de perturber et d’être la cause de l’effondrement de la société[40].

Dans un effort de rationalisation de leurs opinions politiques, les conservateurs attribuent des valeurs théologiques et morales négatives à des termes comme “de gauche”, “athées” et “prêtres brandissant la bible” pour dire hérésie et déviance. Cette nouvelle grammaire théologique est l’équivalent contemporain de la démonologie médiévale de l’Islam.

Une autre déclaration présente les tendances politiques propres au Majlis :

Tandis que le groupe à droite de la politique kuffar collabore surtout pour un profit financier, la gauche collabore avec des communistes et des prêtres chrétiens pour des profits nafsani (charnels) de riya (apparence) et takabbur (orgueil). Les deux groupes sont sur la voie de batil (mensonge) et de dhalal (déviance). Mais la collaboration de ceux de gauche est chargée (sic) de dangers plus graves pour Iman (foi) et la vie morale des Musulmans. Les conséquences néfastes de la collaboration des gens de droite se limitent principalement à eux-mêmes… Ils ne représentent ni l’Islam ni les Musulmans… il n’y a aucun souci à se faire en ce qui les concerne. Mais ceux qui menacent véritablement le style de vie islamique sont ceux qui collaborent avec les organisations politiques kuffar de gauche… Il faut dire et redire que ne pas participer à la politique kuffar c’est s’abstenir de toute forme de politique kuffar, de droite ou de gauche[41].

Les insultes contre la gauche et ses alliés musulmans sont extrêmement virulentes. Cependant, si on fait une étude de texte comparative, le discours est moins humiliant à l’égard de la “droite” que de la “gauche”. Il y a une rationalisation des raisons qui font qu’un groupe est moins dangereux que l’autre. Ce qui est mauvais à droite se limite à ses propres membres. Ce qui est mauvais à gauche implique des “dangers plus graves” (sic) et de “véritables dangers”. Le texte avertit clairement que la gauche peut en fin de compte entraîner la chute de l’Islam. Du point de vue de l’interprétation, il y a une nette préférence pour la droite dans le discours du Majlis.

L’exclusivisme est clairement manifeste dans la dernière déclaration du Majlis. De nouvelles catégories sont inventées pour les accusations d’hérésie et de déviance afin d’éliminer ceux qui menacent et remettent en question le conservatisme. En fait, la prédisposition du Majlis en faveur de “la droite” est plus explicite dans ce discours que tout autre groupe d’oulémas. Le journal essaie de défendre et donc de préserver les codes moraux existants, les formes d’autorité et les centres de pouvoir au sein et à l’extérieur de la communauté musulmane. Il préfère le statu quo à l’incertitude du changement. Lorsque certains oulémas ont rejoint l’UDF, le Majlis en a parlé comme si c’était le signe annonciateur du Jour du jugement dernier[42]. Réaction qui confirme l’hypothèse que pour les conservateurs, tout changement détourne de l’idéal et conduit à la destruction.

Conclusion

A mesure que l’Afrique du Sud se dirige vers des changements politiques et socio-économiques, il est évident que le conservatisme ne reculera pas. Au contraire, sa disparition est de moins en moins certaine. Si on hésite à prédire l’avenir, il est toutefois possible de penser que l’Islam conservateur façonnera la destinée musulmane du pays pour une longue période à venir. Même si les conservateurs perdaient la bataille politique en faveur des radicaux, l’écart entre leurs idées et celles des collectivités religieuses qu’ils représentent est minime.

Ce serait une erreur de croire que le conservatisme n’a pas de position politique. Sous le vernis d’apathie civique se trouve une attitude politique inoffensive et paradoxale. Même si l’on pense qu’il s’agit d’une position étroite, sectaire et exclusive, cela ne signifie pas que le conservatisme ne peut pas se régénérer et devenir une force avec laquelle il faudra compter. En fait, parfois, si les circonstances le justifient, les conservateurs sont capables de faire des apparitions publiques très remarquées.

Aux yeux des oulémas conservateurs, les vicissitudes politiques de l’Afrique du Sud mettent l’Islam en danger. C’est pourquoi, selon Qureshi, ils voudraient conserver les valeurs du passé intactes et éviter les conséquences destructrices du fitnah. Il y a un désir très net de préserver le discours religieux pré-moderne, notamment son ordre et ses structures autoritaires. Ce désir est plus important que la pensée novatrice et l’adaptation de l’Islam aux situations modernes. Des questions telles que l’apartheid et le racisme sont d’une importance secondaire par rapport à la sauvegarde de l’Islam. Cette sauvegarde peut impliquer la passivité ou la coopération avec des régimes répressifs et un mouvement vers des dogmes anachroniques et sectaires.

Même s’ils s’attaquent à la culture politique prédominante de la gauche et de ses alliés musulmans, on peut difficilement dire que les conservateurs sont eux-mêmes coupés de la modernité. Ils vont à l’université et se distinguent dans les grands domaines comme la médecine, le droit et les affaires. Autrement dit, leur résistance au changement est sélective. Ce qui se remarque le plus c’est peut-être l’ascension socio-économique des conservateurs. Le capitalisme et la libre entreprise sont ouvertement adoptés, signe de leurs positions de classe. Leur opposition se focalise principalement sur le socialisme, le communisme, l’athéisme et la morale moderne.

Pris au piège du discours idéologique du conservatisme, les oulémas peuvent protester à quelques rares occasions contre l’immoralité de l’apartheid, sans offrir aucune résistance sérieuse[43]. L’Islam, tel qu’il est compris par les oulémas conservateurs, est prisonnier d’un univers symbolique et sémiotique immuable qui favorise la préservation en résistant au changement.




[1] Un signe de ce conservatisme est la montée des groupes ethniques d’extrême droite comme Afrikaner Weerstandsbeweging (AWB) et “Oranjewerkers”. Une milice d’extrême droite, connue sous le nom de “Wit Wolwe”, a également fait son apparition.

[2] Voir “The Struggle in South Africa – The Muslim Factor”, Afkar/ Inquiry, mai, 1987, pp. 54-56. Selon les déclarations d’un correspondant : “Même de nos jours, le régime se demande quelle est la meilleure façon de traiter avec les Musulmans, dont la soumission a fait place à un inquiétant nouveau militantisme”. (Arshad Gamiot, “Islam – What threat?” in Africa Events, décembre, 1986, p. 41). Voir également Shamil Joppie, “Amandla and Allahu Akbar: Muslims and Resistance in South Africa c. 1970 – 1978”, étude inédite présentée en 1988 à l’Ecole d’été de l’Université du Cap.

[3] Le discours et l’action politiques des Musulmans radicaux à partir de 1983 ont principalement été le fait d’organisations comme le Qiblah Mass Movement, le MSA (Muslim Students Association), le COI (Call of Islam) et le MYM (Muslim in Youth Movement).

[4] Voir “Leaders or Leadership: Critique of the MJC”, Chapitre I, publié par le Quiblah Mass Movement, non daté.

[5] Emmanuel Sivan, “Ulama and Power” in Interpretations of Islam, (Princeton : The Darwin Press 1985) pp. 107-132.

[6] Ishtiaq Husain Querishi. Ulama in Politics, A Study relating to the political Activities of the ‘ulama in the South-Asian Subcontinent from 1556-1947. (Karachi, Ma’aref Ltd, 1974).

[7] Le Majlisul ‘Ulama dans sa revue The Majlis fait souvent référence aux écrits de Moulana Ashraf Ali Thanawi (1863-1943), éminent ouléma et soufi indien. Il s’opposait catégoriquement à certains de ses camarades militants politiques, notamment Moulana Hussain Ahmad Madani, membre influent du séminaire de Deoband en Inde qui participa avec le Congrès national indien aux luttes contre les Britanniques [Majlis, vol 6, no. 6, p. 1 & 11]. Voir aussi Ishtiaq Husain Qureshi, Ulema in Politics, (Karachi, Ma’arel Ltd, 1974), p. 358.

[8] Clifford Geertz, “Religion as a Cultural System”, in Anthropological Approaches to the Study of Religion, (ed) Michael Banton (Londres : Tavistock Publications, 1966), p. 8.

[9] Ira Lapidus, A History of Islamic Societies, (Cambridge : Cambride University Press, 1988), p. 99.

[10] Querishi, op. cit. pp. 9-10.

[11] Ibid. pp. 21-22.

[12] C du P le Roux, “Hermeneutics – Islam and the South African Context” in Journal for Islamic Studies, no. 8, 1988, p. 23, fait remarquer que “le silence des oulémas officiels sur les questions socio-politiques ont conduit à la naissance de ce qui est considéré comme l’Islam socialement et politiquement reconnu.”

[13] Al-Qalam, ao°t 1984, vol. 9, no. 8, p. 2, citant Moulana Abass Khan.

[14] Des personnalités comme Moulana Farid Essack et Imaam Hassan Solomons de Call of Islam, ainsi que Shaikh Abdul Hamid Gabier du MJC ont joué un rôle considérable dans la position anti-tricamérale adoptée à l’époque par le MJC.

[15] On écrivait dans The Majlis : “Ces oulémas qui ont rejoint l’organisation politique non musulmane connue sous le nom d’UDF doivent baisser la tête en signe de honte. En rejoignant ces ennemis de l’Islam, ces oulémas égarés ont tâché de honte le nom de ‘ilm (connaissance). Quelle affinité y-a-il entre les oulémas musulmans et un groupe comme l’UDF ? En vérité, Qiyaamah (le Jour du Jugement dernier) est proche. Ces hommes sont égarés et ils en égarent d’autres. Il faut que les oulémas se retirent de toute organisation non musulmane”. [The Majlis, vol 6, No. 6, p. 12].

[16] “Verskille by Moslems oor onlusie”, Die Burger, 29 octobre 1985.

[17] Le penseur indien du XIXème siècle, Sayyid Ahmad Khan, partageait la même idée. Voir Sheila McDonough in Muslim Ethics and Modernity. (Waterloo, Canada : Wilfred Laurier University Press 1984), pp. 39-40.

[18] Ibid.

[19] “Moslems se stryd tussen vrede, konfrontasie”, Die Burger, 30 octobre 1985.

[20] Ibid.

[21] Lapidus, op. cit. p. 181.

[22] Al-Mawardi (mort en 450 de l’hégire/1058 du calendrier chrétien) a écrit un célèbre miroir, intitulé al-Ahkaam al-Sultaniyyah.

[23] Sami Zubeida, “The city and its ‘other’ in Islamic political ideas and movements”, in Economy and Society, volume 14, no. 3. ao°t 1985, p. 318.

[24] Hamid Enayat, Modern Islamic Political Thought, (Londres : The Macmillan Press, 1982), p. 51.

[25] Ibid, p. 24.

[26] Die Burger, 29 octobre 1985. Les porte-parole musulmans conservateurs anonymes dénoncent clairement les activités d’insurrection de certains Musulmans locaux comme étant inspirées par la révolution iranienne.

[27] En référence à la populaire série télévisée américaine “Agence tous risques”.

[28] En 1986, il y a eu des attaques physiques et des échanges d’artillerie légère entre les militants du Qiblah et le “A-team” à la mosquée de Hanover Park, au Cap.

[29] Ce pamphlet est intitulé “Déclaration majeure – Comité National du Hilaal”. Le verso porte le sous-titre “Résolutions adoptées lors de la réunion conjointe des organisations d’oulémas Jamiatu ‘Ulama (Tvl), Jamiatul ‘Ulama (Natal) et le MJC (Conseil juridique musulman) à Johannesbourg le dimanche 26 Shawwal 1408/12 juin 1988”.

[30] Cette condamnation concernait directement les manifestations anti-impérialistes organisées à La Mecque par des pèlerins iraniens sous les instructions de feu l’Ayatollah Khomeini. L’une de ces protestations s’est terminée dans un bain de sang à la suite d’affrontements entre les forces de sécurité saoudiennes et les pèlerins iraniens en 1987.

[31] Littéralement “Ceux qui suivent la Tradition et le groupe uni”, auto-description théologique de l’orthodoxie sunnite.

[32] Pamphlet intitulé “Déclaration majeure”, op. cit.

[33] Ibid.

[34] Ces accusations ne sont pas isolées. Sayyid Quib, penseur égyptien radical et idéologue des Frères musulmans, a eu droit au même traitement. Quib, selon Kepel, a été Ö “mis à l’index, méthode la plus répandue par laquelle al-Azhar (centre d’enseignement orthodoxe au Caire) traitait le problème du mouvement islamiste. En fait, on fit remonter son hérétisme jusqu’aux Kharijutes, et Quib fut déclaré déviant (munharif)” [Gilles Kepler, The Prophet & Pharaoh. (Londres : Al-Saqi Books 1985) p. 58].

[35] Il est intéressant de noter comment certains oulémas du Transvaal ont coopéré avec le Centre des études islamiques de l’Université afrikaner du Rand. En matière de strict respect des convictions religieuses conservatrices, il ne devrait pas y avoir d’espace pour d’autres religions. Il leur est possible de mettre en sourdine leurs convictions religieuses au nom de leurs intérêts communs.

[36] “The Question of Participation in Kuffaar Politics”. The Majlis, vol 8, no. 7, pp. 1, 6, 7. L’article réfute les vues de Moulana Farid Essack, directeur national de Call of Islam et critique déclaré du gouvernement.

[37] The Majlis, vol 8, no. 9, p. 7.

[38] Ibid.

[39] Ibid. Les parenthèses ne sont pas dans le texte original.

[40] Rashid Rida, Tafsir al-Manaar, (Beyrouth : Darul Marifah, non daté), vol. 9, p. 624 pour une étude de Ibn Ishaq (85 /151 de l’hégire) où le Prophète est accusé par ses ennemis de La Mecque d’“introduire l’inconnu”.

[41] The Majlis, vol. 8, no. 9, p. 7.

[42] Voir note de bas de page 15.

[43] Charles Villa-Vicencio in Trapped in Apartheid, (Le Cap : David Phillip, 1998), fait remarquer que le problème est le même pour les églises anglophones “piégées dans la protestation” et incapables de résister. Cette remarque est-elle significative en ce qui concerne la religion et la classe ? Une étude de la situation sociale des oulémas est toujours attendue pour jeter la lumière sur les formations socio-politiques qui fondent leur idéologie.