Dossier 14-15: Campagne pour l’émancipation des femmes dans une secte Ismaili Shia (Daudi Bohra) de musulmans indiens: 1929-1945 [1]

Publication Author: 
Rehana Ghadially
Date: 
novembre 1996
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doss14-15/f
number of pages: 
195
Les efforts de réforme initiés par les hommes en faveur des femmes furent stimulés par les progrès considérables réalisés par d'autres communautés en Inde et s'inspirèrent des changements intervenus dans des pays musulmans du Moyen-Orient. Dès le début du dix-neuvième siècle, le statut des femmes était devenu un sujet de préoccupation pour les réformateurs hindu des classes et des castes supérieures. Leurs premiers efforts furent dirigés contre certaines coutumes telles que le sati et les sanctions contre le remariage des veuves, qui étaient préjudiciables au statut des femmes. Par la suite, ils tentèrent d'éduquer les femmes et de leur donner accès à la vie publique. En Inde du Sud, la campagne porta sur l'élimination du système devdasi (prostitution des temples). Dans la seconde décennie du vingtième siècle, les hommes ne furent plus les seuls à initier des réformes, car plusieurs organisations de femmes à l'échelle de l'Inde, dirigées par des femmes, virent le jour pour défendre les droits des femmes. Ces organisations préconisaient des réformes telles que l'éducation des filles, le droit de vote, ainsi que des modifications de la loi hindu sur le statut personnel relatif au mariage, à la famille et aux droits à la propriété. Après les années 1930-32, au cours desquelles les femmes se firent remarquer par leur participation à la politique nationaliste d'agitation, toutes les pétitions revendiquant des réformes législatives ou toute autre tentative visant à améliorer le statut des femmes portèrent en introduction une référence à l'action des femmes dans le mouvement nationaliste (Everett, 1978).

Après la première guerre mondiale, des changements se produisirent à travers le Moyen-Orient musulman. Sous la pression de nombreuses forces telles que le développement rapide du réseau de communication, l'expansion de la connaissance du monde à travers la presse, la disponibilité de biens matériels venant d'Occident, les nouvelles formes de distraction, l'impact de la laïcité et du nationalisme inspirés de l'Occident etc., la domination de l'Islam, en tant que système rigoureux de règles et de traditions se relâcha, au profit d'une interprétation islamique plus individuelle. Le point le plus débattu de l'Islam orthodoxe était son système social, datant du septième siècle, et du fait que l'élément central de ce système social était la place assignée aux femmes, on chercha, dans la ré-interprétation de la religion, à harmoniser l'émancipation des femme avec l'esprit de l'Islam. L'éducation, le port du voile, la polygamie, le divorce, l'âge du mariage etc., étaient les sujets d'intenses discussions. Le problème se résolut selon deux axes. L'un, illustré par la Turquie qui choisit de rejeter l'autorité inviolable de la religion sur l'Etat et la société et qui fit de la quête du progrès son unique objectif. Le reste du monde musulman suivit la seconde voie, tracée par l'Egypte qui tenta de maintenir toutes les réformes sociales dans l'esprit de la loi. Ce nouvel esprit de libéralisme affecta profondément la vie des femmes et une petite minorité commença à mettre en cause les relations entre les enseignements reconnus de l'Islam et les exigences du monde moderne (Woodsmall, 1936).

En Inde, malgré la domination de l'influence musulmane orthodoxe, deux mouvements de l'Inde du nord eurent une influence libératrice par leur ré-interprétation du Coran : les mouvements Aligarh et Ahmadiyah. L'influence du mouvement Aligarh dans le domaine de l'éducation modifia radicalement les perspectives des musulmans, alors que le mouvement Ahmadiyah se préoccupa essentiellement des enseignements sociaux de l'Islam en fonction des progrès modernes. Ces deux mouvements eurent un impact sur l'émancipation progressive des femmes musulmanes. Sir Sayyid Ahmad Khan (1817-1898), pionnier du mouvement Aligarh, était favorable à l'éducation occidentale pour les hommes, mais resta modérément réformiste en ce qui concernait les femmes. Il soutenait que l'Islam n'exigeait pas le purdah et n'interdisait pas l'éducation des femmes, mais que celle-ci devait mettre l'accent sur les valeurs morales et spirituelles. Il était opposé à un enseignement secondaire de type occidental pour les femmes et freina les réformateurs plus radicaux de la Mohammadan Educational Conference, établie en 1886. Sayyid Mumtaz Ali fut un défenseur plus déterminé des droits des femmes dans l'Islam ; il attendit la mort de Sir Sayyid Ahmed Khan en 1898 pour publier son ouvrage Huquq al Niswan (Droits des femmes). Une branche de la Mohammadan Educational Conference, la all-India Muslim Ladies Association, fondée en 1914 et contrôlée essentiellement par des musulmans sunnites d'Inde du Nord, adopta, au cours de ses réunions entre 1914 et 1920, des résolutions axées sur la promotion de l'éducation des femmes, l'assouplissement des règles du purdah, et l'abolition de la polygamie. Malgré ces résolutions, peu de progrès furent effectivement réalisés (Minault, 1981 ; Mumtaz & Shaheed, 1987).

Les rares progrès réalisés le furent dans le domaine de l'éducation. Dès le début du vingtième siècle, des écoles de filles musulmanes dispensant quelques éléments d'enseignement occidental s'ouvrirent dans un certain nombre de villes (Mumtaz & Shaheed, 1987). Les détracteurs de l'enseignement secondaire pour les filles se fondaient sur les principes du purdah. Rokeya Sakhawat Hossain (1880-1932) que sa biographe qualifie de féministe "de premier plan" de la société musulmane du Bengale, fait une bonne description, dans ses écrits, de la lutte pour faire évoluer les pratiques du purdah dans les classes supérieures. "Avarodhbashini", un de ses ouvrages, partait de quarante-sept incidents relatifs à des excès liés au purdah pour faire une dénonciation de l'oppression des femmes (Jahan, 1988). Les classes supérieures avaient été les premières à abandonner le purdah, et la base suivait par mimétisme. Les pionnières furent la Bégum Hamid Ali à Baroda, Mme Tyabji à Bombay, Lady Shafi et Lady Abdul Qadir à Lahore, et parce qu'elles représentaient la richesse et le prestige, on les imitait (Woodsmall, 1936).

Dans le Sud, Iqbalunnisa Hossain s'insurgea contre le système du purdah, oralement et dans ses écrits. Dès les années 30, le purdah était devenu l'objet de débats intenses dans presque toutes les associations féminines, et des résolutions contre cette pratique furent adoptées mais sans résultats satisfaisants (Hussain, 1940).

Méthodologie et objectif

Le présent article porte sur la campagne de réformes en faveur des femmes chez les Daudi Bohra[2] - la plus grande secte Ismaili Shia d'Inde Occidentale - telle qu'elle fut menée dans leur revue réformiste, Aage-Kadam (Un pas en avant). Entre 1936 et 1944, cette revue mensuelle gujarati fut publiée à Karachi sous l'égide de la Young Men's Bohra Association de Karachi et sous la direction d'Adamali Jiwajee. Les femmes de l'élite, les familles progressistes ayant un minimum d'éducation, une certaine connaissance du monde autour d'elles et un engagement vis-à-vis des réformes sociales, furent invitées à y contribuer. Ces femmes avaient reçu une éducation laïque dans les écoles des missionnaires et dans celles tenues par des Ghandian et par la communauté parsi. Quelques sethia réformateurs avaient choisi de vivre en dehors des mohalla (localités) bohra et avaient encouragé les femmes de leur famille à abandonner le purdah (Ghadially, 1993).

La revue Aage-Kadam fournissait une tribune pour présenter des idées progressistes et en débattre et était consacrée aux discussions sur les questions concernant la communauté, surtout les conflits en cours entre les réformistes et les religieux. Pour la première fois, une revue réformiste bohra traitait exclusivement de ce conflit, mais en plus consacrait aux femmes non pas une mais deux rubriques spéciales dans ses pages : l'une, Stree Vibhag (rubrique des femmes), était éditée par une femme, Mme Shireen Shirajee, et comprenait des articles rédigés par des hommes et des femmes bohra et des femmes musulmanes et hindu d'autres communautés. L'autre rubrique, Stree Jagat (monde des femmes), rapportait des nouvelles concernant les femmes à travers le monde et en Inde, sur des sujets tels que la santé, la participation politique et les questions débattues dans les réunions de femmes, surtout celles de femmes musulmanes. La rubrique Jagat Darshan (nouvelles du monde) présentait également des informations sur les femmes. Les trois rubriques ciblaient un lectorat tant masculin que féminin.

En plus de l'examen de la revue Aage-Kadam[3], le présent article étudie les débats occasionnés par la campagne, débats publiés dans le journal gujarati à fort tirage, Bombay Samachar, journal basé à Bombay, et dirigé par des Parsi. Ce journal comportait une rubrique spéciale intitulée Mukbire Islam (nouvelles islamiques) qui publiait le courrier des sectes musulmanes (Bohra, Memon, Khoja, Konkani, Musulmans, etc...) d'Inde Occidentale. Ultérieurement, il y eut une colonne spéciale réservée spécifiquement aux Bohra, Bohra Vartman (Bohra news)[4]. Bien qu'ayant une position nettement progressiste, le journal présentait les points de vue des secteurs tant orthodoxe que progressiste des communautés respectives. Pour les besoins du présent article, nous avons examiné les journaux des années 40 et 50.

La documentation très peu fournie (Minault, 1981 ; Jahan, 1988) disponible qui traite exclusivement de la campagne de réformes menée par les musulmans en faveur des femmes en Inde, est axée sur la secte sunnite d'Inde du Nord et sur les femmes bengali. Minault (1981), part de l'hypothèse que les mouvements sont hétérogènes par nature et qu'il faut décomposer le mouvement des femmes indiennes afin de le comprendre pleinement. En mettant l'accent sur la lente progression des réformes chez les Daudi, le présent article aidera à la compréhension du mouvement des femmes indiennes et mettra en lumière la tradition féministe multiple de ce pays. Toujours selon Minault, la recherche sur les musulmans indiens a eu tendance, jusqu'à une date récente, à adopter une approche monolithique, alors que la communauté musulmane en Inde est diverse, sur les plans ethnique, linguistique, doctrinaire et politique. Le présent article mettra en évidence le fait qu'au sein de la même tradition religieuse, les femmes étaient confrontées aux mêmes questions mais qu'il y avait aussi quelques différences. Finalement, les données figurant ici complèteront la maigre documentation disponible sur le sujet. Cet article traitera des pionniers du mouvement, du type de réformes préconisées, des justifications proposées, du nouveau type de femme qu'ils espéraient définir et des débats provoqués par de tels efforts.

Les sectes Shia [4] et les Daudi Bohra d'Inde Occidentale

Dès la fin du dix-neuvième siècle, il était devenu manifeste en Inde Occidentale que la majeure partie des efforts de réforme au cours des trois dernières décennies avaient été canalisées dans des voies communautaires. Les Parsi, les Gujarati hindu et les communautés du Maharashtra avaient créé leurs sociétés et leurs journaux réformistes respectifs qui, entre autres, défendaient la cause des femmes, c'est-à-dire, l'éducation des femmes, le remariage des veuves, le recul de l'âge du mariage, etc., et réglaient les conflits entre les réformistes d'une part et les dirigeants des castes et les orthodoxes d'autre part, en faisant appel à une autorité extérieure, à savoir, les tribunaux britanniques (Dobbin, 1972). A la suite de cette campagne, le monde des femmes s'élargit pour inclure deux nouvelles institutions féminines, l'école de filles et l'association des femmes (Pearson, 1990). Cependant, les castes hindu du Gujarat qui avaient été converties à l'Islam conservaient encore une forme très centralisée d'organisation de caste, généralement rendue plus complexe par la présence d'un dirigeant islamique à sa tête.

Contrairement aux Parsi et même aux Hindu, les musulmans n'avaient pas d'ordre du clergé pouvant être complètement séparé de l'organisation sociale de la communauté ou de l'autorité de ceux qui le dirigeaient. Ils ne pouvaient pas non plus séparer dans leur vie communautaire les secteurs laïque et religieux. Mais quand quelques-unes de ces castes musulmanes[5] migrèrent du Gujarat à Bombay, au début du dix-neuvième siècle, elles laissèrent derrière elles beaucoup de leurs traditions. Les sethia réformateurs (élite masculine) chez les Khoja ismaili shia furent les premiers à contester le leadership de caste et à entreprendre des efforts en vue d'éclairer la communauté. Dès la fin du siècle, la nouvelle génération de réformateurs s'attaqua à l'ignorance de la communauté, avec, certainement, l'assentiment de l'Aga Khan, dirigeant de la caste. Voici ce qu'ils disaient de lui.

"Il devrait lui-même aussi encourager sincèrement l'éducation, pour les hommes et les femmes, ainsi qu'une foi musulmane réelle chez les Khoja dont les positions, tant laïque que spirituelle, même maintenant, paraissent très suspectes aux yeux du monde musulman civilisé" (Dobbin, 1972 ; p. 120).

L'Aga Khan fut prompt à agir, et outre l'éducation, il assouplit les règles du purdah et écrivit dans ses mémoires : "Je l'ai aboli. Vous ne verrez jamais, aujourd'hui, une femme ismaili porter le voile" (cité par Papaneck, 1982 : p. 16)[6]. Parmi les sectes Bohra ismaili shia, les Sulaimini et les Mahdi Bagh abandonnèrent la pratique du purdah dès la fin du dix-neuvième siècle (Singh, 1987). Les femmes de la famille Tyabji, appartenant à la secte sulaimani, abandonnèrent le purdah dès les années 1890, ce dont la famille tira une grand fierté. Badruddin Tyabji, premier avocat indien du barreau de Bombay, fréquentait un milieu professionnel composé presque exclusivement d'européens. Il encouragea d'abord sa femme à organiser des fêtes zenana regroupant des dames de différentes communautés. Elle apprit alors des rudiments d'anglais et commença à rencontrer des femmes européennes. Cependant, la première à se distinguer en abandonnant totalement le voile fut une des nièces de l'avocat, Mme Ali Akbar Fyzee, qui se rendit en Angleterre en 1894. Puis en 1898, une autre de ses nièces, Mme Hydari, en fit de même à Bombay, lors d'une réception donnée par la Parsi Jamshetji Tata. En tant que pionnier de la modernisation et de l'occidentalisation, Badruddin Tyabji s'attaqua de façon virulente au purdah et au mariage précoce, à Bombay, lors de la Mohammadan Anglo-Oriental Conference en 1903 (Wright, 1976).

Plusieurs autres sectes shia telles que les Khoja, les Sulaimani et les Mahdi Bagh d'Inde occidentale avaient pris la tête de différents mouvements d'émancipation, mais les Daudi furent beaucoup plus lents à contester l'autorité de leur chef religieux, connu sous le nom de dai ou Sydena[7].

Apparemment, ils étaient restés pacifiques durant tout le siècle et lui étaient totalement soumis. Ils lui donnaient un cinquième de leurs revenus et acceptaient ses décisions sur les questions tant religieuses que civiles (Dobbin, 1972). Alors que la communauté soeur des Khoja défiait ses dirigeants religieux, Sir Adamjee Peerbhoyle, le sethia leader des Bohra, renforçait le clergé grâce à ses diverses contributions et à ses activités philanthropiques, sans contester son autorité (Wright, 1975). En conséquence, les tentatives de réformes furent considérablement plus lentes à démarrer. Et ceci, en dépit du fait que la secte daudi, étant une communauté d'affaires, avait établi des relations commerciales avec les Britanniques et avait été exposée très tôt à l'influence européenne.

Ce n'est qu'au début des années 1940 que le clergé assouplit les règles du purdah et accepta l'enseignement secondaire pour les filles. A propos de la course à la modernisation chez les Daudi, Wright (1975) écrit :

"L'impact de la seconde guerre mondiale se faisait sentir, les jeunes femmes avaient commencé à abandonner le purdah et à avoir un emploi, les jeunes gens à résister à la tradition qui leur imposait de se laisser pousser la barbe avant le mariage et de porter le turban doré bohra. Taher Saifuddin (le grand imam) se montrait disposé à accepter, avec réticence cependant, des transformations sociales, mais les réformistes avaient probablement raison de dire que ses concessions résultaient de ce qu'ils évitaient toute entreprise comparable à celles initiées par l'Agha Khan III des Khoja (p. 161).

Un début

Les progrès réalisés par d'autres communautés ne passèrent pas inaperçus et dès le début du vingtième siècle, certains sethia daudi initièrent une campagne en faveur de l'enseignement dans les langues locales pour les garçons et les filles, de l'enseignement en langues anglaise et locales pour les garçons et cherchèrent à acquérir une autonomie politique et financière vis-à-vis du clergé. Dès le début du vingtième siècle, dans des villes où la population daudi était importante, les madrasas où l'on enseignait l'arabe, la prière et le Coran, furent transformées par les sethia réformateurs en écoles de garçons et de filles pour l'enseignement dans les langues locales. Les efforts pour faire démarrer l'enseignement en langues anglaise et locales pour les garçons et les revendications d'indépendance financière se heurtèrent à une opposition rigide du clergé et des orthodoxes, et aboutirent à des procès longs et coûteux[8]. Il faut ajouter à cela les pressions constantes auxquelles les sethia tentèrent en vain de se soustraire, comme, notamment la nécessité d'avoir l'accord du clergé pour mettre en place des oeuvres sociales communautaires telles que des bibliothèques ou des dispensaires. Pour freiner les sethia réformateurs, le clergé imposait sa discipline par des amendes, le boycott social, la menace d'excommunication ou l'excommunication. Dans une petite communauté soudée, ceci fut très efficace. La sanction ultime du chef religieux - le droit d'excommunier les Daudi récalcitrants - fut contestée devant les tribunaux dans les années 1930 (Engineer, 1980). Pour faire face aux frais élevés des litiges, le chef religieux concentra son emprise financière sur la communauté en contraignant les administrateurs daudi fortunés à transférer à son nom leurs donations religieuses, sous peine d'excommunication, si bien qu'au début du siècle, outre son pouvoir spirituel traditionnel, le clergé jouissait d'un pouvoir de plus en plus grand dans les affaires laïques (Wright, 1975).

Dans ces premières tentatives de réforme, à l'exception de l'enseignement en langues locales pour les filles, on prêta peu d'attention aux questions concernant spécifiquement les femmes. Shirajee (1937), rédactrice de la 'rubrique féminine' d'Aage-Kadam accusa les premiers réformateurs de ne pas s'être préoccupés de la question des droits et de l'indépendance des femmes. Selon elle, leurs objectifs étaient de promouvoir l'enseignement pour les garçons, les droits des hommes et leur indépendance vis-à-vis de l'autorité du clergé. Si les rédacteurs hommes ne faisaient pas d'efforts en vue de l'avancement des femmes, avertissait-elle, les progrès réalisés par les hommes resteraient vains. A propos de Khanbai Amiji, pionnier de l'enseignement moderne et rédacteur en chef d'une revue réformiste Bage-E-Momin, elle se plaint :

"Qu'a fait Kaka Khanbai pour les femmes? Kaka Khanbai était un défenseur des droits des femmes et Bage-E-Momin était publié pour les droits et la liberté des hommes. Dans cette lutte pour la liberté, je me demande s'il a jamais pensé aux femmes. Ne pouvait-il se rendre compte que tant que les femmes seraient des esclaves, les hommes ne seraient pas libres? (Aage-Kadam Août 1937, p. 82).

La seule exception fut Tayabali Alavi, un sethia de premier plan, philanthrope et éducateur de Karachi, qui, en 1920, défendait la cause de l'enseignement en langues anglaise et locales pour les filles. Il se heurta à l'opposition des orthodoxes et dût abandonner ses idées qu'il ne réussit à imposer qu'en 1930[9] (Institutions féminines de la Hasani Academy Society, 1947).

Après trente années d'efforts, depuis le début du siècle, il était manifeste que les efforts des réformateurs n'avaient abouti qu'à peu de résultats, sinon aucun. La seconde génération de réformateurs poursuivit ce travail et s'attaqua aux mêmes questions. En décembre 1929, à Karachi, sept jeunes radicaux de l'élite se réunirent pour discuter de la baisse des activités commerciales dans la communauté et en virent à la conclusion que le niveau médiocre de l'enseignement en était la principale raison. Ces jeunes gens formèrent la "Young Men's Bohra Association" (- YMBA - connue aussi sous le nom de "Bohra Youth Association", qui regroupa en peu de temps presque tous les Bohra éduqués de Karachi). Le principal objectif de la YMBA était de promouvoir l'éducation ainsi que d'autres réformes nécessaires pour amener la communauté au niveau des autres communautés soeurs. L'émancipation des femmes était perçue comme une condition préalable essentielle tant à l'avancement de la communauté et qu'à la construction de l'Etat ; elle émergea dans le contexte de la campagne menée par la secte en vue d'une plus grande autonomie politique vis-à-vis du clergé et en vue de la libération nationale (The Excommunication and After, non daté, 1935). Hatim Alavi, fils de Tayabali Alavi et figure de premier plan de la jeune génération de réformateurs, était présenté comme un intellectuel et un libéral en politique. Il avait beaucoup voyagé en Europe, en Turquie et en Perse, en 1924. Il s'était engagé dans le Home Rule Movement - mouvement pour l'autonomie - et fut un des dirigeants de l'agitation contre le Rowlatt Act à Karachi.

Ces deux générations de réformateurs étaient issus de l'élite urbaine et avaient été influencés par l'agitation nationaliste de Gandhi, mais alors que la première génération se concentrait sur l'éducation occidentale pour les garçons et l'oppression politique exercée par les religieux, la jeune génération se fixait en outre pour tâche d'éclairer les membres de la secte et cherchait à mettre l'accent sur l'enseignement en langues anglaise et locales pour les filles et sur des questions connexes, en vue de l'émancipation des femmes. Une autre différence importante était que, contrairement aux premiers réformateurs, ils avaient profité de l'éducation occidentale, dispensée tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de la communauté, qu'ils avaient pris conscience de la nécessité d'inciter l'intelligentsia féminine naissante à s'exprimer, verbalement ou par écrit, et à s'organiser au nom des femmes, et qu'ils faisaient clairement le lien entre les progrès réalisés par les femmes et le succès de réformes plus larges au sein de la secte. La revue Aage-Kadam, lancée en 1936, devint le porte-parole de la YMBA et continua à paraître jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale.

Les organisations de femmes jouent un rôle important dans la lutte pour les droits des femmes, et en même temps que YMBA lançait son organe, Aage-Kadam, elle créait la "Daudi Bohra Women's Association" à Karachi. Cette association se fixait jusqu'à seize objectifs, entre autres : promouvoir l'enseignement en langues anglaise et locales, l'enseignement ménager et la puériculture pour les filles, organiser des séminaires, inciter à l'économie, encourager les femmes à contribuer financièrement à la cause plus vaste des réformes, et encourager la publication d'articles dans la rubrique féminine d'Aage-Kadam. L'association avait également initié des projets lucratifs en faveur des veuves et des femmes déshéritées. Sur demande, elle prodiguait des conseils en vue de la création d'associations du même type dans d'autres parties du pays. Cependant, durant son année et demie d'existence, l'association avait très peu accompli en matière de réformes[10].

La campagne et les débats

A l'exception de quelques privilégiées, la femme bohra menait une vie comparable à celle d'une "esclave", "propriété d'un homme","trop ignorante pour exercer ses droits garantis dans l'Islam", sa condition étant qualifiée de "pitoyable", "étouffante" et "paralysante". Pour toute éducation, elle n'avait que l'enseignement de l'arabe pour réciter le Coran et faire ses prières. Elle devait dépendre d'un étudiant d'une autre communauté pour lire et écrire une lettre à son mari. Le statut mineur des femmes ainsi que les différentes traditions en vigueur dans la communauté étaient imputés aux hommes, mais surtout à la version de l'Islam adoptée par les religieux. Comme on peut le lire dans un article traduit par Mme Nargis :

"Il y a l'Islam du Prophète et celui des religieux. La différence entre les deux est celle qui existe entre la craie et le fromage. L'Islam des religieux est truffé de coutumes et de traditions anciennes. L'Islam des religieux dit aux hommes de porter la barbe et de garder les femmes au foyer. L'Islam des religieux est puissant dans la société et ceci explique le statut inférieur auquel les femmes musulmanes sont reléguées dans la société actuelle" (Aage-Kadam, avril-mai 1937, p. 53).

Ailleurs, Mme Shirajee, rédactrice de la "rubrique des femmes" d'Aage-Kadam écrit :

"En raison de la sottise des hommes, les femmes sont écrasées. Les hommes considèrent les femmes comme des objets de divertissement. Ils les ont privées de leurs droits qu'ils ont foulés au pied. A cause de la domination des hommes, les femmes se plient aux coutumes, à la tradition, à la Sharia et se laissent écraser" (Aage-Kadam, avril-mai 1937, p. 25-26).

A quel type de questions s'attaquait-on pour sortir les femmes de ce retard? Quels arguments avançaient-elles pour justifier leurs revendications? Quels types de femmes les jeunes réformateurs, hommes et femmes, cherchaient-ils à créer? La campagne mettait-elle en question le rôle traditionnel des femmes et l'autorité des hommes? Comment définissait-elle l'émancipation, ancrée dans la vie domestique ou dans l'autonomie individuelle? La campagne provoquait-elle des débats parmi les membres de la secte? Quels types de débats?

La campagne de réformes était axée sur l'éducation et l'abolition de la coutume du purdah, pratique qui renvoie, ici, à l'abandon du voile et à l'élargissement de l'espace public des femmes. Pour justifier ces revendications, on se fondait sur des arguments d'ordre religieux et rationnel. Dans le monde arabe pré-islamique, les femmes jouissaient d'un statut mineur ; cependant, l'Islam a rehaussé leur statut, garanti l'égalité des droits entre hommes et femmes, et accordé aux femmes des droits non garantis dans d'autres religions. Ces droits se sont progressivement érodés avec le temps. L'argument rationnel le plus important était que les vents du changement et de la modernisation soufflaient partout et qu'il était essentiel que la communauté essaie d'égaler les progrès réalisés par les femmes d'autres communautés de l'Inde afin de rehausser la position de la secte au yeux des autres communautés. Un autre argument était l'évolution du rôle et du statut des femmes dans les pays musulmans. Le thème sous-jacent était l'avancement de la communauté, et l'émancipation des femmes en devint le symbole.

Systématiquement, les arguments avancés pour encourager de nouvelles activités chez les femmes étaient des arguments traditionnels. Selon l'Islam du Prophète, tout musulman, homme ou femme, se devait de chercher la connaissance. Il serait donc anti-islamique de refuser l'éducation aux femmes. L'éducation avait pour but de parfaire leur rôle traditionnel d'épouse, de mère et de gardienne du foyer et ce faisant, d'améliorer l'harmonie et la qualité de la vie familiale. Les mères étaient perçues comme jouant un rôle déterminant dans la socialisation des enfants, les mères instruites pouvant sensibiliser leurs enfants à l'importance de l'éducation. Eduquer la mère, revenait à éduquer l'humanité toute entière. On considérait également que l'instruction développait chez la femme certaines qualités telles que le courage et l'indépendance, qualités qu'elle encouragerait alors chez ses enfants. La femme instruite serait également économe et ne dépenserait pas d'argent en vêtements coûteux, en parures et en dîners. En outre, elle assurerait la paix et l'harmonie du foyer. Quant à la femme non instruite, elle passait son temps à des disputes futiles, qui étaient un mauvais exemple pour ses enfants. C'était en raison de ces querelles que les hommes désertaient leurs foyers et se réfugiaient dans les cinémas, les bazars et les clubs. La femme instruite comprendrait ses droits domestiques et conjugaux et ceci amènerait l'amour et le bonheur dans le foyer. Comme l'écrit M. Akbar :

"La femme instruite et aimable est, pour l'homme, un ornement précieux qui lui donne plus de repos et de bonheur que les pierres précieuses du fond des mers. En approchant de sa demeure, vous êtes accueilli par l'odeur des fleurs de mogra" (Aage-Kadam, août 1938, p. 33).

Si l'on se fonde sur les articles et les lettres des années 40 et 50 publiés dans Bombay Samachar, il est tout à fait manifeste, comme on l'expliquera ultérieurement, que la campagne pour l'abandon du purdah a provoqué des débats longs et acharnés alors que la question de l'enseignement secondaire pour les filles n'a pas suscité autant de passion. C'est parce que dès le début des années 40, l'enseignement secondaire pour les filles était non seulement accepté officiellement mais activement encouragé par les religieux. A l'occasion de son jubilé d'or (cinquantième anniversaire de son entrée en fonction), le Sydena annonça la création d'un fonds destiné à financer la construction d'une école secondaire de filles à Bombay et, dans l'intervalle, mit une de ses propriétés, un bâtiment de Ehendi Bazaar, à la disposition de l'école pour qu'elle puisse commencer à fonctionner temporairement. Le Sydena reçut maintes louanges, et le fait qu'il approuvait l'éducation des filles, parmi toutes les questions auxquelles la communauté était confrontée, fut perçu comme le plus grand changement dans sa façon de penser. Les réformateurs laissaient entendre que c'était leur propre campagne, mais aussi le fait que les sethia réformateurs dirigeaient avec succès une école secondaire de filles à Karachi, qui avaient poussé les religieux à agir enfin. Ceci est certes vrai, mais en même temps, il est indéniable que des transformations rapides étaient en train de se produire dans le sous-continent indien et que les religieux auraient semblé complètement dépassés s'ils étaient restés inactifs. Ainsi, dans les castes parsi et hindu, l'éducation des filles avait cessé d'être un sujet de débats et dès les années 20 les filles de ces castes fréquentaient les collèges et l'université. En outre, la all-India Women's Congress tenait ses réunions de sections à Bombay à la même époque, et même si l'éducation des femmes était toujours inscrite à son ordre du jour, il s'agissait moins de la faire accepter que de l'étendre. Les organisations pan-indiennes de femmes - all-India women's organisations - étaient passées à des questions beaucoup plus proches des préoccupations des femmes, à savoir l'égalité des droits entre hommes et femmes en matière de divorce, d'héritage, etc. (Everett, 1978). Toujours à la même époque, d'autres sectes musulmanes à Bombay débattaient de la question de l'accès des filles à l'enseignement secondaire qu'elles encourageaient. Le Bombay Samachar de cette période évoquait les progrès réalisés par les femmes de ces castes. Il faut également noter qu'en dépit des fatwas lancées par les religieux contre l'enseignement en langue anglaise, durant tout le début du vingtième siècle, les filles bohra de l'élite et des familles réformistes avaient fréquenté des écoles dirigées par des missionnaires et par d'autres communautés et que plus tard, les filles de familles bohra aisées en avaient fait de même. Pour contrebalancer cette tendance, il était nécessaire d'ouvrir une école secondaire administrée par la communauté pour les filles bohra (Ghadially, 1993).

Dans les années 50, des écoles secondaires de filles commencèrent à s'ouvrir dans les petites villes, mais dans l'indifférence générale. Une école secondaire de la ville de Shidpur se trouva en difficultés financières et il ne se trouva aucun sethia pour la renflouer. Quand l'école secondaire de Bombay commença à fonctionner, on laissa entendre qu'elle était mal administrée et qu'elle suscitait peu d'intérêt. Il faut également noter ici qu'en dépit de l'euphorie et de l'enthousiasme suscités dans la secte, l'enseignement secondaire pour les filles était considérablement freiné par le rappel à la secte de l'objectif de cet enseignement.

L'objectif était de préparer la femme à mieux exécuter ses rôles traditionnels et non d'encourager la recherche d'une carrière ou de l'autonomie. Il suffira de citer un passage d'une des lettres :

"Mais quelle devrait être la nature de cet enseignement? C'est également un problème. Le fait est qu'il faudrait leur donner une éducation telle qu'elles deviennent des épouses adarsh, des mères adarsh, des ménagères adarsh. Il faut toujours les préserver d'une éducation peu rigoureuse. Autrement elles deviendront des femmes coquettes qui voudront être actrices de cinéma. Elles devraient rester dans les limites tracées par Dieu" (Bombay Samachar, 28 décembre 1940).

La pratique du purdah était perçue comme l'obstacle majeur aux progrès de l'éducation des femmes et à leur participation à la vie publique. En 1936, Mme Shireen Mandviwalla, une femme instruite qui observait le purdah et qui était membre de l'association locale des femmes musulmanes à Karachi, déclara, lors d'un discours public :

"... nous sommes nombreuses à attendre avec impatience le jour où la vie derrière le purdah sera une chose du passé" (Aage-Kadam, idd numéro, 1937, p. 81).

Six mois plus tard, quand son père voulut obtenir une autorisation pour la marier (nikkah), les religieux tardèrent à la lui accorder, en expliquant, dans une lettre, que c'était en raison des nombreuses activités contraires à la sainte Sharia menées par sa fille et que le mariage ne serait célébré qu'à condition qu'elle renonce à ses opinions sur le purdah. Mme Shireen Mandviwalla défia les religieux de lui démontrer que le purdah était exigé dans le Coran et leur réponse se faisant attendre, elle refusa de se rétracter et fut excommuniée par la suite. L'excommunication alimenta les débats sur le purdah parmi les réformistes, l'argument étant que le purdah n'était pas exigé dans le Coran mais qu'il fut introduit ultérieurement. S'il était exigé, l'injonction était moins solidement fondée qu'il n'y paraissait et faisait généralement l'objet de controverses intenses que Lookmanji met ainsi en évidence :

"Ceux qui sont en faveur du purdah sont eux-mêmes divisés sur la question de savoir à quelle date cette coutume a commencé et quelles parties du corps de la femme doivent être couvertes. Après examen des mêmes textes, des mêmes injonctions et des mêmes lois, il y a des divergences sur la question de savoir si le purdah est exigé ou non par le Coran. Nous ne devons pas adopter un point de vue religieux mais juger une coutume en fonction des progrès qu'elle apporte à l'humanité" (Aage-Kadam, avril-mai 1937, p. 25).

Le point focal de ce raisonnement était que l'esprit des temps nouveaux demandait que l'on donne aux femmes la liberté et incitait également à mettre l'accent sur les effets néfastes de cette coutume. Le purdah remettait en cause la religion, freinait la droiture, était nuisible à la santé, était un obstacle au savoir et à l'affection. Les craintes rattachées à l'abandon du voile, à savoir que les femmes "désobéiraient et se libéreraient de toutes contraintes", "commenceraient à gagner de l'argent", "feraient des choses immorales" et "se dépraveraient", ces craintes étaient jugées sans fondement, et on prenait les femmes hindu en exemple. Selon le même auteur :

"Les femmes brahmanes du Maharashtra ont assoupli les règles du purdah. Se sont-elles libérées de toutes contraintes? Sont-elles devenues des prostituées?" (Aage-Kadam, avril-mai 1937, p. 25).

Les réformateurs ne se contentaient pas d'écrire et de débattre. Dès qu'ils en avaient l'occasion, ils étaient prompts à agir. La campagne en faveur des produits swadeshi, à l'instigation de Gandhi, avait mobilisé les femmes à travers le pays, et Hatim Alavi, gouverneur de Karachi, souhaitait la participation des femmes bohra à cet événement historique. Pour la première fois dans l'histoire de Karachi, des dispositions spéciales furent prises pour que, tous les vendredis, pendant quelques heures, l'exposition industrielle indienne - All India Industrial Exhibition - fut ouverte exclusivement aux femmes observant le purdah. A première vue, cette démarche semblait être en contradiction avec la campagne pour l'abolition du voile, mais son but était essentiellement de faire sortir les femmes de leurs foyers, pour qu'elles puissent côtoyer des femmes d'autres communautés dans des lieux publics et être sensibilisées à de nouvelles réalisations dans le pays, en l'occurrence, les textiles locaux. On assura aux femmes que les seuls hommes présents seraient les marchands et les volontaires. Quelques hommes orthodoxes émirent des doutes et annoncèrent dans les mosquées qu'aucune femme observant le purdah ne devrait se rendre à l'exposition. Ignorant ces injonctions et mues par un esprit nationaliste, un grand nombre de femmes se rendirent à l'exposition tandis que des hommes orthodoxes manifestaient à l'extérieur du hall. Certaines d'entre elles étaient farouchement déterminées et s'étaient même munies d'argent au cas où elle devraient payer une amende pour avoir violé la règle du purdah.

Selon les réformateurs, l'agitation ne servit qu'à mettre en lumière le caractère arbitraire de l'observation de cette coutume dans la communauté. Monpuri met l'accent sur l'attitude arbitraire des religieux et des orthodoxes en ces termes :

"Certains ont demandé s'il y aurait des hommes à l'intérieur, et comment le purdah serait alors observé. Je leur demande à mon tour comment les femmes observant le purdah discutent-elles avec le marchand de tissu quand les colporteurs viennent chez elles? S'asseoir à l'arrière de la voiture et regarder furtivement par la vitre. Est-ce cela, le purdah? Dans les mosquées, durant le wahez (sermon) ou durant le majlis (chants chiites), elles regardent des balcons sans purdah. Est-ce cela, le purdah? Les femmes assistent à des processions debout au bord de la route. Est-ce cela, le purdah? Enfin, les femmes vont voir le Sydena. Est-ce cela, le purdah?" (Aage-Kadam, mai 1939, p. 10).

Les réformateurs prétendaient que les religieux n'étaient pas conséquents dans leur application des règles du purdah et leurs condamnations n'étaient que des prétextes pour empêcher les femmes de se livrer à des activités susceptibles de les éclairer, de leur inspirer un esprit de liberté et d'amener le progrès. Concernant le discours de Mme Mandviwalla, ils soutenaient que le seul fait qu'une jeune femme bohra ait fait un discours en public était plus qu'intolérable pour les religieux. Une telle femme montrerait moins soumise à l'autorité et au contrôle des religieux.

Au moment même où Mme Mandviwalla prononçait son discours, des femmes appartenant à plusieurs familles de l'élite ou à des familles réformistes avaient déjà renoncé au purdah, surtout à Karachi et à Bombay. Dès la fin des années 30 et au début des années 40, des femmes des familles traditionnelles abandonnaient le voile[11], et progressivement, cette tendance devenait visible dans des villes plus petites également. Tandis que les réformistes continuaient leurs débats dans les numéros de leur revue, les orthodoxes présentaient leurs points de vue et leurs objections dans les pages de Bombay Samachar. Jusqu'à vingt-sept lettres[12] envoyées par des Bohra et publiées entre 1940 et 1956 mettent en lumière les débats suscités par le discours de Mme Manviwalla. Elles étaient rédigées par des hommes et étaient très critiques envers la tendance des femmes à abandonner le voile et à paraître de plus en plus souvent dans les lieux publics. Les orthodoxes attribuaient cela à un certain nombre d'influences telles que le cinéma, l'indifférence des religieux et la campagne des réformistes. Détail ironique, ces attaques visaient essentiellement les religieux plutôt que les réformistes. Les orthodoxes, comme les réformistes, accusaient les religieux de ne pas être conséquents dans leur approche de la pratique du purdah, pratique dont les réformistes préconisaient l'abolition alors que les orthodoxes voulaient qu'elle soit rétablie, comme par le passé.

Au moment où ces lettres étaient écrites, l'espace public des femmes bohra s'était considérablement élargi et le port du voile était en train de passer de mode. On voyait des femmes sans purdah à des pique-niques, à des réceptions de mariage, dans des gares ou des stations de trams, près de salles de spectacles et dans des marchés, mais la majeure partie de ces lettres met en évidence le fait que les femmes non voilées étaient de plus en plus tolérées en présence des religieux eux-mêmes. Une lettre (Bombay Samachar, décembre 1944) rapporte qu'au début des années 1930, les volontaires chargés du service d'ordre durant les cérémonies sociales et religieuses où les religieux étaient présents, entraient dans les maisons dans différentes mohalla (localités) bohra et invitaient les femmes à se rendre à la grande mosquée d'Ehendi Bazaar à Bombay pour écouter le wahez (sermon) du grand Imam. Pour susciter l'enthousiasme des femmes, des bus spéciaux étaient mis à leur disposition à cette occasion. La lettre ajoute que c'était à ce moment là que les volontaires encourageaient également les femmes à sortir dans les rues pour voir le grand Imam parcourir les mohalla bohra dans des processions ; celles-ci ayant souvent lieu la nuit, les volontaires incitaient les femmes à rester tard dans les rues. Elles sortaient en masse à ces occasions et elles commencèrent bientôt à le faire sans purdah[13]. Les volontaires avaient peut-être encouragé les femmes à descendre dans la rue, mais il était de plus en plus manifeste que les religieux eux-mêmes fermaient les yeux sur le fait que les femmes étaient non voilées en leur présence et en présence d'autres étrangers. Les femmes avaient également pris l'habitude d'assister, non voilées, à des majlis (chants chiites). Pour présenter leurs respects aux religieux, les femmes se rendaient à leurs résidences principales de Saifee Baug et de Badri Mahal et on les voyait sans voile au milieu des hommes. Les jeunes filles à l'âge de la puberté prêtaient serment d'allégeance (misaq) devant les religieux et après le misaq, elles se tenaient en rang, non voilées, pour recevoir leurs bénédictions. On faisait remarquer l'attitude contradictoire des religieux qui, d'une part excommuniaient Mme Mandviwalla car elle n'avait pas renié son discours, et d'autre part, fermaient les yeux sur le fait que des femmes orthodoxes violaient la règle du purdah.

Les orthodoxes fondaient leur opposition essentiellement sur des principes islamiques et rappelaient aux religieux que, dans le passé, ils avaient fait respecter les pratiques islamiques et avaient fréquemment cité les Hadiths en la matière. Les orthodoxes rappelaient également que, pour illustrer leurs propos, les religieux relataient souvent des événements concernant à Fatima, la fille du Prophète, sa stricte observation du purdah et son comportement exemplaire qui réjouissait le Prophète. Les réformistes insistaient sur les effets néfastes du purdah, tandis que les ultra-conservateurs mettaient en lumière les conséquences négatives de l'abandon du voile. En cela, ils étaient mus moins par des principes religieux que par le sentiment d'être les propriétaires et les protecteurs des femmes, par la crainte de l'insécurité morale des femmes non voilées et par leur souci de maintenir le statu quo afin de préserver leur autorité. Les adeptes du purdah insistaient sur le fait que seuls les contrôles les plus stricts préserveraient la secte du chaos social et moral. Ces quelques citations tirées des lettres serviront à illustrer ce point de vue : "Le goût des pique-niques gagne même les classes inférieures et on ne peut imaginer où ceci s'arrêtera". " On les bouscule beaucoup dans les tramways, dans les bus et à l'extérieur des salles de spectacles". "Et beaucoup d'entre elles vont dans les salles de cinéma, se promènent et même les hommes de la famille ne peuvent les en empêcher". "J'ai vu des filles bohra que des hommes taquinaient sur le quai de la gare. Elles feignaient d'être timides et les garçons les suivaient". "Tant que les hommes sont à la maison, les portes restent fermées, dès qu'ils sortent, les portes s'ouvrent toutes grandes". "Nous ne recevons plus de pensées religieuses et les femmes devraient se demander comment elles se présenteront aux portes du paradis". "Il viendra un temps où, même habillées, les femmes auront l'air d'être nues. Nous en sommes arrivés là. Une femme qui n'a pas de pudeur ne peut pas avoir un foi solide".

Des pressions considérables s'exerçaient sur le grand Imam pour qu'il réagisse, et en 1944, durant le mois de Ramadan, le Sydena fit un sermon sur l'importance du purdah, à la population réunie à la grande mosquée Saifee de Ehendi Bazaar, et ses amil (adjoints) en firent de même dans toutes les mosquées après les prières. Le sydena répéta le même sermon aux jeunes filles venues pour le misaq. Les agents des religieux et les volontaires firent circuler une brochure exhortant les femmes à porter le purdah quand elles se rendaient à la mosquée, pour que leurs prières soient valables et il y eut une réunion présidée par un agent des religieux pour débattre de cette question. Dans certaines villes, des associations secrètes se formèrent pour combattre l'abandon du purdah mais certains se plaignirent que ces associations disparaissaient très rapidement. Toutes ces initiatives ne produisant pas d'effets sur les femmes, les orthodoxes demandèrent aux religieux de prendre des mesures plus sévères, des mesures telles que faire payer une amende aux femmes sans voile, ne pas leur permettre de se rendre non voilées chez les religieux, montrer sa désapprobation en détournant la tête sur leur passage, prendre des dispositions adéquates pour les majlis (chants religieux), prendre des dispositions spéciales pour le transport par bus des filles fréquentant l'école secondaire dirigée par les religieux, établir une colonie réservée exclusivement aux Daudi Bohra où il serait possible d'exercer un plus grand contrôle social et de faire observer les pratiques traditionnelles. Il y avait vingt-neuf comités anjuman à Bombay, et on demandait aux membres de réfléchir à des moyens de combattre l'abandon du purdah. Cependant, l'impact des influences modernes venant de tous côtés était tel que, même dans une petite ville comme Patan où le Sydena devait se rendre, on laissait entendre que si les femmes n'étaient pas autorisées à le voir sans porter le voile, sa popularité en prendrait un coup. Les religieux éludèrent habilement la question mais n'autorisèrent jamais officiellement l'abandon du purdah. Cependant, dès le milieu des années 40, la pratique du purdah était devenue une chose du passée.

Outre le discours de Mandviwalla et les efforts des réformistes, il y eut d'autres forces à l'oeuvre qui aidèrent les femmes à sortir des limites de leurs foyers et à abandonner le voile. La politique nationaliste d'agitation de Gandhi, au début des années 30, avait fait descendre beaucoup de femmes dans la rue. Les femmes musulmanes, y compris les femmes bohra avaient participé à cette lutte. A la fin de la Première Guerre Mondiale, on avait commencé à débattre du purdah, parmi les femmes tant hindu que musulmanes et ces dernières poursuivirent leurs efforts durant les années 30 et 40. Un certain nombre de pionnières musulmanes telles que Iqbalunnisa dans le sud et les jeunes réformatrices du Bengale, inspirées par les efforts de Kamal Ataturk en Turquie et la lutte de Rokeya contre le purdah, s'exprimaient ouvertement (Jahan, 1988). La campagne contre le purdah avait commencé dans un certain nombre de pays : Turquie, Egypte, Iran, Syrie et la partie asiatique de l'URSS. Certains pays choisirent la voie d'une évolution sociale progressive tandis que d'autres prirent des décrets contre le port du voile. L'atmosphère ambiante était si imprégnée d'idées modernes qu'il était inévitable que les femmes sortent de leur réclusion. Comme le montrent certaines lettres du courrier des lecteurs de Bombay Samachar, des changements se produisaient également dans le reste du monde musulman et sur la côte ouest de l'Inde. Ainsi, un lecteur Shia n'appréciait pas trop les discours contre le purdah prononcés par des femmes Shia durant les fêtes annuelles de moharram à Noorbaug. Elles pouvaient bien célébrer le moharram, mais les discours ne se justifiaient pas. Des hommes bohra alvi se plaignaient de ce que les femmes de leur secte étaient devenues élégantes et qu'on les voyait sans voile dans les marchés. La communauté shia avait été la première à combattre cette pratique en Inde occidentale et elle fut bientôt suivie par les sectes sunnites. Quelques lettres du début des années 50 font état des débats dans la communauté sunnite memon et certaines révèlent la désapprobation générale à l'égard des femmes qui se déplaçaient avec leurs maris, le burkha à la main.

Un autre objectif de l'émancipation des femmes bohra daudi était de renforcer leur rôle traditionnel non seulement pour servir la famille et susciter chez elles un esprit nationaliste, mais aussi pour servir la communauté d'une façon plus directe. (Le principe de réformes économiques et politiques plus vastes au sein de la communauté s'est avérée une force puissante pour orienter les activités de l'intelligentsia féminine vers des fins avantageuses). Les réformateurs prenaient conscience des relations entre les réformes politiques et les réformes sociales. A partir de 1917, Peerbhoy et quelques autres familles avaient entamé le travail de réforme dans la communauté mais malgré près de trois décennies d'efforts intenses, il y avait eu peu de résultats en raison du faible niveau d'éducation des femmes. Eduquer les femmes, les sortir de leur réclusion, cela était perçu comme une condition préalable nécessaire pour qu'elles prennent leur place auprès des hommes de la famille, dans le cadre de la lutte plus large en vue de réformes menée contre le clergé. On instruisait les femmes, on leur enseignait de nouvelles compétences ou on les encourageait à sortir de leur réclusion, non pour leur propre épanouissement mais pour les préparer à mettre bénévolement leurs capacités au service de la communauté. Comme l'écrit Kapasi :

"Les hommes pourront assister à des conférences, des congrès et adopter des résolutions de réformes, mais tant que les femmes n'auront pas progressé et que le rideau tendu sur leur corps et sur leur esprit n'aura pas été levé, tous les efforts seront vains" (Aage-Kadam, 1938, p. 52).

Ailleurs, Talajawalla écrit également :

"Elles n'avancent pas avec les hommes réformistes, elles créent des obstacles et brisent le courage des hommes. Aussi, en même temps que la propagande réformiste, il faut mettre l'accent sur l'éducation des femmes" (Aage-Kadam, avril-mai 1994, p. 52).

Cependant, les femmes n'étaient pas encouragées à occuper des positions de leadership et à servir dans des instances de prise de décision ; on envisageait plutôt pour elles un rôle de soutien. On les incitait à soutenir des résolutions adoptées lors de la conférence, à contribuer financièrement à la cause, à se tenir informées des événements et à diffuser l'information oralement ou par écrit dans des publications communautaires.

Pour les Bohra, comme pour le reste du monde musulman, l'éducation et l'abolition du voile restaient des questions cruciales pour le progrès. Mais alors que dans le reste du monde musulman et dans le sous-continent indien, il y avait des débats intenses sur la polygamie, le divorce unilatéral, l'âge du mariage etc., tel n'était pas le cas chez les Daudi Bohra. Ainsi, la All India Muslim Ladies Association adopta une résolution contre la polygamie lors d'une de ses réunions. La polygamie était théoriquement admise, mais elle était rare dans la secte daudi car, dans le passé, elle avait été freinée par les religieux, et admise uniquement en cas de mariage sans enfants ; en outre, le droit Shia Fatimide suivi par les Bohra ne reconnait pas à l'homme le droit de divorce unilatéral. Quant à l'âge du mariage, la pratique courante chez les Bohra était de marier les fille après la puberté, c'est-à-dire entre quatorze et seize ans.

Voix discordantes dans la Young Men's Bohra Association (YMBA)

Alors que la campagne de réformes en faveur des femmes se poursuivait de façon soutenue, il y avait, parmi les membres de la YMBA, des différences d'opinion et de niveau d'engagement. On prenait conscience du fait que la femme émancipée serait moins soumise non seulement à l'autorité religieuse, mais aussi à celle des hommes, en général, et l'émancipation de la femme n'était donc encouragée que dans la mesure où elle bénéficiait à la famille, la communauté et la nation. Les détracteurs de l'émancipation des femmes craignaient de voir la femme indépendante devenir une "calamité", "suivre une mauvaise voie" et que ceci se traduise par "un soutien moins actif à la cause réformiste". Shirajee se plaint de ces divergences en ces termes :

"La question de l'indépendance des hommes vis-à-vis du clergé fait l'unanimité, contrairement à celle de l'indépendance des femmes. Les détracteurs de l'émancipation des femmes ont des raisons complexes. J'en donne ici un exemple personnel. J'étais au zoo où un jeune réformiste manifestait de la sympathie pour un animal en cage. Comme je lui laissais entendre que les femmes étaient également en cage dans leurs foyers, il me répliqua qu'il ne fallait pas mélanger les choses et qu'il fallait traiter chaque question séparément, avant de changer de sujet" (Aage-Kadam, octobre 1937, p. 25-26).

Contrairement aux femmes réformistes, non seulement il y avait chez les hommes un manque de solidarité en ce qui concernait l'émancipation des femmes, mais en outre, on prétendait que les hommes qui en avaient pris l'initiative étaient si occupés à avancer qu'ils négligeaient d'encourager et de soutenir la femme nouvelle et qu'en la critiquant et en l'accusant d'être faible, ils entravaient ses progrès . En outre, les femmes laissaient entendre que les hommes n'étaient disposés à leur accorder que les droits qui ne gênaient pas leur confort et leurs progrès. Deux femmes reprochèrent aux hommes d'être contradictoires dans leurs demandes en incitant les femmes à être des "co-associées" d'une part et des "épouses fidèles" de l'autre.

Soutiens et modèles

On pensait que la lutte pour l'émancipation et l'auto-détermination avait été inspirée et accélérée par les progrès réalisés par les femmes musulmanes des pays du Moyen-Orient, l'on mettait également en évidence les réalisations des femmes européennes et le rôle des femmes hindu dans la conduite des affaires publiques.

D'autres pays musulmans n'étaient intéressants que parce qu'ils avaient été des précurseurs en matière de réformes sociales. La réflexion des musulmans progressistes du sous-continent indien portait sur le nationalisme et non sur l'unification du monde musulman (Woodsmall, 1983). Pour les réformateurs daudi bohra, la Turquie offrait un modèle idéal à imiter, tant sur le plan de l'autonomie politique que sur celui de la question des femmes. L'approche turque visait délibérément à déstabiliser le système socio-religieux autoritaire de l'Islam, sans tenter, ce faisant, de l'Islam discréditer en tant que croyance personnelle. Faisant l'éloge de Khanbhai Amiji, un des premiers défenseurs de l'enseignement laïque, la rédactrice de la "Rubrique des femmes" écrit :

"Ne pouvait-il voir que les progrès réalisés par la Turquie reposent sur l'avancement des femmes et le rythme auquel leurs droits leur sont restitués?" (Aage-Kadam, août 1937, p. 83).

Dans les journaux, on lisait des informations sur les lois adoptées par le gouvernement turc en faveur de ses travailleuses, sur les premières femmes pilotes turques etc... Il y avait également des reportages et des articles sur l'enseignement obligatoire pour les filles au Liban, l'abandon du purdah chez les musulmanes de l'URSS, etc...

Quelques femmes indiennes - hindu et musulmanes - et européennes étaient prises en exemple pour illustrer l'avenir qui attendant les femmes une fois qu'elles seraient instruites et qu'elles sortiraient de leur réclusion. Ces modèles mettaient l'accent tant sur les rôles traditionnels que sur l'accès dans la sphère publique à un certain nombre de professions, y compris politiques et militaires. La participation politique de femmes hindu telles que Vijaya Lakshmi Pandit, Hansa Mehta, Leelawati et de femmes musulmanes telles que la Bégum Shah Nawaz et Rashida Lateef était mise en évidence. Tout en reconnaissant la participation publique et politique des femmes hindu, la rédactrice évoque la Deshmukh Bill[14] qui accordait aux femmes hindu des droits à la propriété dont les femmes musulmanes jouissaient déjà au septième siècle. Les progrès réalisés en Europe étaient attribués à la conquête de l'Espagne par les Maures, mais on estimait que les femmes daudi étaient loin d'être comparables aux femmes européennes, comme le montre la citation suivante :

"Les jeunes espagnoles sont belles, mariées avec enfants. Elles marchent à côté des hommes, revêtues de l'uniforme, elles portent le fusil et combattent pour leur pays. Où sont ces femmes et où sont nos femmes? Croyez-moi, ce ne sont pas des femmes bohra!" (Aage-Kadam, avril 1938, p. 25).

Ailleurs, elle leur assure :

"Miss Nora K. Smith, enseignante, a remporté un prix d'une valeur de mille livres pour une histoire intitulée "A Stranger and a Sojourner". Les femmes bohra pensent-elles toujours que les femmes sont moins intelligentes?" (Aage-Kadam, idd Ank, 1938, p. 100).

Succès de la campagne et remarques finales

Après près d'une décennie de lutte, la campagne commença à porter ses fruits. Le nombre accru de filles inscrites à l'école secondaire dirigée par les réformistes à Karachi, l'abandon du purdah lors de l'exposition industrielle, la présence des femmes à la première All India Daudi Bohra Conference de janvier 1944 ainsi que les discours prononcés par deux femmes lors de cette Conférence, tout cela était perçu comme des signes de progrès et de prise de conscience chez les femmes. L'impact irrésistible des influences modernisatrices et de l'esprit d'indépendance nationale avaient tiré les femmes de leur réclusion, et dans ce contexte, les religieux bénissaient la construction d'une école secondaire de filles, et s'agissant du purdah, soutenaient verbalement qu'il était obligatoire, tout en choisissant de fermer les yeux sur la violation de cette pratique. C'est ainsi que prit fin la première vague de féminisme chez les Bohra. Le processus de modernisation a débuté plus tôt chez les Shia que chez les musulmans sunnites, car les Shia formant une secte très organisée, il suffisait d'un geste de l'Imam pour mettre en marche les roues du progrès.

En mettant l'accent sur les principes de complémentarité plutôt que d'égalité entre hommes et femmes, la campagne n'a pas remis en cause la dépendance des femmes vis-à-vis des hommes dans les domaines sociaux, juridiques et économiques. Elle n'a jamais cherché à redéfinir la sphère des femmes, mais seulement à l'élargir. Il reste à voir si ces deux réformes cruciales ont conduit à remettre en question le pouvoir patriarcal au sein de la famille. Dans les efforts visant à l'élargissement de l'espace des femmes, celles-ci n'ont pas été uniquement des bénéficiaires des transformations sociales, mais, avec les hommes, elles ont également fait l'histoire. Dans l'ensemble, l'accent a été mis de façon égale sur des fondements religieux et rationnels pour justifier ces transformations. En raison de la force du mouvement de réforme plus vaste au sein de la communauté, il semble, rétrospectivement, presque inévitable qu'en posant la question des droits des femmes, on l'ait inscrite dans la lutte plus large pour l'émancipation de la communauté toute entière vis-à-vis de la domination du clergé. Les réformateurs étaient convaincus que le manque d'éducation et le port du voile faisaient obstacle au progrès de réformes "réelles" dans la communauté et limitaient la participation des femmes à la lutte nationaliste en cours. On estimait qu'avec la réalisation de ces deux revendications, les femmes prendraient conscience des droits qui leur étaient accordés dans l'Islam, et que la voie serait ouverte à une plus grande émancipation. La campagne, surtout celle visant à l'abandon du voile, provoqua une réaction brutale chez les orthodoxes, et de nouveau, des arguments religieux et moraux furent avancés pour la perpétuation de cette pratique, cependant, en raison de l'esprit d'indépendance ambiant, de l'impact des influences modernisatrices, des progrès réalisés par les femmes d'autres communautés et de la nécessité pour les religieux de se concilier le public, un tel retour en arrière était devenu impossible.

Références :

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Wright, P.T. (1976) Muslim Kinship and Modernization : The Tyabji Clan of Bombay, in I. Ahmad editor, Family, Kinship and Marriage among the Muslims in India. N. Delhi : Manohar.




[1] Une version antérieure de cet article a été présentée à la quatrième conférence annuelle sur les "Femmes en Asie", à l'Université de Melbourne, Melbourne, Australie, 1-3 octobre 1993.

[2] Pour une note détaillée sur les Daudi Bohra, voir Engineer, A. (1980) The Bohras N Delhi : Vikas.

[3] Les différentes sectes chez les Shia, à savoir, les Khoja, Bohra, Sulaimani, Mahdi Bagh, Alya (Alvi) proviennent de divergences sur la question de succession relative au représentant légitime de la secte.

[4] En tout, trente numéros d'Aage-Kadam ont été examinés, comprenant les numéros de février à août, octobre, décembre 1937 ; janvier à septembre 1938 ; janvier à mai 1939 ; août et septembre 1941 ; octobre à décembre 1943 et mars et avril 1944.

[5] Ces castes comprennent les Khoja, les Bohra et les Memon.

[6] Dans ses écrits sur le purdah, H. Papanek a soulevé la question de savoir si le port du voile avait jamais été pratiqué chez les Khoja ismaili.

[7] Pour un examen du mouvement de réformes plus large dans la secte daudi, voir Engineer, A (1980) The Bohras N. Delhi : Vikas.

[8] Les deux cas bien connus sont l'affaire Burhanpur Dargah de 1913, qui portait sur la question de savoir quelle part d'enseignement en langue anglaise devait-on permettre à l'école de Burhanpur et l'affaire de la Chandabhai Gulla (Boite à Aumônes) de 1917.

[9] Pour un examen global des débuts de l'enseignement moderne chez les filles daudi bohra, voir Ghadially, R. "Ismaili Bohra Women and Modern Education : A Beginning" India Journal of Gender Studies (à paraître).

[10] A l'exception d'un article sur la Karachi Bohra Women Association, rien d'autre n'est mentionné sur ses activités dans les trente numéros d'Aage-Kadam qui ont été examinés.

[11] Au début du siècle, les femmes daudi portaient le burkha - vêtement en forme de tente, de couleur noire, allant de la tête aux chevilles, avec un filet au niveau des yeux. Bien sûr, le burkha ne fut pas totalement abandonné, mais fut progressivement assoupli pour devenir un khais, vêtement d'une couleur sombre telle que le marron ou le bleu, recouvrant le corps du cou au chevilles, mais laissant le visage et les mains visibles. Dès le début ou le milieu des années 40, ce vêtement fut aussi abandonné par les femmes.

[12] Lettres figurant dans Bombay Samachar 1940 : a) 6/7 ; b) 13/7 ; c) 27/7/ ; d) 22/6/ ; 1943 : a) 22/11/ ; 1944 : a) 25/9/ ; b) 21/10/ ; c) 28/10/ ; d) 11/11/ ; e) 18/12/ ; f) 25/12/ ; g) 7/10/ ; 1945 : a) 13/8/ ; b) 1/1/ ; c) 8/9/ ; d) 22/9/ ; e) 8/10/ ; f) 14/11/ ; 1946 : a) 3/8/ ; 1947 : a) 12/5/ ; b) 11/10/ ; 1949 : a) 14/3/ ; 1952 : a) 29/12/ ; 1955 : a) 4/7/ ; b) 28/11/ ; 1956 : a) 17/9/.

[13] Je suppose que cette adulation du public pour les religieux fut encouragée en raison de deux affaires pendantes au tribunal, affaires qui contestaient l'autorité du grand Imam sur les membres de la secte. L'une des deux affaires bien connues de l'époque portait sur une contestation juridique de la sanction ultime appliquée par le chef religieux : le droit d'excommunier les Daudi récalcitrants ; et l'autre affaire contestait le fait que le grand Imam soit exempté de la Mohammedan Wakf Act réglementant les fondations religieuses et caritatives.

[14] La Deshmukh Bill, connue ultérieurement sous le nom de Hindu Code Bill, fut finalement adoptée par le parlement indien en 1956.