Dossier 9-10: L’intégrisme néo-islamique

Publication Author: 
Bassam Tibi
Date: 
décembre 1991
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doss9-10/f
number of pages: 
232
Depuis la défaite arabe dans la Guerre de Six Jours en Juin 1967, et de façon plus précise depuis le début des années 70, on remarque que la plus grande partie des sociétés arabes musulmanes se retire de la voie laïque. Le phénomène de la «Résurgence Islamique» documentant un rôle politique de l’Islam renouvelé dans le développement social s’est généralisé plus tard ; il ne se limite plus aux sociétés arabes parmi celles qui sont islamiques.

1) Le néo-intégrisme islamique en tant que pratique articulatoire non-hégémonique :

S’embarquer dans notre recherche exige un intérêt pour les questions relatives à l’explication de la nature sociale du néo-intégrisme islamique. Les intellectuels emploient ce terme pour décrire la politisation la plus récente de l’Islam dans le but d’établir la distinction entre l’idéologie politique des groupes islamistes militants actuels, et celle des anciens groupes tels que les «Frères Musulmans». En se référant au concept d’hégémonie élaboré par Ernest Laclau, nous pouvons considérer le néo-intégrisme islamique comme une «articulation» dans une situation de crise. La crise est diverse. C’est une crise de légitimité aussi bien qu’une crise déclenchée par le changement social rapide provoqué de l’extérieur avec ses effets perturbateurs. Les néo-intégristes islamiques remettent en cause l’ordre existant et le condamnent en tant que déviation de la «vraie voie islamique». Leur alternative se trouve dans le «al-hall-al-islami» (la solution islamique) , c’est-à-dire le premier ordre islamique de l’époque de la révélation islamique et lors de la fondation de la nouvelle religion sous le Prophète . Cette alternative néo-intégriste musulmane révèle clairement un trait caractéristique du millénarisme.

La théorie de Laclau sur l’hégémonie utilise le concept d’«articulation» émanant d’un antagonisme social. Jusque là, la contribution de Laclau semble représenter un cadre utile pour interpréter le néo-intégrisme islamique comme une «pratique articulatoire» des groupes sociaux. L’«Islam» leur sert de véhicule ou, dans la terminologie de Laclau, d’«articulation» pour les exigences politiques et économiques. L’«Islam» en soi ne constitue pas une force derrière ces exigences mais plutôt l’instrument idéologique le plus approprié et le plus disponible politiquement. En nous référant à nouveau au caractère millénaire du néo-intégrisme islamique et en nous alignant sur la position d’Ernerst Laclau, nous devons souligner que la «pratique articulatoire» néo-intégriste islamique n’est pas une «articulation hégémonique». Laclau déclare ouvertement : «... l’articulation doit se faire à travers une confrontation avec des pratiques articulatoires antagonistes - en d’autres termes... l’hégémonie doit émerger d’un domaine truffé d’antagonismes» .

Derrière la «pratique articulatoire» du néo-intégrisme islamique se trouve une expérience d’échec qui sous-tend cette pratique. Le sujet de cette «pratique articulatoire» est constitué par les gens vivant dans un état de transition sociale, à savoir les sociétés subissant, de façon presqu’extrême, les processus du changement social rapide. C’est un modèle de changement créé de l’extérieur. Cet état de transition ne peut pas être dicté par les individus qui la vivent et l’expérimentent. Le sociologue allemand, Niklas Luhmann, soutient que «La personne en transition est «à la fois - et» ou «ni-ni» et en fait tout cela en même temps ! Son identité devient floue et indéterminable. Cette situation relance le problème de la détermination de l’indéterminé . La référence au passé constitue une tentative de créer un lien avec le changement, une «détermination de l’indéterminable». La religion, dans le sens de «système culturel» semble représenter un véhicule adéquat pour y parvenir. Concernant l’Islam, la religion est bâtie à travers la langue, vue que pour ses croyants le Coran symbolise tout ; il symbolise l’ordre idéal des gens pieux. Il est perçu comme complet, immuable et, par conséquent valide, partout et à tout moment.

Les intégristes musulmans voient la revitalisation de l’Islam comme une victoire des forces religieuses sur la laïcité. Ils cherchent à réactiver, mais de façon ponctuelle, les éléments de l’Islam en tenant compte de l’antagonisme social duquel provient la résurgence islamique. Il est très important de noter que les militants les plus islamistes n’ont pas la connaissance islamique que les autorités traditionnelles religieuses, les Ulema, possèdent. Dans la plupart des cas, la connaissance de ces militants en matière islamique est très limitée. A un niveau conceptuel, nous pouvons avancer avec Laclau que, dans cette situation, les éléments à réarticuler peuvent être décrits «comme fragments d’une unité perdue». Le contexte social des symboles réactivés est la réalité en mutation rapide, provoquant des antagonismes auxquels les gens ne semblent pas être en mesure de faire face au niveau des stratégies sociales. C’est pour cette raison que les éléments symboliques islamiques que les militants sont en train de réarticuler servent tout d’abord à évoquer «une unité perdue» dans le sens millénariste. Laclau attire notre attention sur le fait «que toute reconstitution comporterait un caractère artificiel» . Nous pouvons conclure que toute pratique articulatoire millénariste de cet ordre ne produirait ni plus ni moins qu’une protestation romantique contre la réalité mal structurée du point de vue de la pureté d’un ordre symbolique. Regardons de plus près l’Islam en tant que système culturel avant de traiter de l’interaction entre un tel ordre symbolique et les structures socio-économiques sans cesse changeantes d’une société.

Etant donné que la culture constitue le point focal de la pratique articulatoire de la plupart des mouvements sociaux contemporains dans le Tiers-Monde, elle doit être au centre de notre recherche. En ce qui nous concerne, l’Islam constitue le système culturel respectif, en tant qu’ordre symbolique religieux. C’est pour cette raison que nous devons nous référer à la dimension culturelle de l’analyse religieuse. Le concept de culture de Clifford Geertz auquel j’adhère,

«Dénote un modèle de signification transmis historiquement, incarné par des symboles, un système de conceptions héritées exprimées sous formes de symboles par lesquels les hommes communiquent, perpétuent et développent leurs connaissances et attitudes par rapport à la vie» . Le grand mérite du concept de Geertz de la culture, c’est son caractère non-réductionniste. Nous sommes habitués au réductionnisme de certains auteurs marxistes qui réduisent à la manière hégelienne, la réalité à un concept. Dans leurs écrits respectifs, tout, y compris la culture, se réduit à un concept d’économie (Das Kapital - Begriff) . Toutefois, il existe aussi le réductionnisme de l’anthropologie culturelle qui procède de la même façon, bien qu’en sens inverse, pour tout réduire à la culture. Notre but est de vaincre le réductionnisme de classe et le réductionnisme économiste, de même que le «réductionnisme culturaliste». L’anthropologie culturelle de Clifford Geertz est débarrassée de cet aspect.

«Les modèles de culture ont un double aspect intrinsèque : ils donnent une signification, c’est-à-dire, une forme conceptuelle objective, à la réalité sociale et psychologique en s’y adaptant aussi bien qu’en l’adaptant à eux» .

Le groupe néo-intégriste musulman militant est une articulation basée sur le fait que l’Islam est un «système culturel» dans le sens de Clifford Geertz cité de manière approbatoire. Les néo-intégristes islamiques sont en train de réarticuler de façon ponctuelle les éléments symboliques de ce système culturel pour en reconstituer, de manière artificielle, «une unité perdue» dans le sens auquel Laclau fait allusion. En d’autres termes : le néo-intégrisme musulman est une idéologie politique basée sur la politisation du sacré ; c’est la politisation du système culturel de l’Islam qui constitue la pratique articulatoire dans une situation de crise .

2) Relation entre les éléments ou l’interaction entre les composantes culturelles et économiques du changement social

Ce problème nous mène à faire des recherches relatives à la contribution des études de développement modernes afin d’expliquer et de comprendre cette question.

Il faut un nouveau concept pour expliquer le nouveau phénomène qui constitue notre point focal.

Au cours de la décennie écoulée, les experts en matière sociale se sont concentrés sur les problèmes de la croissance économique dans les sociétés du Tiers-Monde. Il ont négligé le fait que le changement social englobe aussi l’innovation culturelle. L’analyse de tout le contexte social est également souvent passée à côté dans l’étude du processus de développement également.

Récemment, il y a eu chez les experts sociaux une prise de conscience élevée du fait que les innovations culturelles doivent être étudiées dans le cadre d’une analyse macrosociologique. Un certain nombre de théoriciens-révisionnistes américains de la modernisation ont récemment adopté une approche macrosociologique dans la tradition européenne vis-à-vis des problèmes du changement social, bien que les analyses sociologiques des sociétés industrielles soient à prédominance microsociologiques.

Le sociologue Eisenstadt se base sur l’analyse macrosociologique pour faire ses recherches sur le changement social. Il estime que les études de développement de nos jours sont étroitement liées à cette approche. Il emprunte, à partir du paradigme de la théorie de la modernisation, les concepts de tradition et de modernité et essaye de les utiliser comme concepts analytiques destinés à expliquer le changement social. Sa critique du premier paradigme de la théorie de la modernisation porte surtout sur le fait qu’elle ne permet «aucune explication de la façon dont les sociétés modernes peuvent émerger de celles qui sont pré-modernes» considérant, en particulier, que les préalables de l’émergence des sociétés modernes sont décrits avec les concepts et caractéristiques de ces mêmes sociétés.

La notion de société de transition, phase transitoire entre la société moderne et la société traditionnelle, ne résoud pas ce problème. Le paradigme fonctionne avec des types idéals, qui sont tous orientés vers un type de société particulier ; c’est-à-dire une société industrielle ; il n’est pas en mesure d’expliquer le changement social en tant que processus. Dans la Théorie des sciences de Thomas Khun, ce fossé analytique pourrait être décrit comme une anomalie centrale dans la théorie de la modernisation. Les anomalies non rectifiées mènent, sous cet angle, à une crise de paradigme durant laquelle ses adeptes «imaginent toutes sortes de clarifications et modifications ad-hoc par rapport à leur théorie afin de se débarrasser de tout conflit apparent» . Certains théoriciens de la modernisation procèdent de la même manière. Ils essayent de sauvegarder les paradigmes en y incorporant une variété de formes et de différences dans la modernisation aussi bien que dans les échecs éventuels.

Les sociétés rétrogrades ont sous-développé des structures sociales. Même les théoriciens critiques de la modernisation pensent que ce développement est dû à la tradition prédominante qui peut être surmontée par la théorie de la modernisation. Dans ce sens, ils restent fidèles à cette dernière. Seulement, ils doutent qu’un développement unilinéaire soit possible après la phase de décollage. Selon eux, la question essentielle de ces sociétés ne se situe pas au niveau inférieur de la modernisation ; elle se situe plutôt dans l’incapacité à créer un nouveau cadre culturel et dans l’inexistence de mécanismes de régulations et de normes modernes.

L’analyse de la dimension socio-culturelle de la traditionalité demeure centrale. Pourtant, le fait de l’étudier à part comme étant la substance du sous-développement revient à considérer une seule dimension, bien qu’importante, d’un phénomène social comme un ensemble.

L’intérêt principal de la présente partie de mon article est représenté, par conséquent, par l’étude de l’interaction des composantes culturelles et économiques dans le processus du changement social. Etant donné que les études comparatives se sont avérées judicieuses, il me semble intéressant de faire ressortir un certain nombre de similarités et de différences tant dans le cas des Arabes que des Allemands comme exemples révélant la corrélation entre les contraintes culturelles et socio-économiques du développement. Mon étude se concentrera sur la Réforme dans la Chrétienté Germanique dans les archives et l’inexistence de telles innovations culturelles en Islam . L’intérêt fondamental de ce point central se rapporte au raisonnement suivant : étant donné que l’Islam ou la Chrétienté, dans l’un ou l’autre cas, constitue des éléments essentiels de la culture arabe ou germanique, je suis tentée à me pencher sur les innovations au sein de l’Islam arabe et de la Chrétienté germanique afin de déterminer leur pertinence par rapport au changement social en question.

Un aspect particulièrement intéressant de cette question consiste à savoir à quel point une culture peut-elle entraver ou promouvoir le changement social . A ce niveau, je me propose de débattre la thèse selon laquelle l’éthique protestante est à caractère économique et d’examiner l’argument qui soutient qu’elle a été seule à déterminer le changement social. Une analyse approfondie de Weber nous permet de conclure que l’éthique protestante va de pair avec d’autres conditions sociales et c’est ce qui explique les changements qu’elle est parvenue à créer ; Weber écarte de manière assez claire la thèse qui estime que l’éthique protestante est la seule à avoir fait effet en tant que mouvement de modernisation . Ce débat revêt un intérêt particulier dans le domaine culturel islamique.

La relation entre culture et processus de changement social a été étudiée à partir de deux points de vue opposés. Cependant, tous les deux partagent une tendance vers le réductionnisme. Alors que les intellectuels formés dans la tradition des vieilles sciences humaines ou que les théoriciens de la modernisation actuels relèguent le phénomène religieux au monde des idées, certains auteurs marxistes s’interrogent sur cette autonomie du système normatif et réduisent tout bonnement la religion à l’économie .

Pour la figure de proue orientaliste, Gustav von Grunebaum, la religion en tant que système culturel normatif possède un pouvoir idéal à part; il se réfère à l’attitude spéciale «d’un mouvement religieux pour créer un changement culturel» et attribue cet aspect au fait «qu’un changement religieux vise souvent à réviser voire même à remplacer les jugements de valeur essentiels et se trouve donc en position d’altérer l’ordre total appartenant, de façon plus radicale, à un système culturel qu’à n’importe quel autre courant d’idées».

On peut déjà voir le point de vue opposé chez Engels, qui, contrairement à Marx, a toujours eu des tendances réductionnistes. Malgré son approche «euro-centrique», l’orientaliste von Grunebaum concède que l’Islam a produit une grande civilisation, alors que pour Engels l’histoire de l’Islam est simplement circulaire et statique, censée se manifester par un «conflit périodique» entre les nomades et les commerçants venant des villes : les bédouins battent les citadins, puis deviennent à leur tour des citadins au cours du développement historique. «Cent ans après ils occupent toujours la même position que les premiers rebelles ; il faut donc une nouvelle purification religieuse» . Selon Engels, ce «conflit périodique» est déguisé en contentieux religieux et empêche d’atteindre un haut niveau de développement en raison du fait que les conquérants nomades «laissent les anciennes conditions économiques intactes. Donc tout reste inchangé et le conflit devient périodique. Par contre, dans les soulèvements populaires de l’ouest chrétien, le déguisement religieux sert simplement de bannière et de masque visant à s’attaquer à un ordre économique décadent, qui est finalement renversé, cédant la place à un nouvel ordre, et la vie continue» .

C’est dans ce contexte de processus circulaires du changement social que Engels perçoit l’émergence de l’Islam. «L’Islam est une religion pour les Orientaux, en particulier les Arabes, donc pour les commerçants et les artisans des villes, d’une part, et, pour les bédouins nomades de l’autre» .

Grâce à la recherche effectuée par le sociologue français des religions et spécialiste de l’Islam, Maxime Rodinson, nous savons à présent que l’histoire de l’Islam n’est pas un processus circulaire .

Dans sa biographie de Mohammed, Rodinson décrit le processus complexe de l’émergence de l’Islam en tant qu’«idéologie mobilisatrice» et montre la façon dont un vaste empire ayant une culture fortement développée s’est élevé au sein de ce cadre. Notre intérêt ici se limite à l’interprétation du phénomène religieux, c’est-à-dire, la corrélation entre culture (Islam) et processus social. Cette histoire du Moyen-Orient n’est pas circulaire, l’Islam a aidé les Arabes à avancer de la place de bédouins primitifs à celle de tenants d’une culture fortement développée. Cependant cette performance historique n’est pas le fait exclusif de l’Islam. L’émergence de l’Islam est le résultat d’une évolution sociale complexe, de l’interaction entre la culture et le cadre structurel social.

Ayant insisté sur cette exigence méthodologique qui consiste à se méfier du réductionnisme, et en pensant à l’interaction sous-jacente entre les contraintes culturelles et socio-structurelles du développement, je me propose de débattre de la pertinence de la Réforme protestante en tant qu’élément du processus de transformation sociale dans l’histoire allemande. Le débat doit être perçu comme un effort comparatif visant à comprendre, à déterminer le recours des Musulmans néo-intégristes à la «tura» (héritage culturel) et l’argument selon lequel une compréhension révolutionnaire de cette «tura» permettrait de surmonter la crise.

3) La «Réforme Protestante» comme cas de comparaison : valeurs et limites de la revitalisation culturelle dans les sociétés islamiques

Dans la partie précédente de cet article, l’interaction entre les composantes culturelles et économiques des processus du changement social a été exposée dans le cadre d’un concept de totalité d’une société.

Toutefois, les intégristes néo-islamiques distinguent et insistent sur un moment de la crise. Ils se réfèrent à la «tura» (héritage culturel), système culturel de l’Islam, et négligent son contexte relationnel. La crise est liée au niveau national aux structures de la société respective, mais aussi au plan international à, ce que je suis encline d’appeler, la structure sociale universelle. La revitalisation de la culture nationale de l’Islam par rapport à la pénétration de l’environnement international pourrait être une occasion de surmonter la crise, si cette revitalisation s’articule comme un instant de totalité incohérente. Mais la pratique articulatoire des néo-intégristes islamiques se réduit à un élément et néglige le contexte relationnel tant sur le plan national qu’international.

En raison de sa structure étroitement liée et de ses réseaux de transport et de communication denses, le monde actuel peut se définir comme une société universelle. Dans ce contexte l’on pourrait débattre de la question de l’authenticité culturelle et de la communication inter-culturelle en tant que contraintes aux innovations culturelles dans notre monde contemporain, car un changement culturel à notre époque ne s’opère pas dans un cadre national. Toutes les sociétés nationales de notre monde sont intégrées dans une structure internationale existante c’est-à-dire une société universelle .

Par conséquent, notre point de départ est que dans la société mondiale contemporaine, les pays du Moyen-Orient forment une partie des régions sous-développées du Tiers-Monde. Nous nous pencherons sur le type de changement nécessaire au développement des structures de ces pays. Le trait saillant de ces cultures est leur caractère à prédominance religieuse non-laïque. Donc la conformité entre la culture et le décor religieux est absolument limpide .

Les organisations religieuses et la relation entre politique, société et religion jouent un rôle fondamental dans les sciences sociales modernes en tant que décor culturel. L’interprétation que Weber fait de l’éthique protestante et la discussion qu’en on fait les historiens et les sociologues des religions constituent l’intérêt principal d’un grand nombre de spécialistes - réveil qu’il faut expliquer par l’importance renouvelée attribuée à Weber dans la sociologie du changement social. A partir de ce point de vue, les sociologues ont fait ressortir la valeur du contexte wébérien pour l’étude de l’islam et autres décors culturels non-européens.

Eisenstadt, par exemple, fait remarquer :

«A mesure que l’intérêt grandissait au cours des quinze années écoulées dans le développement et la modernisation des pays non-européens, la thèse de Weber retenait à nouveau l’attention du public. En présence ou en l’absence d’un équivalent de l’éthique protestante, bon nombre de personnes voyaient dans les pays non-européens» la clé de la compréhension de la réussite ou de l’échec de la modernisation.

A présent, je voudrais insister sur le fait que les penseurs musulmans expliquent le caractère rétrograde du Moyen-Orient islamique en termes d’absence d’une éthique de ce genre. Ce n’est que dans un mouvement religieux, comme celui de la Réforme, et chez un réformiste, comme Luther, que l’on pourrait trouver une nouvelle éthique islamique. Est-ce que les modernistes islamiques du XIXe siècle entrevoient une voie vers la modernité ?

Afghani (1839-1897) , le recteur du modernisme islamique contemporain dont l’influence a pris effet dans la seconde moitié du XIXe siècle, affirme dans un de ses premiers ouvrages :

«Lorsque nous réfléchissons sur les causes de la transition révolutionnaire de l’Europe à partir d’un état de civilisation barbare, nous pouvons remarquer que ce changement n’a été possible qu’à travers des mouvements religieux fondés et dirigés par Luther... Il est parvenu à amener les Européens à adopter une nouvelle vue réformée...» .

Les références de Eisenstadt à la relation entre la religion et le changement social me paraissent très valables en raison du fait qu’elles contiennent un cheminement analytique très judicieux. Le paragraphe qui mérite d’être cité est celui qui fait fonction de correctif du point de vue du moderniste islamique Afghani, (qui vient d’être cité) selon lequel le caractère traditionnel du Moyen-Orient islamique pourrait être surmonté par un mouvement de renouveau religieux selon le modèle luthérien :

«A l’origine, bien sûr, la réforme ne constituait pas un mouvement de modernisation. Elle n’avait pas une impulsion modernisatrice mais s’intéressait plutôt à la mise sur pied d’un nouvel ordre socio-politico-religieux purement médiéval.

Au début le protestantisme était en réalité un mouvement religieux qui, en tant que tel, s’attelait à restructurer le monde. Toutefois, étant donné que le protestantisme contenait en même temps des élans forts liés à ce monde, ils se sont confondus dès le départ aux principaux courants socio-politiques, économiques et culturels des sociétés... européennes vers la fin du XVIIe siècle, surtout avec l’expansion du capitalisme, les états de la Renaissance, l’absolutisme, le laïcisme et la science...» .

A proprement parler, le présent paragraphe doit également constituer un correctif à l’évaluation personnelle d’Eisenstadt de l’orientation de la valeur culturelle comme moteur du changement social. Le texte établit sans équivoque qu’une éthique religieuse (ou pratique articulatoire, selon la terminologie de Laclau) ne peut avoir un effet décisif sur le changement social que lorsqu’elle coïncide avec d’autres conditions socio-politiques et aussi socio-économiques. La corrélation entre les points de vue culturels prédominants et le développement socio-économique dans un ensemble donné doit être étudiée par un macrosociologue si l’on veut en tirer une quelconque conclusion de poids. L’analyse de la fondation de l’Islam par Maxime Rodinson , sociologue français des religions, constitue un exemple de tentative réussie d’y parvenir. Eisenstadt fait allusion à la façon dont une éthique économique peut prendre effet dans la société, tout en faisant prédominer les orientations de valeurs culturelles, dans ses déclarations de principe.

La définition culturelle d’Eisenstadt de la société traditionnelle comme se définissant et étant conditionnée par la tradition me paraît utile, bien que cela ne constitue nettement qu’une dimension du phénomène du sous-développement, et qui ne cerne pas toute la question. Si l’on s’arrête à ce niveau socio-économique du débat, alors la religion peut se percevoir comme un des ingrédients essentiels de la traditionalité.

Que l’on s’entende bien, il ne s’agit pas pour nous ici de traiter de l’Islam en tant que légitimité, c’est-à-dire en tant que pratique articulatoire hégémonique. Notre intérêt principal c’est l’articulation des groupes islamiques militants néo-intégristes et leur désir millénaire de la toute première origine de l’Islam, qui, d’après leur entendement, représente l’ordre idéal immuable pour les hommes.

Ces néo-intégristes ne font pas que contester les ordres politiques existants ! Ils s’attaquent également à l’établissement de l’Islam traditionnel et le taxe de corrompu, mais en dépit de cette distinction, il convient de noter que les militants islamistes qui dénoncent la légitimité de l’ordre existant partagent les mêmes points de vue universels que les dirigeants religieux qui dénigrent l’Islam à cause de ces mêmes ordres. Les dirigeants religieux voient leurs tâches comme étant de «formaliser et de formuler leurs croyances et traditions de telle sorte qu’elles puissent être entièrement articulées et organisées à un niveau culturel relativement différent» .

De même, la pratique articulatoire des militants islamistes ne laisse aucune ouverture pour une articulation du genre à un niveau culturel déterminé. Une des raisons en est sûrement le fait que la plupart de ces militants ne se sont pas bien imprégnés du système culturel qu’ils sont en train de politiser, pour (être en mesure d’) utiliser ses symboles de façon sélective dans leur pratique articulatoire. Ils n’ont pas la capacité de créer un changement culturel réel en introduisant des innovations culturelles.

A ce stade de notre analyse, nous pouvons conclure que le changement culturel n’est pas autonome, mais qu’il constitue tout simplement une dimension importante du processus du changement social. L’innovation culturelle se déroule toujours dans des difficultés socio-économiques.

Ces réflexions nous amènent à conclure que les innovations culturelles constituent une clé au changement social, même si, à elles seules, elles ne sont pas en mesure de faire monter la société à un niveau de développement plus élevé. Pour qu’elles aient un impact total, il faut qu’elles aillent de pair avec les autres conditions sociales et économiques.

4) Conclusions

Le néo-intégrisme islamique constitue un mouvement de protestation dans la plupart des sociétés islamiques contemporaines. Les militants islamistes politisent le système culturel de l’Islam et utilisent ses symboles comme véhicule servant à articuler les exigences politiques et économiques liées à la crise que traversent les sociétés respectives. Cependant, ce mouvement de protestation n’est pas devenu un mouvement social dans la plupart de ces pays. Contrairement au cas de l’Iran, les militants islamistes n’étaient pas en mesure de mobiliser les masses urbaines et rurales pour les besoins de leur pratique articulatoire. Néanmoins, ce nouveau mouvement et sa pratique politique articulatoire basée sur une compréhension oppositionnelle du système culturel de l’Islam (sans toutefois y introduire l’innovation culturelle) demeurent un phénomène à la fois important et intéressant.

En dépit de la critique que je fais de la tendance économiste réductionniste dans l’idée de Samir Amin durant la grande conférence arabe sur la démocratie, (tenue à Limassol, novembre 1983), je partage le jugement du néo-intégrisme islamique qu’il a présenté ici. Amin affirme dans son article que les modèles libéraux et populistes pratiqués jusqu’ici au Moyen-Orient ont échoué. Le néo-intégrisme islamique ne peut pas, cependant, être considéré comme une alternative :

Dans cette crise profonde que nous traversons en ce moment, il y a de grands débats sur les «Turath» (Héritage culturel), ou sur ce que les gens perçoivent comme tel. Malgré tout, cet aspect est un signe de la crise mais non point un effort visant à apporter une solution... Cette approche est basée sur une supposition erronée, à savoir que les problèmes auxquels la société arabe est confrontée ne sont pas nouveaux, et que le passé y apporte des solutions. C’est la perspective du millénarisme religieux (salafi).

Samir a été critiqué par bon nombre de participants à cette conférence. Il était accusé de déprécier l’importance du renouveau islamique, bien que son jugement, comme je l’avais affirmé lors de la conférence, soit une appréciation adéquate du néo-intégrisme islamique.

Le Moyen Orient moderne est structurellement sous-développé et a une culture traditionnelle aussi. Cependant ce n’est pas la traditionnalité culturelle qui est la cause de ce sous-développement qui, à son tour, n’est pas réductible à une structure socio-économique . En d’autres termes : le Moyen-Orient islamique actuel - en tant que partie du Tiers-Monde - a besoin de se renouveler culturellement, processus qui implique, entre autre, une compréhension moderne de la culture locale. Ce processus pourrait consister en une séparation, comme dans les sociétés modernes, des religions de la politique, les premières continuant à évoluer en tant qu’éthique sociale et religieuse . Mais les innovations culturelles à elles seules ne suffisent pas à sortir du sous-développement. Elles doivent s’insérer dans une stratégie de développement englobant toutes les espèces de la société. La contribution de l’Islam pourrait se trouver dans sa libération de la traditionalité culturelle tout en se préservant en tant que éthique interne pour les Musulmans. Malheureusement le renouveau culturel islamique au sein de l’actuel élan islamique qui prédomine en ce moment ne répond pas à ce besoin historique impératif.

Bassam Tibi est Professeur de Relations Internationales, Université de Göttingen en Allemagne.

Reproduit de: Développement : les graines du changement
Village through Global Order, 1987 : 1 pp. 62-66.