Dossier 14-15: De la confiscation des droits à des accusations d’apostasie

Publication Author: 
Centre d'assistance juridique des droits humains (Center for Human Rights Legal Aid - CHRLA)
Date: 
novembre 1996
AttachmentSize
Word Document135.1 KB
doss14-15/f
number of pages: 
195
Liberté de la recherche académique

Le CHRLA est très inquiet du jugement prononcé par la Cour d'appel du Caire le 14 juin 1995, jugement ordonnant le divorce de Nasr Hamed Abu-Zeid (professeur à l'Université du Caire) et de son épouse, Dr Ibthal Younis. Selon ce jugement, Nasr Hamed Abu-Zeid s'est apostasié, vu les opinions qu'il exprime dans ses publications.

L'argumentaire du jugement pose des problèmes relatifs à la liberté de pensée, à l'interprétation et à la conviction religieuse, et au caractère privé des relations familiales. Elle met également en cause des questions relatives au cadre constitutionnel, aux lois en vigueur dans le pays, aux décisions et au principe de l'indépendance de la Cour de cassation (ultime cour d'appel), ainsi qu'à leur conformité avec les accords internationaux sur les droits humains, dont l'Egypte est signataire. Finalement, elle pose la question de savoir dans quelle mesure toute partie, qu'elle soit officielle ou non, est habilitée à intenter un procès pour cause d'apostasie contre un individu quelconque, sur la base des opinions et convictions personnelles de cet individu. Le CHRLA pense qu'avant de discuter de ces questions, il serait bon de revoir brièvement les faits relatifs à cette crise qui représente actuellement une menace pour l'avenir et pour l'évolution de la société égyptienne.

La crise a débuté dans l'enceinte de l'Université du Caire, alors que le comité permanent chargé de la titularisation et de la promotion académique discutait de la candidature d'Abu-Zeid au grade de professeur titulaire. C'est à ce moment que des accusations d'apostasie ont commencé à être portées contre lui. Il s'ensuivit un procès en justice pour exiger le divorce et finalement une fatwa fut lancée par le groupe islamique armé, Jihad, condamnant Abu-Zeid à mort. Nous espérons que Nasr Hamed Abu-Zeid ne subira pas le même sort que l'intellectuel Farag Foda qui fut assassiné en 1993, ou que Naguib Mahfouz, lauréat du prix Nobel de littérature, qui a survécu à une tentative d'assassinat l'an passé. Nous attendons de la Cour de cassation qu'elle règle ce contentieux afin de vaincre les forces des ténèbres qui lancent des menaces de mort contre ceux qui osent penser, ou prôner la liberté d'opinion ou de croyance religieuse.

1. Les évènements, du rapport du comité jusqu'à l'affaire de divorce

La crise a débuté en mai 1992, au moment où Dr Abu-Zeid présentait ses publications académiques au comité permanent chargé de la titularisation et de la promotion, en vue de son admission au titre de professeur titulaire. Parmi ces publications figuraient les ouvrages Imam Shafai and the founding of medieval ideology, et The critique of religious discourse, ainsi que onze autres études publiées dans plusieurs revues arabes et étrangères. Le comité prépara trois rapports sur les travaux du Dr Abu-Zeid, dont deux étaient favorables à sa titularisation, en raison de ses efforts évidents pour faire avancer la communauté islamique et de sa capacité à développer une interaction productive avec la tradition islamique. Cependant, le troisième rapport, soumis par le Dr Abdel-Sabur Shahin, était digne de l'Inquisition espagnole. Il ne reposait pas sur une critique intellectuelle de la teneur des travaux du Dr Abu-Zeid, mais était plutôt une investigation sur ses intentions, et cherchait à établir que la demande de titularisation du Dr Abu-Zeid n'était pas recevable car ses travaux étaient "des affronts manifestes à la foi islamique". Le rapport contestait également l'orthodoxie de la foi d'Abu-Zeid.

Se fondant exclusivement sur le rapport défavorable, le comité décida, à sept voix contre six, que les publications d'Abu-Zeid ne justifiaient pas sa promotion. Le conseil du département d'arabe prépara un rapport faisant état de ses objections à la décision du comité. Le conseil de la faculté de lettres présenta également un rapport détaillant ses préoccupations concernant la procédure suivie pour l'établissement du rapport du comité de titularisation et de promotion. Cependant, lors d'une réunion le 18 mars 1993, le conseil de l'université du Caire adopta le rapport du comité.

A ce stade, l'affaire avait complètement débordé le cadre de l'Université du Caire et provoqué des débats intenses parmi les intellectuels. On comprend aisément que dans le climat de fanatisme religieux de l'époque, ce problème de titularisation ait mené aux accusations d'apostasie dont Abu-Zeid fut l'objet et aux menaces de mort qu'il reçût ultérieurement. L'escalade débuta quand un juriste déposa une plainte devant la Lower Personal Status Court - juridiction inférieure sur le statut personnel - de Giza, demandant que soit prononcé le divorce d'Abu-Zeid et de sa femme, Dr Ibthal Younis, en raison de l'apostasie présumée de celui-ci. Il y eut des tentatives pour impliquer al-Azhar dans ce conflit. Cependant, le 27 janvier 1994, la Lower Personal Status Court de Giza décida de rejeter cette requête, arguant du fait que le plaignant n'avait un intérêt ni direct, ni personnel en la matière.

Il faudrait noter que le 31 mai 1995, deux semaines avant le jugement de divorce, le conseil de l'université du Caire avait décidé de titulariser Abu-Zeid, après examen de la question par le comité académique, qui déclarait :

Après avoir passé en revue les travaux soumis par le Dr Abu-Zeid lors de sa demande de titularisation et les avoir examinés individuellement et collectivement, nous sommes parvenus à la conclusion suivante : les prodigieux efforts fournis par le Dr Abu-Zeid font de lui un scientifique bien ancré dans son domaine de recherche, versé dans nos traditions intellectuelles islamiques et ayant une bonne connaissance de ses nombreuses branches : principes islamiques, théologie, jurisprudence, soufisme, études coraniques, rhétorique et linguistique. Il ne s'est pas contenté de sa connaissance approfondie de ce domaine, mais a adopté une position critique directe. Il ne tente pas une critique sans avoir maîtrisé les questions posées, dont il fait l'investigation par des méthodologies tant traditionnelles que modernes. En bref, c'est un esprit libre, qui n'aspire qu'à la vérité. S'il y a une urgence dans son style, il semble que ce soit celle qui découle de la crise dont le monde arabo-musulman contemporain est le théâtre, et de la nécessité d'identifier honnêtement les maux qui affligent ce monde afin de leur trouver un remède efficace. La recherche académique ne devrait pas être isolée des problèmes sociaux mais devrait pouvoir prendre part aux débats contemporains et suggérer des solutions aux dilemmes actuels en permettant aux chercheurs de faire des investigations et des interprétations aussi poussées que possible.

Ce rapport semble toucher du doigt le coeur de la crise actuelle, crise dont les effets néfastes dépassent ce jugement de divorce et ces accusations d'apostasie, mais qui menace également de faire reculer la civilisation en ne respectant pas les aspirations de la communauté à un travail intellectuel libre et créatif et en établissant la suprématie d'idées fanatiques et rigides. Le seul crime d'Abu-Zeid est de s'être servi de son esprit, en donnant libre cours à son intellect, et de s'être livré à une interprétation critique à une époque où celle-ci n'est pas tolérée.

2. Climat général dans lequel le jugement a été prononcé

Le jugement a été prononcé dans un climat général de violence armée et de terrorisme intellectuel, inconnu dans notre pays depuis des décennies. Il révèle une situation où prévaut l'abandon intellectuel et culturel des valeurs de lumières et de progrès. On est en train d'ouvrir la voie à un déferlement de valeurs d'intolérance, de fanatisme et de rigidité intellectuelle qui tentent de réhabiliter des interprétations faites par des docteurs de la jurisprudence et de soumettre la société à leurs conceptions.

Barrer la route à l'interprétation critique revient à conférer un caractère sacré à ces interprétations et à ces commentaires et à empêcher les interprétations personnelles, réprimant ainsi la liberté de remettre en cause les opinions des ancêtres. Ceci est une liberté fondamentale pour le progrès scientifique, intellectuel et culturel. Ainsi, le "rationalisme" cède le pas à la suprématie de la "transmission" non critique de la tradition, ce qui ne laisse aux musulmans d'autre choix que de se conformer à celle-ci. Ce mimétisme mène au fanatisme et à l'inflexibilité qui permettent que des musulmans soient déclarés apostats.

Ce qu'ont vécu nos ancêtres il y a de nombreuses années, en des temps où la culture était en recul, c'est également ce qui est arrivé au début du siècle et qui se produit à nouveau, en cette fin de siècle. Une certaine tendance à harmoniser l'Islam avec l'esprit du temps avait été introduite par de nombreux innovateurs et réformateurs religieux tels que Gamal al-Din al Afghani, Mohamed Abduh, Rashid Rida et quelques autres, mai ceci ne fut ni accepté ni même encouragé par les docteurs de la jurisprudence islamique.

Dans les années 1920, il y eut des débats passionnés sur la liberté des intellectuels. Sheikh Ali Abdel-Razek fut traduit en justice pour son livre Islam and the principles of government, un des rares livres qui ait réussi à influencer l'atmosphère intellectuelle dans la première moitié du 20ème siècle. Abdel-Razek fut accusé d'hérésie et renvoyé de l'université al-Azhar ; il ne tenta jamais de publier une seconde édition de son livre.

En 1932, Taha Hussein fut renvoyé de l'université suite à une controverse sur son livre On Pre-Islamic Poetry, controverse qui dura six années. Un groupe d'extrémistes le dénonça au procureur de la république en exigeant la destruction du livre, des poursuites contre son auteur et son renvoi de l'université. Hussein fut accusé d'apostasie pour avoir traité du cas d'Ibrahim et d'Ismaïl dans le Coran, des sept interprétations et de la lignée du prophète Mahomet.

Après examen du cas, Mohamed Nour, procureur de la république, qui avait été désigné pour interroger Hussein, fit la déclaration suivante : "L'objectif de l'auteur, Taha Hussein, n'était pas simplement de contester la religion. Les passages fondamentaux du livre qui traitent de la religion sont là pour rehausser le niveau de la recherche académique. Etant donné que l'intention criminelle n'a pas été retenue, l'affaire est classée". (Abdel Latif Mohamed, Political jurisprudence in Egypt, Part III, 1927 Edition, p. 1067-1073).

Par rapport au climat culturel des années 1930, les années 1980 et 1990 sont des décennies marquées par le chaos et l'extrémisme. Dr Ahmed Sobhy Mansour fut renvoyé de l'université al-Azhar et purgea une peine de six mois de prison. C'est l'université elle-même qui donna ce verdict, sous prétexte que Dr Ahmed Sobhy Mansour avait rejeté un principe fondamental de l'Islam dans sa recherche de la vérité sur certains des paroles ou Hadiths du Prophète Mahomet.

Le chaos et l'extrémisme ont gagné en force de façon incroyable dans les années 90. La négation de la liberté de pensée a atteint son comble quand le tribunal a décrété qu'Abu-Zeid était un apostat et que son divorce devait être prononcé, alors même qu'il affirmait son adhésion aux principes de l'Islam.

Le CHRLA s'inquiète de ce que ce jugement puisse mener au renforcement de l'extrémisme et de l'inflexibilité intellectuelle, ce qui créerait un climat défavorable aux valeurs de tolérance religieuse, de liberté de pensée et d'expression ; un tel climat pourrait également amener les tribunaux égyptiens à prononcer d'autres jugements d'apostasie, ce qui, en retour, pourrait être préjudiciable à la société égyptienne. Fait très significatif, ces accusations ne servent qu'à légaliser l'extrémisme.

3. Fondement juridique du jugement

Le CHRLA pense que ce jugement pose des dilemmes et des défis sérieux en matière de principes juridiques et légaux :

a. Violation du principe légal des crimes et des pénalités

Le jugement du tribunal a décrété que l'apostasie était un crime condamnable conformément aux "pénalités coraniques" et qu'elle pouvait constituer un motif suffisant pour intenter une action en justice. Ceci est contraire à l'article 66 de la constitution qui stipule : "La peine est personnelle et il ne peut y avoir ni crime établi ni pénalité infligée si ce n'est en fonction de la loi". Le code pénal égyptien ne reconnaît pas l'apostasie et n'a donc aucune définition juridique qui pourrait aider la justice à décider si oui ou non l'apostasie peut constituer un motif valable pour intenter une action en justice.

Même dans le droit civil, la Cour de cassation a décidé que l'apostasie ne pouvait être prouvée que selon certaines voies bien spécifiées : soit une attestation émanant d'une institution religieuse spécialisée, établissant que la personne s'est convertie à une autre religion ; soit une confession de la personne déclarant qu'elle s'est convertie.

"Comme le musulman ou la musulmane reçoit sa religion en héritage de ses parents, il n'a pas besoin de réaffirmer sa foi". (Court of cassation, 5/11/1975 - Court decisions 1926, p. 137).

"Il est stipulé que, pour qu'une personne soit musulmane, il lui suffit d'exprimer sa foi en Allah et dans le Prophète Mahomet. Le juge n'a pas à examiner la sincérité de la motivation à l'origine de la profession de foi. Il n'est pas nécessaire de faire une profession de foi publique". (Juge Azmy El Bakry, The Encyclopedia of Jurisprudence and the Judiciary in Personal Status, 3rd Edition, p. 234)

Toujours à propos de la même question, la Cour de cassation ajoute : "Selon les règles établies par ce tribunal, la foi religieuse est considérée comme une question spirituelle et on ne doit donc en juger qu'à partir de ce qui a été explicitement déclaré. En conséquence, un juge ne doit pas mener des investigations ni sur la sincérité ni sur la motivation d'une telle déclaration". (Cassation 44, judicial year 40, session 26 January 1975). Dans autre cas, le tribunal a également déclaré : "Ce tribunal a toujours suivi les règles établies par la loi stipulant que la foi religieuse compte parmi les questions pour lesquelles un jugement devrait être basé uniquement sur une déclaration et que la sincérité ou la motivation de cette déclaration ne devraient en aucun cas être mises en cause". (Cassation 51, judicial year 52, session 14 June 1981. Les deux jugements figurent dans Azmy al-Bakry, p. 125)

L'apostasie et la pénalité encourue, la peine de mort, sont des questions controversées parmi les érudits islamiques ; certains nient d'abord l'existence d'un tel crime tandis que d'autres soutiennent qu'il existe bien. Il est établi que les pénalités doivent être définies avec précision, afin qu'un juge puisse les appliquer dans les affaires qui lui sont soumises.

L'article 2 de la Constitution égyptienne, stipulant : "Le principe de la Sharia islamique est la principale source de la loi" peut ne pas être utilisé pour fonder le jugement. La Cour constitutionnelle a décrété : "L'article 2 de la constitution stipule que cette disposition n'a pas force de loi par ou en elle-même. Elle vise plutôt à inciter le législateur à amender les lois nouvelles ou en vigueur en conformité avec les principes islamiques de la Sharia. Ainsi, l'article 2 ne s'adresse à nul autre qu'au législateur, pas même au magistrat. En conséquence, les principes de la Sharia islamique n'ont pas force de loi à moins qu'un législateur ne fasse cette loi. En dehors de cela, l'article 2 n'est rien d'autre qu'une source de loi".

La Cour constitutionnelle ajoute : "Si le législateur constitutionnel avait spécifiquement voulu intégrer le principe de la Sharia islamique à la Constitution, ou si son objectif avait été de voir ces principes appliqués par les tribunaux quelles que soient la législation ou les procédures particulières définies par la Constitution, il l'aurait stipulé explicitement". (Jugement de la High Constitutional Appeals Court, session 1/20 ; 4/5/1985)

b. Le jugement établi par le droit musulman (fiqh) et le pouvoir judiciaire est une violation de la loi

Le tribunal a refusé de reconnaître le fait que "Dr Nasr Hamed Abu-Zeid est musulman". La perception que le juge a eu de ses livres, de ses opinions et de sa recherche, était, au bout du compte, une "perception humaine", ou une interprétation subjective, qui pouvait être juste ou fausse. A partir des principes établis de la loi, il n'est pas permis de nier ce qui est absolument certain au profit de ce qui est subjectif. La Cour n'a pas tenu compte du fait qu'une personne, homme ou femme, qui est entrée en Islam avec ses propres convictions ne peut pas être qualifiée de non musulmane sauf si c'est de son plein gré, de sorte que nul doute ne subsiste.

Le jugement de la Cour d'appel sur l'apostasie du Dr Nasr Hamed Abu-Zeid est contraire au jugement de la Cour de cassation stipulant que les convictions d'une personne ne sont pas matière à discussion. Le tribunal a établi que "la conviction religieuse est une question spirituelle que nul corps judiciaire ne peut juger à moins qu'elle n'ait été explicitement spécifiée par la personne elle-même".

c. Implications légales d'une action judiciaire fondée sur le principe du hisba

Le principe du hisba donne aux musulmans le droit d'intenter un procès dans des cas où, selon eux, un droit sacré de Dieu a été violé. Ce principe découle d'une interprétation humaine et d'une innovation introduites par des juristes musulmans - fiqhs - , influencés par les procès populaires dans le droit romain et en conformité avec la formation d'un Etat-Nation fondé sur la religion.

Les articles 89 et 110 des réglementations régissant les tribunaux de la Sharia donnent une base juridique aux procès hisba mais la loi 462 de 1955 a aboli cette tradition juridique et décidé que les conflits en matière de statut personnel seraient soumis aux règles du code de procédures civiles pour les soustraire à ces réglementations.

Le Code égyptien de procédures civiles ne donne pas une base juridique aux procès hisba privés si l'on prend en compte les modifications apportées au cadre juridique par la constitution de 1971, dont l'article 40 énonçait un principe d'égalité entre les citoyens et interdisait la discrimination fondée sur la religion, car il était nécessaire d'interpréter les conditions (de statut et d'intérêt de la personne intentant le procès contre l'accusé) selon l'article 3 du code de procédures pénales. Ainsi les procès hisba sont contraires à la Constitution parce qu'ils établissent une discrimination entre des citoyens sur la base de la religion en accordant aux citoyens musulmans le droit d'intenter des procès alors que ce même droit n'est pas accordé aux non musulmans.

Le jugement rendu dans les procès hisba a pour conséquence de créer des divisions sectaires au sein de la société, spécifiquement en matière de droits juridiques. Ainsi, ce jugement viole le concept de la citoyenneté contemporaine car la majeure partie des sociétés modernes, y compris la nôtre, fondent les droits de la citoyenneté non sur des critères religieux mais sur l'appartenance à une nation, quelle que soit la tendance religieuse de l'individu. Admettre le bien-fondé des procès hisba est non seulement incompatible avec l'article 40 de la constitution, mais constitue également une violation de plusieurs accords internationaux, dont l'article 2 section 7 de la déclaration internationale des droits humains ; les valeurs d'égalité et de citoyenneté stipulées dans l'article 2 section 2 de la convention internationale sur les droits civiques et politiques, dont tous les Etats signataires sont tenus de prendre les mesures législatives et non législatives nécessaires, en conformité avec la procédure constitutionnelle, si celles en vigueur dans leur Constitution, ne prévoient pas une application effective des droits garantis par cet accord ; et l'article 4 de la Déclaration internationale sur l'élimination de toutes les formes d'intolérance et de discrimination basées sur la religion ou les croyances, déclaration stipulant:

1. Tous les Etats prendront des mesures effectives pour prévenir et éliminer la discrimination pour des motifs de religion ou de croyance, dans la reconnaissance, l'exercice et la jouissance des droits humains et des libertés fondamentales dans tous les domaines de la vie civile, économique, politique, sociale et culturelle.

2. Tous les Etats feront tous les efforts pour promulguer ou abroger des lois, en cas de besoin, afin d'interdire une telle discrimination et pour prendre toutes les mesures appropriées pour combattre l'intolérance basée sur la religion ou d'autres croyances en cette matière.

Le fait de baser cette décision sur le bien-fondé des procès hisba constitue également une violation des droits et de la dignité des femmes, dans la mesure où elle permet le divorce d'une femme sans qu'il soit tenu compte de ses propres souhaits, et à la demande d'individus n'ayant aucun rapport avec les deux parties impliquées dans le mariage. Ceci est donc en violation de l'article 12 de la Déclaration internationale des droits humains stipulant :

Nul ne sera soumis à une ingérence arbitraire dans sa vie privée, son domicile familial ou sa correspondance, ou à des attaques contre son honneur et sa réputation. Chacun a droit à la protection de la loi contre de telles ingérences ou de telles attaques.

d. Procès hisba et répression de la liberté de pensée

Le problème juridique le plus redoutable posé par cette décision est de savoir si les procès hisba peuvent s'appliquer dans des cas relatifs à la liberté d'opinion, de pensée et de croyance, dans la mesure où de tels cas nécessitent un examen de la conscience des écrivains, des intellectuels et des chercheurs. Dans le climat actuel de fanatisme et d'extrémisme, ces procès servent d'arguments aux groupes islamiques extrémistes pour assassiner ceux qui ont des opinions et des interprétations différentes. Les tribunaux égyptiens sont actuellement le théâtre d'un grand nombre de ces procès intentés contre des intellectuels, des journalistes, des professeurs d'université, tels que Atif al-Iraqi, Ragaa al-Naqash, Mahmoud al-Tohami, Yousef Chahine, et de nombreux autres.

e. Juges et conflits intellectuels

Le rôle du juge n'est pas d'imposer une opinion, et les tribunaux ne sont pas un lieu où régler les questions intellectuelles. Il faut remettre l'affaire du Dr Abu-Zeid dans son contexte approprié, car en réalité, c'est essentiellement la question de la liberté de la recherche académique qui est posée. Le seul crime du Dr Abu-Zeid, c'est que certains individus ont refusé de reconnaître la légitimité de sa recherche académique, et qu'au lieu de réfuter ou de critiquer ses opinions dans le contexte de débats intellectuels et académiques, ils ont préféré le faire dans le contexte juridique des tribunaux égyptiens. C'est la même démarche qui a été adoptée dans le cas du film "L'Emigrant" (al-Muhajir), car là également, on a eu recours aux tribunaux pour juger une question considérée comme relevant de l'esthétique.

f. Inconstitutionnalité de l'article 12 des règles régissant les tribunaux de la Sharia

L'article 280 stipule : "Les décisions seront prises en conformité avec les articles contenus dans ces règles et la majeure partie des doctrines reconnues de l'école Abu Hanifa de jurisprudence, sauf dans des cas régis par les règles de la loi sur les tribunaux de la Sharia stipulant que les décisions relatives à de tels cas seront prises en conformité avec ces mêmes règles". Cet article est contraire au principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs législatif et judiciaire. Il incombe aux juges de rechercher la règle juridique édictée par l'école Abu Hanifa ; si cette règle est manifestement acceptable, il n'y a rien à redire à cette démarche et il n'y a pas d'inconstitutionnalité, mais si le bien-fondé de la règle n'est pas évident, le travail du juge, dans ce cas, dépasse la recherche de la règle - ce qui est essentiellement sa tâche - pour entrer dans le domaine de l'élaboration de la règle, qui est de la compétence du pouvoir législatif et non du pouvoir judiciaire.

4. Le jugement et les droits humains fondamentaux

a. Le jugement viole la liberté de croyance et d'expression

Les progrès réalisés par les sociétés civilisées se mesurent au degré de liberté de pensée dont jouissent les individus dans ces sociétés. La liberté de pensée est une garantie fondamentale pour les progrès futurs comme pour la capacité à la créativité et à l'innovation. Les critères des droits humains internationaux ont établi qu'aucun pouvoir ne peut empiéter sur ce droit humain fondamental.

La décision concernant l'affaire du Dr Nasr Hamed Abu-Zeid est contraire à l'article 46 de la Constitution égyptienne stipulant : "L'Etat garantit la liberté de conviction et celle de la pratique religieuse". Elle est également contraire à l'article 47 stipulant : "La liberté d'opinion est garantie, que cette opinion soit exprimée oralement ou par écrit, par le biais de l'art ou de tout autre moyen d'expression". Enfin, la décision est contraire aux articles 18 et 19 de la Convention sur les droits civiques et politiques. La question de l'apostasie n'étant pas traitée dans le droit national, il est donc du devoir des juges égyptiens de travailler dans le cadre du droit international qui traite de la liberté d'opinion, d'expression et de conviction. A cet égard, nous constatons que la Cour de cassation a décidé que le droit international faisait partie intégrante, sans exceptions, du droit national égyptien, du fait que l'Egypte est un membre de la communauté internationale. Un juge égyptien est donc tenu d'imposer ces critères dans des questions non traitées par le droit national. (Appels 259 et 300 de 1951, Sessions 3/25/82 - Lois 168 y compris 3 bis)

La Cour de cassation a inscrit, dans un certain nombre de ses décisions, le devoir d'appliquer les conventions internationales signées par l'Egypte avec d'autres nations, et a également affirmé leur prééminence dans le droit local. (Review of Laws, sessions 39 à 52 bis. 164 et suite)

b. Le jugement menace la liberté de la recherche scientifique

Le monde actuel connaît des progrès scientifiques rapides. La coopération est une condition nécessaire au progrès et au développement, et ceci n'est possible qu'en intensifiant la recherche scientifique et en la protégeant contre toutes contraintes. Les progrès récents de la science moderne tels que le génie génétique et la transplantation d'organes offrent à toutes les sociétés des possibilités qui seraient incompatibles avec la répression de la recherche scientifique. Comme le stipule l'article 3 de la Déclaration de Lima à propos de la liberté académique :

La liberté académique est une condition préalable nécessaire aux fonctions pédagogiques, à la recherche, l'administration et à d'autres services qui servent de fondement aux universités et à d'autres institutions d'enseignement supérieur. Tous les membres de la communauté académique ont le droit d'accomplir leur tâche sans discrimination d'aucune sorte ou sans crainte d'aucune ingérence ou d'aucune contrainte venant des Etats ou de toute autre source.

Le jugement décrétant que Dr Nasr Hamed Abu-Zeid est apostat a créé un climat d'obscurantisme, de tension et d'intolérance peu propice au développement de la pensée dans la recherche scientifique. Ceci peut inciter les universitaires et les intellectuels à éviter d'entreprendre toute recherche qui pourrait irriter les non spécialistes et mener à un sort comparable à celui du Dr Abu-Zeid. Ceci va à l'encontre de l'esprit de l'article 6 de la déclaration de Lima stipulant : "Les membres de la société académique qui entreprennent des projets de recherche ont le droit de mener leur recherche sans aucune ingérence. Ils ont également le droit de publier les résultats de leur recherche dans la liberté la plus totale et de le faire sans censure".

En outre, les fatwas accusant les chercheurs d'apostasie ne se limitent pas aux sciences sociales, mais s'étendent aussi aux sciences naturelles, comme dans le cas de la fameuse fatwa lancée par le mufti saoudien Ibn Baz, qui traitait d'apostats tous ceux qui croyaient que la terre était ronde. Les mêmes accusations ont été lancées concernant le génie génétique ...

c. Le jugement attaque les concepts de citoyenneté

Le jugement établit que "la déclaration de l'accusé selon laquelle exiger des chrétiens et des juifs le paiement de la jizya (taxe) constitue un recul dans les efforts de l'humanité pour mettre en place un monde meilleur, est en contradiction avec les versets divins sur la question de la jizya, contradiction que certains considèrent inacceptable, même pour des questions et des jugements temporels, mais encore plus inacceptable quand il s'agit de questions relatives au Coran et à la Sunna, dont les textes représentent le summum du traitement humain et généreux en faveur des minorités non musulmanes. Si les pays non musulmans devaient accorder à leurs minorités musulmanes même le dixième des droits accordés aux minorités non musulmanes par l'Islam, au lieu de se livrer aux meurtres collectifs d'hommes, de femmes et d'enfants, ce serait un grand pas en avant pour l'humanité. Le verset sur la jizya - verset 29 de la Surat al-Tawba - que l'accusé conteste, n'est pas sujet à discussion" (p. 16, exposé de l'opinion judiciaire).

Selon le jugement de la Cour d'appel, ce genre de propos était un signe d'apostasie et constituait un motif suffisant pour qu'Abu-Zeid soit déclaré apostat, car "il a refusé d'accepter ce qui est prouvé religieusement sans aucun doute". Ceci sape le fondement des droits de la citoyenneté en ne garantissant pas ces droits aux musulmans. C'est une idée inacceptable pour la conscience humaine contemporaine, quel que soit le déguisement qu'elle adopte.

d. Le jugement porte atteinte à la dignité des femmes

Le tribunal a reproché au Dr Abu-Zeid d'avoir dénoncé le fait qu'il soit permis d'être propriétaire de jeunes filles esclaves. Le jugement stipule que le rejet de ce principe, considéré comme "prouvé religieusement sans aucun doute" est "contraire à tous les textes divins qui le permettent, pourvu que les conditions requises soient réunies". (p. 16 de l'exposé des motifs).

Il est indéniable que ceci sape la dignité de la femme en faisant d'elle un simple objet sexuel dont on peut être propriétaire, et représente un retour à des concepts de servage et d'esclavage rejetés par l'humanité dans sa marche vers la justice, la liberté, et l'égalité. Le jugement peut, à cet égard, être considéré comme une violation de l'article 4 de la Déclaration internationale des droits humains, de l'article 8 de la Convention internationale sur les droits civiques et politiques, ainsi que de la Convention sur l'abolition de l'esclavage, de la traite des esclaves et d'institutions et pratiques assimilées à l'esclavage.

e. Le jugement est contraire au concept de droits intrinsèques

La séparation forcée, par la loi, du Dr Nasr Hamed Abu-Zeid et du Dr Ibtihal Younis, constitue une violation des droits humains les plus fondamentaux, dont le plus important est le droit d'avoir une famille sans agression ou ingérence dans ses affaires. C'est une violation de l'article 50 du Code civil et de l'article 45, clause 1 de la Constitution égyptienne. Le procès et le jugement qui en a résulté portent atteinte, de façon arbitraire, à la vie personnelle du Dr Nasr Hamed Abu-Zeid et du Dr Ibtihal Younis. C'est une violation de l'article 12 de la Déclaration internationale des droits humains et de l'article 17 de la Convention internationale sur les droits civiques et politiques, Convention stipulant :

1. Nul ne sera soumis à une ingérence arbitraire ou illégale dans sa vie privée, sa famille, son foyer ou son courrier, ou à des attaques illégales contre son honneur et sa réputation.

2. Toute personne a droit à la protection de la loi contre une telle ingérence ou de telles attaques.

Finalement, le CHRLA en appelle à toutes les institutions de la société civile et à l'Etat pour qu'ils réagissent. Car, en fait, ce jugement ne prononce pas une accusation d'apostasie contre le Dr Nasr Hamed Abu-Zeid uniquement, mais aussi contre la Constitution égyptienne, contre toutes les institutions de la société civile, et contre l'Etat lui-même. Il a également des conséquences redoutables pour les organisations des droits humains, du fait qu'il assimile l'adhésion au concept de la citoyenneté fondée sur des facteurs autres que la religion à la négation de la vérité religieuse, donc à l'apostasie. Qui plus est, la Constitution égyptienne garantit le droit à la citoyenneté et l'égalité entre les citoyens et rejette des concepts tels que la jizya. Peut-elle donc être considérée comme une Constitution hérétique? Cette décision judiciaire met la société civile toute entière dans une situation très dangereuse.

Le CHRLA affirme donc sa solidarité avec le Dr Nasr Abu-Zeid et le Dr Ibtihal Younis et en appelle aux institutions de la société civile pour oeuvrer de concert en vue de :

1. combler tous les vides juridiques qui permettent que de tels jugements puissent être prononcés et, en particulier, faire adopter des lois qui stipulent clairement l'abolition des procès hisba ;

2. aligner la législation égyptienne sur les critères des droits humains reconnus à l'échelle internationale ;

3. garantir l'immunité juridique de la recherche scientifique ;

4. mettre en place les sauvegardes nécessaires pour protéger la dignité et les droits des femmes et pour empêcher toute ingérence dans leurs vies privées, en demandant la mise en oeuvre de législations relatives à l'abolition de toutes formes de discrimination contre les femmes.

Juillet 1995

Source: The Center for Human Rights Legal Aid, CHRLA
49 Al-Batal Ahmed Abdel-Aziz St, Mohandessin, 12411, Le Caire, Egypte.
Tél/Fax : (202) 302-2241
E-mail: chrla@idsc.gov.eg