Dossier 9-10: Entre le repli et l’assimilation

Publication Author: 
Six jeunes maghrébines témoignent
Date: 
décembre 1991
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232
Pourquoi ces contradictions qui concernent l'ensemblee des jeunes issus de l'immigration sont-elles vécues par les jeunes filles comme particulièrement déchirantes ? Autant de questions en débat, que devra se poser l'ensemble du mouvement antiraciste et du mouvement féministe.

Malika a vingt-six ans ; elle fait partie de l'association «Les Nanas Beurs». Cette association, créée il y a un an, et qui se définit comme une composante du mouvement beur (et à ce titre défend l'autonomie de ce mouvement), se propose de lutter contre l'exploitation et l'oppression des femmes maghrébines immigrées ou issues de l'immigration. J'ai demandé à Malika de me parler de sa démarche, de ce qui l'a amenée à militer dans cette associaton.

Malika - J'en rêvais depuis longtemps. Nous, les nanas beurs - c'est devenu banal de le dire, pourtant c'est vrai - nous sommes entre deux mondes, entre deux cultures. Nos parents ont migré dans l'optique de ramasser un peu d'argent puis de retourner au pays. Le racisme ambiant, surtout pendant la guerre d'Algérie, a provoqué des réactions de repli communautaire : on reconstituait ici le village de là-bas, avec les mêmes valeurs, les mêmes traditions. Bien sûr, au contact d'un autre monde, les choses ont un peu évolué, mais les valeurs telles que la virginité, l'honneur n'ont pas bougé. Aussi, dans ma vie, il y a toujours eu deux pôles fondamentaux : je suis femme et en même temps immigrée.

• Mais y a-t-il une identité qui prédomine ?

Malika - Les deux sont combinés, mais je me sens femme avant tout. Ça, on le vit dans sa chair, dès que tu veux bouger, on te dit : «N'oublie pas que tu n'es pas française, tu es une immigrée algérienne, tu n'es pas une femme libérée, tu te marieras vierge...» J'ai toujours eu en moi cette révolte de femme, même s'il y a finalement peu de temps que j'ai adopté le mot de «féminisme». Vers quatorze ans, je lisais beaucoup : la biographie d'Angela Davis, par exemple, a été pour moi une révélation importante. Et puis un jour, au lycée, une affiche appelait à une réunion d'un groupe femmes. C'était génial, les filles étaient très chouettes. Mais je me sentais prise dans des contradictions terribles, je me disais : «Oui, tu tiens des super-discours, mais à la maison, tu continues de servir ton père et tes frères !» Pourtant, c'était le prix à payer pour éviter que ça éclate, le chantage étant : «Tu te tais ou on te marie»... De plus, des choix douloureux se posaient : «Suis-je française ou algérienne ? Si j'ai envie d'avoir des rapports sexuels avant le mariage, est-ce une trahison envers les miens ? Par rapport à la société française qui me rejette, au racisme, suis-je kabyle ?» J'étais vraiment scindée en deux : oui, j'étais d'abord femme, mais dans ces groupes femmes, il y avait un tel décalage entre leur réalité et la nôtre ! Puis il y a eu la fac ; j'ai milité dans un collectif antiraciste de quartier, sur ma banlieue. Mais là aussi, j'en ai eu marre de voir les gens parler à notre place !

• Les gens ? Les hommes ou les Français ?

Malika - Les deux, c'était pareil. On était un collectif mixte, tant hommes-femmes que Français-immigrés. Mais les jeunes Beurs, ça ne les branchait pas beaucoup eux, le racisme, ils le vivent au quotidien, plus le chômage, plus la galère... C'est dur dans ces conditions de s'organiser réellement. Il aurait fallu un autre discours... Et pour les jeunes nanas beurs, c'était encore pire ! Il y avait toujours la pression de ce même argument : «Les femmes, ce n'est pas la priorité». Dans les groupes mixtes, c'est vraiment impossible d'exprimer cette dimension ! Il y a bel et bien une nécessité de se regrouper entre femmes, là-dessus nous avons la même démarche que le mouvement féministe français. On nous le reproche souvent : «Vous êtes une association immigrée, partie prenante du mouvement beur, alors pourquoi cette non-mixité ?» Nous répondons simplement que les nanas beurs ont des problèmes spécifiques : les mariages forcés, la violence, les enlèvements, les suicides, les fugues... et que ce n'est pas aux hommes de l'exprimer, c'est à nous de le dire ensemble, ce qui crée en même temps un réseau de solidarité entre nous.

• Tu as parlé du mouvement féministe. Te sens-tu appartenir à ce mouvement, ton association s'y inscrit-elle ?

Malika - Bien sûr, je suis féministe, et mon association s'inscrit dans le mouvemnt de libération des femmes. Mais nous n'avons pas toutes la même réalité, nous avons des revendications particulières. C'est pourquoi notre association se bat sur les problèmes spécifiques des nanas beurs.

C'est à une réunion du CAIF (Conseil des Association Immigrées de France) que j'ai ensuie rencontré Ouria, dix-neuf ans, qui milite dans une association à Argenteuil, ainsi que Halima et Rachida (vingt-neuf et vingt-deux ans), deux marcheuses de la marche des droits civiques du 30 novembre 1985. Un ton polémique caractérisera notre échange : on les sent sur la défensive contre «le discours occidental sur les femmes immigrées», contre ce qui leur paraît être un rejet de leurs propres valeurs et traditions. Le statut des femmes dans l'islam n'est-il pas devenu uen arme idéologique contre le monde arabe que l'extrême droite elle-même utilise ? Dénoncer les pratiques culturelles discriminatoires de leur pays d'origine, pour elles, c'est dénoncer leurs pères, leurs frères... Alors, pourquoi ajouter à la division ? De plus, l'oppression des femmes, lorsqu'elle ne s'accompagne pas d'une prise de conscience féministe, est vécue - surtout par des jeunes qui se battent - comme une infirmité : aussi, se libérer de l'idée même d'oppression leur semble un premier pas dans la négation et la destruction de cette oppression. Pour elles, il s'agit d'abord de s'affirmer partie prenante de la lutte antiraciste. «N'est-ce pas là une façon de s'affirmer en tant que femme ?» demande Ouria. Portant, revendiquer les valeurs inhérentes aux cultures islamiques actuelles, se dire arabe et musulmane, n'est-ce pas un peu se nier en tant que femme ?

Ouria : Non, ce n'est pas en tant que femme que je me sens opprimée, mais en tant que beur - pardon, arabe. Dans la rue, j'ai plus peur de me faire tuer que de me faire violer. J'ai grandi dans une famille ouverte, bien sûr, j'ai dû «négocier» avec eux, j'ai accepté de mettre entre parenthèses des choses telles que la sexualité, l'alcool, le tabac. La confiance que mes parents ont en moi, et la marge de liberté qui m'est ainsi ouverte pour militer, me semblent plus grandes et plus intéressantes. Par ailleurs, je m'adapte assez facilement dans un environnemnt de mecs, j'ai toujours été un peu garçon manqué (sourire). Les luttes des femmes me semblent restrictives, ce sont des luttes qui concernent l'individu.

• Les femmes représentent plus de la moitié de l'humanité !

Ouria : Oui, bien sûr... Mais ce féminisme agressif, anti-mecs, je ne m'y reconnais pas.

Halima : Je suis d'accord : on vit dans une société d'hommes, alors ça ne veut rien dire d'agir sans eux ! Par ailleurs, je ne crois pas qu'on puisse parler de «problème spécifique» des jeunes filles maghrébines : il y a un problème spécifique des jeunes issus de l'immigration, oui - mais en tant que femme, on n'a pas forcément plus de problèmes que les Françaises.

Rachida : C'est vrai, chez moi, je n'ai jamais eu de trop gros problèmes, pourtant autour de moi, les gens disaient toujours : «C'est vrai que chez vous, les Arabes, on n'a pas le droit de choisir son mari?»

Ouria : La société occidentale nous considère comme primitifs, n'appartenant pas à la civilisation : ça, je veux le casser ! J'ai plus de libertés que certaines copines françaises.

Halima : Oui, le problème hommes-femmes est général, il existe aussi dans la société judéo-chrétienne. De plus, le sexisme est un racisme, donc quand on se bat contre le racisme, on se bat aussi contre le sexisme. Pourquoi le dissocier ?

• L'un ne se réduit pas à l'autre. Les femme issues de l'immigration vivent le sexisme et le racisme, ou plus exactement une combinaison des deux. Est-ce que vous ne minimisez pas la dimension femme au profit de la dimension maghrébine ?

Ouria : Moi, je crois qu'à travers ma lutte, je me suis affirmée en tant que nana, mais quand on arrive à des réunions en face de mecs qui pensent «les nanas c'est des idiotes tout juste bonnes à pouponner» et que nous, on arrive le poing sur la table avec nos tripes, alors on n'est plus des nanas, on est des gens. De toute façon, une réunion où il n'y aurait que des nanas, ça m'angoisserait !

Rachida : Le féminisme, n'est-ce pas une division de plus ?

• Pour moi, c'est l'oppression qui divise, pas la lutte contre l'oppression. Il n'y aurait pas de mouvement féministe si ces oppressions n'existaient pas.

Ouria : Attention, s'il y a un viol, moi, je manifeste. Mais pourquoi cette non-mixité ? De toute façon, je ne suis pas un mec, mais quand je parle, ce n'est pas pour toujours ressortir le problème des femmes. Aujourd'hui, c'est en tant qu'arabe que je me sens agressée.

• Tu insistes sur le mot «Arabe» que tu opposes, ou du moins, dissocies du mot «Beur».

Ouria : C'est vrai : on a trop parlé des Beurs comme de futurs Français intégrables. Par contre «Arabe», c'est souvent associé à «terrorisme», c'est toujours péjoratif ! De plus, «Beur» c'était notre mot, les médias nous l'ont piqué et déformé, «Beur» ça fait pittoresque : mais nous ne sommes pas qu'un aspect du paysage français !

• Et l'islam ?

Ouria : J'attendais la question... (sourire). L'islam et les femmes, eh bien oui, il y a bien quelques aspects que je refuse. Mais il faut lire le Coran au sujet des femmes, il est d'abord et surtout question de protection.

Pour conclure, je dirais qu'aujourd'hui, je suis arabe et fière de l'être. J'ai vraiment le sentiment d'une appartenance, je vais tout faire pour développer ces racines orientales qui sont en moi. Autrefois, je me sentais d'origine arabe, aujourd'hui je suis arabe. Et si l'Occident nous rejette, moi, je rejette l'Occident.

Yasmina, elle, n'est ni beur ni issue de l'immigration. Elle est algérienne, elle a vingt-deux ans, et elle est en France depuis deux ans pour poursuivre ses études. Confrontée dès son arrivée au problème du racisme, elle s'est tout de suite engagée dans le mouvement antiraciste. A son tour, je lui demande ce que représente pour elle le féminisme.

Yasmina : C'est un mouvement typiquement occidental, dont les origines et revendications n'ont rien à voir avec la situation des femmes au Maghreb. Nous, on en est à revendiquer des droits démocratiques, l'égalité dans la famille, bref, le droit d'exister !

• Ce ne sont pas des revendications féministes ?

Yasmina : Peut-être, je ne sais pas ce que l'on met derrère ce mot. Mais s'il s'agit d'un rassemblement de femmes pour revendiquer, rien de tel n'existe pour l'instant dans nos pays.

• Et les luttes autour du code de la famille ?

Yasmina : C'était une lutte marginale, portée par des petites bourgeoises assez éloignées de la réalité de la majorité des femmes en Algérie. Non, vraiment, la situation des femmes au pays est loin, trop loin de ces revendications, a fortiori des revendications du mouvement féministe occidental. Cela n'a rien à voir, le décalage est énorme : toute sexualité est bannie par le Coran ; l'avortement, la contraception, il n'est même pas question d'en parler. Et il y a des choses inimaginables, des rites que l'on impose à des gamines de quatre ans pour qu'elles conservent leur virginité jusqu'au mariage ! On nous dit que si l'on met un pantalon qu'un garçon a porté on peut tomber enceinte, qu'il est dangereux de prendre son bain après son frère, etc... Vivre quotidiennement ainsi, c'est vivre dans l'angoisse de son corps, de ses règles : sans notre hymen, on n'est rien ! Alors tu te dis que ton corps doit être sale - d'ailleurs, quand les intégristes parlent d'une femme, ils prononcent le mot «hachek», ce qui signifie «excuse moi de parler de quelque chose d'aussi sale !» Une femme c'est sale, impur...

Et puis, une femme, c'est une éternelle mineure, elle a toujours un tuteur - le père, le mari. Dans une telle situation, il est difficile de lui parler de féminisme - de plus la maison, les repas, c'est son seul pouvoir. La seule démarche possible serait de lui dire : laisse à ta fille le choix de son mari, laisse-la faire des études.

• Et à ton niveau, comment vis-tu le racisme et le sexisme ?

Yasmina : Je les vis ensemble, mélangés en tant que femme et en tant que maghrébine. Il y a de gros problèmes avec les hommes maghhrébins. Dès qu'ils sont avec une Maghrébine, c'est une situation de rapport de forces qui n'existerait peut-être pas avec une Française. Un exemple : la cigarette. Il y a un lourd interdit là-dessus, aussi quand un Maghrébin voit une femme maghrébine en train de fumer, il le lui fera remarquer : « Quoi, tu es maghrébine et tu fumes ?»

• Crois-tu que cela a changé dans l'immigration ?

Yasmina : Pas du tout. On a l'impression qu'ils n'ont pas quitté l'Algérie, l'Algérie d'il y vingt ans. C'est même assez dingue, car au pays, il y a le mythe de l'immigré. Chez nous, on nous dit : la meilleure chose à faire, c'est d'épouser un immigré, il a à peu près la même mentalité qu'un Français, c'est mieux. Quelle déception, quand je suis arrivée, rien n'a changé, ça me révolte...

• Même chez les jeunes ?

Yasmina : Ce n'est plus sous la même forme mais le fond est le même. L'épouse d'un jeune sera habillée à l'occidentale, etc... mais ils en sont encore à réclamer la virginité au mariage. C'est dingue ! C'est la première chose qu'un mec demande quand il a, comme on dit, des «intentions sérieuses» !

• Tu ne crois pas qu'au travers de la lutte antiraciste commune, les rapports peuvent changer ?

Yasmina : Je pense que si, mais jusqu'où, je ne sais pas... Et de toute façon, cela ne concerne qu'une minorité, ici. En Algérie, une militante est une putain !

• Et même ici, rien n'est définitif : n'as-tu pas l'impressoin qu'avec la montée du racisme, il y a une tendance au repli, un retour aux valeurs, traditionnelles, dont certaines sont dangereuses pour les femmes ?

Yasmina : Oui , c'est vrai, il y a cet aspect-là : on refuse mes valeurs, ma différence, alors je vais vers ma différence. C'est vrai que cela peut être un piège. Mais en même temps, même si je rejette le Coran, je reste de culture islamique, et je n'ai pas envie de couper avec cela. De plus on ne veut pas ressembler aux femmes occidentales. Beaucoup de choses ici me choquent : le corps des femmes étalé dans toutes les pubs, au service du fric ; la sexualité à treize ou quatorze ans... Je me dis alors que malgré l'oppression que je subie, tout n'est pas mauvais, et que l'Occident est loin d'être ce paradis auquel on croyait là-bas. La montée du racisme nous renvoie peut-être à nos propres valeurs. De toute façon, il existe un grand fossé entre les Français et nous, pour eux, les femmes maghrébines ne sont souvent que des «produits exotiques» ! Mais d'un autre côté, je me dis : épouser un Maghrébin, ce n'est pas possible, je n'ai pas fait tout ce chemin pour revenir en arrière !

• En même temps, tu ne crois pas au couple mixte ?

Yasmina : C'est vrai, le choix pour nous c'est souvent renier l'un ou l'autre aspect de notre vie : rester Arabe, épouser un Maghrébin, renoncer à son émancipation en tant que femme - ou s'assimiler.

• Ainsi, le repli sur ces valeurs-refuges, ces valeurs sécurisantes face à l'extérieur agressif, ce sont bien les femmes qui en font les frais les premières ?

Yasmina : Peut-être, mais c'est à elles de le dire, c'est comme dans le mouvement antiraciste quand les Français parlent à notre place : c'est quand même notre problème, nous aussi on est capable de parler. Ce qu'on demande, c'est seulement une solidarité.

C'est avec Fatima, vingt-six ans, responsable de la Commission Femmes de SOS-Racisme, et Nabila, vingt-deux ans, elle aussi militante de SOS que je termine cette série d'entretiens.

Fatima : Le féminisme tel qu'il est perçu aujourd'hui a un «look» agressif, le mot lui-même est devenu péjoratif. Ce qu'il faudrait, c'est le rendre à nouveau crédible aux yeux des jeunes, le réhabiliter aussi, car je crois qu'il y a eu une opération de désinformation de la part des médias. Pourtant, grâce au féminisme, nous avons le droit de vote, le droit au travail, le droit à l'avortement.

• Comment est née la Commission Femmes de SOS-Racisme ?

Fatima : C'était au moment des insultes de Le Pen quand il a traité les femmes immigrées de «lapines», et dénoncé leur fécondité. Nous avons eu envie alors de nous retrouver ; au début les mecs étaient assez hostiles, et puis ensuie tout le monde l'a accepté. Le mouvement antiraciste doit aussi se battre contre le sexisme.

• Cette Commission Femmes n'est pas une Commission Femmes maghrébines ?

Fatima : Non, je pense qu'il faut toujours aller du spécifique au général, qu'il faut s'ouvrir et non s'enfermer ; les problèmes que rencontrent les femmes issues de l'immigration sont finalement ceux de toutes les femmes : chômage, relations difficiles avec les hommes, sexualité, droit de cuissage, violence : même à des degrés différents, ce sont les problèmes de toutes les femmes.

• A ton avis, il n'y a pas de spécificité ?

Fatima : Si, mais on ne peut résoudre un problème spécifique en s'y cantonnant : il faut s'ouvrir, au contraire. Je ne supporte pas le ghetto communautaire.

• Tu ne te sens donc pas arabe ?

Fatima : Certainement pas : je suis kabyle, comme une bonne partie des Maghrébins immigrés d'ailleurs. De plus, je suis née en France, j'ai toujours baigné dans plusieurs cultures, je ne vois pas pourquoi je me renierais.

• A t'entendre, tu ne vis donc pas de choix douloureux en termes d'identité ?

Fatima : J'y ai mis le temps. Avant, je ne savais pas faire le choix, je subissais mon éducation, et les différentes pressions qui m'entouraient : il est difficile, quand on vit dans un tel chantage affectif - les femmes gardiennes de «l'honneur de la famille» - de savoir ce qui t'attire vraiment, et d'aller vers cela. Aujourd'hui, j'arrive à faire ce choix, je fais un tri : je garde dans chaque culture ce qui me plaît.

• Tu as été confrontée au racisme ?

Fatima : Mon père s'est fait agressé plusieurs fois. J'ai toujours été révoltée, mais je m'identifie à toutes les souffrances, pas seulement celles des Maghrébins. D'ailleurs, si j'étais pour le repli communautaire, je ne serais pas à SOS.

• Et l'islam ? Quand il est dénigré par l'extrême droite par exemple, comment réagis-tu ?

Nabila : Moi, je ne suis pas croyante, mais je crois qu'on ne connaît ici de l'islam que l'aspect répressif, on en a une vision fausse. Mais de toute façon, je suis contre tout état ou gouvernement islamique et je crois que l'intégrisme est un réel danger. Moi aussi, j'ai baigné dans plusieurs cultures et je considère ça comme une richesse.

On le voit, les problèmes soulevés sont multiples ! L'un d'eux, et non des moindres, est la difficulté pour ces jeunes femmes de se situer entre une identité culturelle empreinte de certaines valeurs religieuses rétrogrades et l'assimilation à un modèle de comportement occidental. Les femmes - rempart des traditions mais aussi premier maillon d'une nouvelle dynamique - sont souvent sommées de se définir en fonction d'une telle dichotomie. Elles sont rappelées à l'ordre en tant que membre appartenant à une communauté : ainsi dit-on à Malika : «tu ne dois pas sortir parce que tu es Algérienne», et non pas «parce que tu es une femme». Une femme qui épouse un Français n'a plus sa place dans la communauté, tandis qu'un homme qui épouse une Française garde sa place.

Pourtant, il est difficile de faire le tri, de séparer culture et identité, quand le discours raciste confond allègrement l'un et l'autre. En effet, comment peut-on dénoncer l'islam de façon neutre, quand celui-ci est un élément de la culture d'une minorité exploitée et opprimée en France, la minorité maghrébine ? Pendant des décennies, le colonialisme s'est caché derrière le masque neutre du progrès universel pour asservir les peuples qu'il dominait, entretanant ainsi la confusion entre modernisme et colonialisme. Aujourd'hui encore, la mise sous tutelle éconnomique, politique et culturelle, de la majorité de la planète, ne permet pas - même à des révolutionnaires - une critique neutre des oppressions existant dans les cultures dominées. A l'inverse, l'internationalisme et la lutte contre toutes les formes d'oppression ne doit pas s'arrêter à la limite de la bonne conscience occidentale : le «respect des cultures» et la simple solidarité, peuvent également être ambigus. «Vous ne devez pas accepter, au nom du respect des cultures, des pratiques et des actes que vous condamneriez pour vous-mêmes», expliquait un jour dans un débat une militante du MODEFEN (Mouvement de défense des femmes noires) : en effet, dénoncer l'excision et l'infibulation, ce n'est pas dénoncer des pratiques africaines, mais dénoncer des mutilations quelles qu'elles soient. Ainsi peut-on aimer le couscous et rejeter le voile... Lors de la Rencontre des lieux de femmes des 7 et 8 décembre derniers, l'ensemble des femmes présentes s'est prononcé pour l'égalité des droits français-immigrés. Il faut maintenant que le mouvement antiraciste dans son ensemble prenne position sur l'oppression et les crimes contre les femmes. Que l'ensemble du mouvement féministe s'engage dans la lutte antiraciste et internationaliste pour que le mouvement des femmes soit celui de toutes les femmes.

Brigitte Firk.

Reproduit de :Cahiers du Féminisme
Trimestriel Paris, Printemps 1986.