Dossier 14-15: Le péché originel et l’internationalisme

Publication Author: 
Marie-Aimée Hélie Lucas
Date: 
novembre 1996
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doss14-15/f
number of pages: 
195
Car le peuple Nord était méchant, affreux, il avait tous les vices (presque) - et il était né comme ça - telle était sa nature.

Aussi "ceux qui essayaient de se laver du péché originel" (une de leurs tribus) étaient-ils tristes car impuissants à changer la malédiction qui opérait potentiellement et siégeait ontologiquement en eux, même quand ils étaient très sages.

Tous leurs rêves allaient au pauvre peuple Sud, si exploité, si courageux, si soumis, si révolté, si sage, etc... Car le peuple Sud avait (presque) toutes les vertus - par nature également (ou peut être par localisation géographique? S’approprierait-on leurs vertus en émigrant sur leurs terres? Tel était l’un des rêves...) "Ceux du Nord qui asseyaient de se laver du péché originel" suivaient parfois leurs rêves au Sud. Là, ils battaient leur coulpe, demandaient publiquement (le plus publiquement possible) pardon des fautes du peuple Nord et suppliaient le peuple Sud de les aider à changer (ces processions de pénitents étaient quelque peu écourtées par la pauvreté, la crasse, les moustiques et le reste qui bouffaient le peuple Sud - et quand on n’a pas l’habitude, dame! C’est dur! Mais ces gens là sont si bons, si doux, ils vous donneraient leur chemise, etc...)

Sœurs, cessez de vous raconter des contes à dormir debout et de croire aux fées!

La vision dichotomique du monde est un frein à l’internationalisme ; elle vous installe confortablement - oui, confortablement, malgré vos états d’âme concernant votre péché originel et la couleur de votre peau - dans une position d’impuissance.

Or vous n’êtes pas impuissantes, puisque vous analysez, vous pensez et vous vous organisez contre l’impérialisme et le racisme.

Tout ce qui vous manque, c’est de démystifier le "Sud", le "Tiers-Monde" : quel que soit le terme dont vous nous affublez, il est également inadéquat.

Car il conforte l’idée d’un monde où le bien et le mal seraient géographiquement déterminés.

Le racisme n’est pas votre monopole, tant s’en faut. Et nous, notre racisme, nous n’en parlons pas, nous l’occultons, donc nous ne l’analysons pas, nus ne le combattons pas, nous ne nous organisons pas contre lui, ni en nous, ni dans la cité.

Voyez que vous avez sur nous un sérieux avantage! Plût au ciel que nous ayons chez nous des organisations antiracistes : j’ai voyagé et, ni chez moi, ni ailleurs "au Sud" je n’en ai trouvé. Pourtant nos pays sont racistes, très racistes, peut-être parmi les plus racistes du monde, justement parce que le racisme y croît à l’aise, sans que personne ne le désigne du doigt.

Il se déploie sous la protection de concepts que vous contribuez, aveuglées par votre culpabilité blanche, à répandre, à théoriser et par lesquels sont confortés les petits voyous qui, à l’intérieur de nos pays et nos instances dirigeantes, exploitent les racismes à leur profit.

1 - Racisme anti blanc, anti occidental, que vous êtes toujours prêtes à comprendre et excuser comme une réponse légitime à l’impérialisme. C’est scandaleux!

Etes-vous prêtes à tolérer chez vous le racisme contre les émigrés sous prétexte que votre prolétariat et sous prolétariat souffrent durement de la crise économique?

Sommes-nous, à vos yeux, trop primitifs, pour qu’on exige de nous des prises de position politiques répondant à des situations économiques et sociales précises?

Pourquoi tolérez vous notre racisme primaire?

Les occidentaux, les blancs sont-ils une masse indifférenciée et atomisée d’individus semblables et égaux - tous impérialistes - ou avez-vous aussi des classes, des races et des sexes au sein desquels luttent nos alliés?

Sommes-nous également une masse indifférenciée et atomisée d’individus sans classes, races et sexes : ne voyez-vous pas parmi nous les bourgeoisies nationales, compradores ou se contentant des miettes qu’elles recueillent au passage, alliées à l’impérialisme à qui elles ouvrent grand nos portes?

Nous ne pouvons nous identifier aux régimes anti démocratiques de nos pays, pas plus que vous qui luttez à l’intérieur "du Nord" ne devez porter le chapeau pour l’impérialisme de vos états.

Si vos gouvernements (et non vous), malgré votre courageuse opposition, produisent et vendent des armes, c’est parce que nos gouvernements (et non pas nous, contre qui elles sont utilisées) les achètent. Comme ils achètent à leur profit les équipements ruineux et les mythes du "développement".

Cessez de nier le rôle fondametal que jouent au Sud nos bourgeoisies, nos féodaux, nos militaires et nos bureaucrates dans l’expansion de l’impérialisme, et la complicité des pouvoirs antidémocratiques entre eux (du Nord au Sud!).

Cessez de battre votre coulpe pour ce que vos dirigeants font en votre nom et malgré vos luttes.

Identifiez, au Sud, vos alliés : ils sont en minorité, comme vous l’êtes, mais rien ne se fera sans notre jonction, débarrassée des scories de votre culpabilité - et de celles de notre bonne conscience d’anciens vaincus, d’ex-colonisés, qui alimente notre racisme primaire actuel.

Le dogme officiel de l’unité nationale, en faveur dans tous nos pays, couvre et laisse fleurir la xénophobie, herbe folle, parasite dévorant, pépinière d’Hitlers et de Le Pennistes.

Ouvrant grand les bras à "vos" multinationales, armement et développement, "nos" gouvernants favorisent l’expression du ressentiment populaire, sous la forme du racisme envers vous, individus, blancs, occidentaux, nous privant ainsi de faire avec vous les alliances nécessaires.

2 - La vipère raciste lachée ne se contente pas d’une seule proie. Tous nos pays exercent leur xénophobie contre nos minorités nationales, aussi bien que contre les étrangers non-blancs. Vous n’en parlez jamais. Nous n’en parlons jamais non plus.

Vous nommez fort justement racisme la montée de l’antisémitisme dans vos pays, ou bien les lois et pratiques discriminatoires contre des minorités ou des émigrés. Quand des phénomènes similaires se produisent chez nous, vous les couvrez d’exotismes justificatoires, luttes inter ethniques, tribales, que nos gouvernants, pas bêtes - pas fous, reprennent à leur compte.

Pourtant l’extrême droite hindouiste massacre les musulmans tout comme l’extrême droite christianisante les juifs, et l’extrême droite judaïsante massacre les musulmans tout comme l’extrême droite musulmane massacre tous ceux qui ne lui sont ni semblables ni soumis.

En Algérie, dans mon propre pays, les blancs du Nord jettent des pierres aux Noirs du Sud (voilà un Nord et Sud nouveaux pour vous - chacun a ses Suds!), mais il n’y a pas de SOS Racisme ou de MRAP pour que les noirs aillent protester et se faire protéger. L’idéologie officielle nie cette pierre dans le jardin de l’Unité nationale, et les démocrates, les libéraux, les progressistes, les femmes n’ont pas le courage de trahir le mythe et de clamer la vérité dont tous les visiteurs de l’Afrique sub-saharienne font pourtant l’expérience, au même titre que les Algériens du Sud.

Cette occultation de notre propre racisme nous étouffe, nous empêche d’avancer. Sœurs, ne participez pas de ce mensonge.

S’il vous est utile de dénoncer le racisme en vous et dans vos pays, rien ne se fera tant que nous n’en ferons pas autant.

Votre définition actuelle de l’internationalisme est à sens unique : elle va de vous - Nord riche blanc - à nous, qu’il faut "aider" ou "développer". Comprenez que nous avons partie liée à un tout autre niveau et qu’une pratique internationaliste ne peut se développer que sur un pied d’égalité, que si - hors de toute culpabilité et mythe, considérant l’histoire ici et maintenant - nous renforçons nos luttes les unes les autres. Quand nous écrirons sur notre racisme les articles que vous écrivez sur le vôtre, vous aurez une vision plus globale, moins "blanche" des enjeux. Et nous aussi. Processus libératoire, pour notre commun bénéfice. Malheureusement "au Sud", chez nous, on en est encore loin.