Dossier 20: L’Islam est la solution[1]: Les islamistes jordaniens et le dilemme de la “femme moderne”

Publication Author: 
Lisa Taraki
Date: 
décembre 1997
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number of pages: 
179
Ces dix dernières années, la question des relations de genre et du comportement et du mode d’habillement des femmes a occupé une place de plus en plus importante dans le discours des mouvements islamistes. Cet article essaie de situer l’intérêt des islamistes arabes pour la question des femmes dans le cadre de l’héritage du colonialisme et des transformations sociales relatives au genre et à la classe.

En ce qui concerne la Jordanie, l’auteur relie le caractère urgent de la question aux transformations sociales en matière de genre et de classe de ces dernières décennies. Elle fait observer que pour comprendre l’importance de la “question de la femme” dans la pensée islamiste, il faut se tourner vers les groupes sociaux constituant le vivier traditionnel des islamistes qui subissent finalement les conséquences socialement perturbantes des nouvelles structures relatives au travail, à l’éducation et à la visibilité des femmes. En bref, la question de la décence et du comportement des femmes, plutôt théorique il y a une génération (quand seules les femmes issues de la grande bourgeoisie et de l’aristocratie se montraient en public), acquiert un caractère réel et pressant dans l’environnement social en rapide mutation.

L’article s’efforce également de montrer que le fait que les islamistes présentent une question sociale comme une question culturelle est d’un intérêt primordial, notamment pour les groupes sociaux les plus éloignés du monde fermé de l’élite occidentalisée et en quête d’un style “authentique” de vie dans le monde moderne.


L’une des caractéristiques les plus frappantes des mouvements islamistes dans le monde arabe est leur préoccupation pour la “question féminine”. Bien que ce souci de trouver aux femmes la place qui leur revient dans la société ait toujours été caractéristique de la pensée islamique dès le début de ce siècle, le discours et le militantisme islamistes de ces dernières années ont concerné plus souvent et de façon plus insistante la manière dont une femmes doit se comporter dans le monde contemporain et ce que l’on attend d’elle. Non seulement les documents islamistes populaires à l’intention et au sujet des femmes circulent davantage dans le monde arabe mais, de plus en plus, des régimes, par convenance politique ou par engagement islamiste, adoptent des attitudes et promulguent des lois traduisant la nouvelle pensée islamiste en matière de relations de genre et du rôle des femmes dans la société.

Ce que nous allons étudier ici c’est la raison pour laquelle la question de genre occupe une place de plus en plus importante dans le discours et le militantisme islamiste et pourquoi les politiques et mesures concernant les relations de genre sont souvent les premières à être introduites par les régimes islamistes ou demandées par les mouvements d’opposition islamistes. L’importance de la question peut-elle être expliquée par les vastes transformations structurelles dans la société et la culture politique?

Les islamistes jordaniens et la “question de la femme”

La Jordanie d’aujourd’hui offre l’occasion unique de faire les recherches permettant de répondre à la question ci-dessus. Le mouvement islamiste dans ce pays, un des plus anciens et des plus organisés du monde arabe, est en train d’engager de manière agressive la société dans son projet social et politique, et promet d’être une force politique majeure dans la nouvelle ère de “démocratisation” inaugurée par les élections législatives de 1989. Les députés islamistes forment au sein du parlement un bloc politique de poids et de nombreux islamistes occupent des postes d’influence dans l’administration. Cette participation active à la société, au processus politique et aux institutions étatiques est unique dans le monde arabe, à l’exception du Soudan où les islamistes ont complètement pris le contrôle de l’appareil d’Etat.

L’élément le plus important et le plus organisé du mouvement islamiste en Jordanie est la Société des Frères musulmans (Jama’at al-Ikhwan al-Muslimin), dont l’histoire en Jordanie remonte à 1945. D’autres groupes islamistes existent aujourd’hui en Jordanie, certains plus établis, comme le Parti de libération islamique ; d’autres plus récents, comme le Dar al-Qur’an, le Jihad-bayat islamique et le Parti arabe du renouveau islamique. En raison de leur vigueur politique et structurelle, le présent article s’intéressera principalement aux Frères musulmans (par la suite appelés Ikhwan) et à leur plus récente expression politique, le Parti du Front pour l’action islamique créé en 1992.

Pendant près de cinquante ans d’activité en Jordanie, les Ikhwan sont restés remarquablement fidèles à leur vision et à leur programme originels. Ils continuent d’accorder une place importante dans leur discours à la “question morale” et ont mis en place un réseau remarquable d’institutions et de forums concernant pratiquement tous les aspects de la vie. La “question de la femme”, tout en faisant toujours partie de la “question morale” dans la pensée et la pratique ikhwan, a acquis une urgence et une importance nouvelle, et est davantage présente dans le discours politique des Ikhwan. Cependant, il est important de souligner, qu’aujourd’hui, en matière de questions morales et de condition féminine, le militantisme ikhwan n’est pas une simple prolongation des anciens modèles utilisés depuis le début de leur mission dans les années 1940. Si la plupart des discours se ressemblent peut-être, le militantisme ikhwan d’aujourd’hui réagit à des contextes en mutation et aux nouvelles réalités sociales.

Le projet de “démocratisation” lancé par le régime en réponse à l’aggravation des tensions sociales vers la fin des années 1980 a propulsé dans l’arène politique des forces politiques et sociales muselées pendant toutes les années où les libertés démocratiques étaient restreintes. Les Ikhwan ont saisi l’occasion offerte par le nouveau climat et ont entrepris de promouvoir activement un programme social et politique mis au point pendant des années. L’assouplissement des lois sur la presse a rendu possible une plus grande diffusion et propagation de ce programme, où les questions morales et la question de la femme figurent en première place. L’espace parlementaire a été également largement exploité, tout comme les postes ministériels lorsqu’ils y ont eu accès. En bref, les Ikhwan se sont lancés dans une offensive active de l’Etat et de la société, et font des incursions de plus en plus osées dans les domaines que par le passé ils avaient choisi d’éviter.

Pourquoi les femmes?

Comment expliquer l’importance de la “question de la femme” dans le discours et le militantisme des Ikhwan ? Il est impossible de répondre convenablement à cette question sans faire remarquer que l’intérêt des islamistes jordaniens pour la question de la femme est partagé par toutes les tendances islamistes dans le monde arabe. Il serait donc peut-être utile de commencer par se demander pourquoi la “question de la femme” et, plus précisément, la question des relations de genre, est une priorité dans le programme social et politique des islamistes arabes ces dernières années. Pour comprendre cet intérêt pour le genre, il faut étudier le contexte social et historique dans lequel les mouvements islamistes se sont implantés dans le monde arabe, d’autant plus qu’ils sont issus, d’une part, de l’héritage du colonialisme et, d’autre part, des transformations sociales relatives au genre et à la classe.

Le legs du colonialisme et la résistance culturelle

D’après Denis Kandiyoti (1991 : 7), les spécialistes s’accordent à penser que l’antagonisme historique entre Islam et Chrétienté a créé une zone de résistance culturelle autour de la femme et de la famille, transformées en réceptacle inviolable de l’identité musulmane. Les administrateurs coloniaux et les missionnaires chrétiens ont tous défini leur mission “civilisatrice” comme impliquant une réforme des coutumes sexuelles et des traditions familiales musulmanes. Le féminisme fut donc mis sur le même plan que l’impérialisme culturel et les musulmans qui essayaient de changer la condition des femmes étaient accusés d’inauthenticité culturelle si ce n’était de trahison pure et simple.

Leila Ahmed (1992 : 236-7) développe ce thème en interprétant les idées des islamistes sur la femme comme une manifestation de ce conflit historique entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman. Les femmes sont au centre du programme islamiste, ne serait-ce que parce qu’elles étaient le sujet principal des attaques verbales des colons contre l’Islam et la culture arabe. Elle interprète donc l’intérêt islamiste pour la question des femmes comme une lutte en faveur de la culture, et le discours islamiste sur les femmes comme un discours de résistance : on résiste aux attaques coloniales et post-coloniales contre la religion et la culture musulmanes ; attaques dont l’élément principal était, surtout à la fin du XIXème siècle, la croisade contre les pratiques “arriérées” comme le port du voile. Autrement dit, si les impérialistes utilisaient la pratique du port du voile et la condition de la femme dans les sociétés musulmanes comme preuve de l’infériorité de l’Islam et pour justifier leur entreprise de domination sur les musulmans, les islamistes inversent désormais les termes de cette thèse et soulignent l’importance du port du voile et du retour aux pratiques locales comme une forme de résistance.

En poursuivant le même raisonnement, on peut aller plus loin et considérer l’intérêt qu’ont les islamistes pour l’habillement et le comportement des femmes non seulement comme une forme de résistance mais aussi comme la dernière revanche historique : une preuve de la déroute morale de l’Occident et de la supériorité des musulmans. Il ne fait aucun doute que l’Occident représente la supériorité économique et technologique et, par extension, la suprématie politique. Pour les islamistes, le prix de cette suprématie est la dégénérescence morale de la société occidentale. Et qu’est-ce qui représente plus clairement cette dégénérescence morale que la femme américaine ou européenne avilie, ne respectant plus ni le mariage ni la famille, exposant ses chairs au vu de tous, offrant son corps sans résistance ? En se focalisant sur ces questions fondamentales pour le système de valeurs des musulmans arabes (le caractère central de la famille, la vertu et la pudeur pour les femmes), les islamistes ont touché une corde sensible dans la société arabe conservatrice, qui de toute part, souscrit au diagnostique que font les islamistes de la cause des maux de la société occidentale. Ils redonnent également aux Arabes une certaine fierté et une estime de soi, et assurent les musulmans de leur supériorité morale malgré leur assujettissement économique et politique.

Il est également intéressant d’attribuer la place prépondérante qu’occupent le comportement et l’habillement des femmes dans la pensée islamiste à des facteurs psycho-politiques. On pourrait dire que les hommes musulmans, incapables de résister à l’assaut économique, politique et culturel de l’Occident, compensent cette impuissance par l’exercice de leur autorité dans un domaine socialement incontesté, sur l’élément socialement vulnérable, “leurs” femmes.

Il demeure, cependant, qu’interpréter l’intérêt que montre les islamistes pour la question de la femme, en tant que résistance ou revanche culturelle, malgré son attrait, ne répond pas à la question de savoir pourquoi la question est devenue cruciale maintenant, à la fin du XXème siècle. Je suggère que si le discours islamiste sur les femmes est formulé dans un vocabulaire de résistance culturelle et lourdement émaillé d’un jargon sur l’authenticité culturelle, ce vocabulaire et ce jargon expriment indirectement les préoccupations et problèmes créés par la nature changeante des relations sociales au cours de ces dix dernières années à peine, notamment en matière de genre et de classe. Le style discursif islamiste, cependant, demeure le véhicule le plus puissant, s’inspirant comme il le fait des craintes, des angoisses et des tendances d’un peuple souffrant encore de l’impact direct d’une hégémonie étrangère économique, politique et culturelle.

Relations de genre en mutation

Quels sont les signes les plus caractéristiques du changement en matière de relations de genre ? Je crois qu’on peut affirmer sans crainte que ce qui caractérise la seconde moitié du XXème siècle est l’effondrement des barrières qui ont tenu les femmes hors de la vue et donc de la pensée (des hommes). Bien que les femmes aient toujours été physiquement visibles dans les champs et les marchés, elles avaient pris leur place au sein d’une division sexuelle du travail qui était incontestée et qui maintenait l’ordre patriarcal. L’entrée des femmes dans le monde du travail rémunéré, le système d’éducation et le domaine public en général a commencé à remettre en question l’ordre traditionnel, d’autant plus que des hommes et des femmes sans liens de parenté se retrouvaient au travail et dans d’autres situations, loin de l’œil vigilant de la famille[2].

Quelle peut être la réaction appropriée de pères, frères et maris devant cette nouvelle réalité? En raison des besoins économiques grandissants, les hommes sont forcés d’accepter que les femmes cherchent du travail hors de la maison, et l’éducation obligatoire pour les femmes instituée par l’Etat signifie que la résistance à l’éducation n’est plus une option viable. Les choix limités dans ces domaines, par conséquent, sont compensés en s’assurant que lorsque les femmes doivent se retrouver dans le monde sexuellement intégré, qu’elles le fassent avec un minimum de risques sociaux. Le mouvement islamiste, en faisant de l’habillement et du comportement féminins la pierre angulaire de son programme social, exprime ce dont chaque homme a peur et a besoin : peur de perdre le contrôle sur ses femmes et besoin d’être assuré que d’autres hommes ne peuvent pas y prétendre. Le mouvement prend également en compte les craintes et les angoisses réelles d’une part importante de la population féminine à la recherche de codes de comportement nouveaux, mais socialement reconnus dans le monde sexuellement intégré, codes qui répondent immédiatement aux besoins de leurs hommes et prennent en compte leur propre sentiment de vulnérabilité.

Cependant, les transformations en matière de relations de genre n’expliquent pas complètement l’intérêt des islamistes pour la conduite et l’habillement des femmes. Nous devons nous demander pourquoi c’est maintenant, c’est-à-dire depuis les années 1980, que la question du rôle social, de l’habillement et du comportement public de la femme devient plus urgente, étant donné que les tendances en matière d’emploi et d’éducation des femmes ont été établies bien avant ?

Genre et classe

La réponse, je crois, se trouve dans le changement de la composition sociale de la main d’œuvre féminine et des femmes dans le système d’éducation, notamment aux niveaux secondaires et post-secondaires. Il est évident que l’augmentation régulière de l’emploi et de l’éducation des femmes a introduit des changements dans le profil social de la main d’œuvre féminine et des femmes recrutées dans les hautes sphères de l’enseignement. Ce que cela veut dire, c’est que maintenant plus que jamais, les femmes dans la sphère publique ne sont plus majoritairement issues de familles urbaines de la moyenne et grande bourgeoisie, mais sont plutôt les femmes et les filles d’hommes des classes inférieures et moyennes, la plupart issues des grands centres urbains mais également de villes provinciales plus petites. Que font ces femmes ? Hormis la grande masse de jeunes étudiantes célibataires qui vont tous les jours à l’école et à l’université, elles sont pour la plupart enseignantes, secrétaires, réceptionnistes et, de plus en plus, membres des professions libérales et techniques[3].

Tant que cette main d’œuvre féminine était insignifiante, que nombre de femmes actives ou dans la sphère publique continuaient d’appartenir aux classes “privilégiées” et que seules les filles des nantis allaient à l’université, il ne s’agissait pas d’un problème de société mais plutôt une question qui concernait des familles et des hommes au niveau individuel. Les angoisses privées que cette situation créait pour chaque homme et les antagonismes au niveau des relations au sein de la famille n’étaient pas généralisés et demeuraient confinés dans une classe isolée du reste de la société.

L’ isolation de cette classe par rapport à la société a été renforcée et maintenue en partie par l’habillement et le comportement des femmes appartenant à cette classe. Soucieuses d’être et d’apparaître “modernes”, ces femmes ont adopté sans réserve la mode occidentale et établi leurs propres termes de référence en matière de conduite en public.

Je pense que l’intérêt des islamistes pour la question de la femme ainsi que son comportement et son habillement est apparu plus tard, et en réaction directe au changement des relations de genre lui-même intervenant dans le cadre d’un changement plus vaste au niveau de la classe et, particulièrement, de la composition sociale de la main d’œuvre féminine salariée et dans les établissements scolaires post-secondaires. Lorsque des femmes issues de la petite et moyenne bourgeoisie se retrouvent en grand nombre dans la sphère publique, ce fait devient un phénomène de société et la question du de la conduite des femmes en public devient une question générale. En outre, lorsque le travail et l’éducation des femmes commencent à empiéter sur l’ordre patriarcal à grande échelle, la réaction se généralise et concerne de grands pans de la société.

En bref, on peut affirmer que si les islamistes s’intéressent autant à l’habillement et à la conduite des femmes, c’est parce que les nouveaux schémas de travail et d’éducation des femmes se sont étendus et se sont implantés dans leur propre monde traditionnel, celui de la petite et moyenne bourgeoisie. Par conséquent, la question de la pudeur et du comportement des femmes, plus théorique il y une génération ou deux, devient réelle et pressante dans cet environnement social en mutation rapide.

Lutte des classes et ressentiment social

Jusqu’ici, nous avons situé la préoccupation des islamistes pour la question des femmes là où la culture, le genre et la classe se rencontrent. Je pense qu’au cœur de ce complexe culture-genre-classe se trouve un sentiment dont les islamistes s’inspirent, l’amplifiant et l’exploitant. Ce sentiment ou cette prédisposition est le ressentiment que les hommes et femmes de la petite et moyenne bourgeoisie éprouvent envers les classes supérieures occidentalisées et “modernisées” et ceux qui les imitent. Il s’exprime de diverses manières, dont l’une est de faire de la femme “occidentalisée” de la classe supérieure le symbole de tout ce qui est à la fois corrompu et hors d’atteinte.

Si l’Occident peut être blâmé pour être la première source de l’invasion culturelle, les vecteurs les plus immédiats et les plus réels de la dégénérescence morale sont ces femmes arabes “modernes” qui ont adopté les valeurs et le style de vie de l’Occident. Et qu’est-ce qui symbolise plus ces valeurs et ce style de vie que ces adolescentes et ces femmes de la “ haute société ” qui se promènent au volant de Mercedes flamboyantes (voiture par excellence de la grande bourgeoisie et de la classe moyenne qui cherche à l’imiter), les boîtes de nuit, les clubs de sports et, surtout, l’habillement et le comportement des femmes de la grande bourgeoisie ? Il suffit d’une connaissance superficielle de la ville arabe d’aujourd’hui pour comprendre comment le comportement en privé et en public des privilégiés et de ceux qui les imitent, les femmes en particulier, peut être vu comme de l’effronterie et de l’arrogance par les classes inférieures. Par conséquent, le choix des femmes comme cibles des programmes d’islamisation apparaît plus compréhensible dans le contexte du ressentiment social, particulièrement quand le danger est réel de voir les valeurs des classes supérieures se frayer un chemin vers les classes moyennes ; ce qui semble être inévitable.

Deniz Kandiyoti (1991 : 8) fait observer qu’on peut évoquer l’authenticité islamique pour exprimer un vaste éventail d’insatisfactions, de la domination impérialiste à l’antagonisme de classe. Elle permet d’exprimer ces antagonismes en termes moraux et culturels, avec les images de la pureté féminine exerçant une puissante influence mobilisatrice, comme dans le cas du discours populiste du régime de Khomeini en Iran qui a montré du doigt les femmes de l’élite occidentalisée, comme étant les vecteurs les plus dangereux de dégénérescence morale.

Hisham Sharabi (1988 : 135-9) va encore plus loin en affirmant que le “fondamentalisme bourgeois néopatriarcal” qui s’est développé dans la petite bourgeoisie déracinée des petits producteurs et distributeurs prolétariennisés, est une manifestation objective d’une lutte des classes, même si en tant que conscience politique, il rejette l’idée de classe et de lutte des classes. Cependant, Sharabi donne peu d’arguments étayant cette thèse et ne mentionne pas que la préoccupation des islamistes pour l’habillement et le comportement féminins est l’espace où se livre cette lutte des classes.

L’analyse de Leila Ahmed (1992 : 225) sur l’attrait qu’exerce l’islamisme, notamment sur les femmes, place cependant le projet islamiste dans ce contexte. Elle considère le processus d’islamisation comme la marque d’un grand changement démographique qui a conduit à la naissance d’un vocabulaire sur l’habillement et l’être social défini à partir de la base, par les classes moyennes, plutôt que par les couches moyennes et supérieures de la grande bourgeoisie, auparavant culturellement dominantes. Elle fait remarquer que les critiques portées par l’ancienne génération de féministes de la classe moyenne urbaine à l’encontre de la nouvelle génération de femmes et de leur adoption du hijab sont encore une autre manifestation de cette lutte des classes, (1992 : 225) et ceci souligne l’argument présenté plus haut selon lequel l’intérêt des islamistes pour les femmes dépasse la question de l’authenticité culturelle et concerne ces fameuses relations changeantes de classes et de genre.

Les islamistes jordaniens et le dilemme de la femme visible

En janvier 1991, cinq députés islamistes du nouveau parlement reçoivent des portefeuilles dans le gouvernement. A peine un mois plus tard, Yusif al-Azm, Ministre du Développement social, fait circuler un mémo interne demandant au personnel du Ministère de réaménager les bureaux de façon à séparer les hommes des femmes. En avril, Mohammed ‘Akaylah, Ministre de l’Education, publie une directive interdisant la présence des pères aux manifestations de la “Journée des activités scolaires” dans l’école de leurs filles. Auparavant, il avait interdit le recrutement d’instructeurs de sport de sexe masculin pour les écoles de filles et déclaré que les sorties scolaires ne devaient plus être mixtes. Par ailleurs, geste qui mit en colère les anciennes employées de son ministère, il annonce au Comité d’Education qu’il ne tolèrerait plus les femmes impudiques (celles qui n’ont pas adopté l’habillement islamique) dans son Ministère[4]. En mars, les députés islamistes ont présenté leur programme aux ministres de l’Education Supérieure et de l’Education, demandant que soit interdite l’éducation mixte dans les écoles, les centres universitaires et les universités[5].

Il était clair que les islamistes en Jordanie préparaient le terrain pour la politisation de la question de l’habillement et du comportement des femmes, c’est-à-dire l’exclure du domaine du choix personnel pour la mettre sous la surveillance et le contrôle du domaine public. Comment interpréter cela ?

Je crois que la clé pour comprendre l’intensification de l’action des Ikhwan en matière de questions de genre réside dans le fait que les groupes sociaux qui constituent la base des Ikhwan finissent par être personnellement touchés par les implications sociales de certaines tendances socio-économiques sous-jacentes en Jordanie ces dernières décennies. Précisément, ils sont pris dans des dilemmes sociaux dus à la participation accrue des femmes à la main d’œuvre et par les acquis réguliers en matière d’éducation féminine, notamment à de hauts niveaux. A mesure que les femmes de ces milieux principalement conservateurs se retrouvent dans le domaine public en nombre croissant, les questions sur la place des femmes dans la société qui, probablement, ne dérangeaient que quelques personnes il y a une génération, acquièrent un plus grand caractère d’ urgence désormais.

La sphère d’influence des Ikhwan

Quelle est la nature de la base des Ikhwan et quel est le milieu social dans lequel les Ikhwan ont opéré ces dernières années ? Hormis l’ouvrage classique et dépassé d’Amnon Cohen (1982) sur les organisations politiques en Cisjordanie[6], aucune étude récente sur les Ikhwan n’offre un profil social de leurs militants. Cette base comprend non seulement de véritables membres “détenteurs de cartes” des Ikhwan, mais également la grande masse d’individus employés par leurs institutions et qui assistent aux réunions, aux manifestations, aux événements et aux meetings, envoient leurs enfants dans leurs écoles et centres de jeunes, font pression et votent pour les listes Ikhwan lors des élections, achètent et diffusent leurs publications, supportent leur “mission” (da’wa) financièrement ou autrement et, en général, s’identifient à leur programme social et politique.

Les militants

Dans la Jordanie d’aujourd’hui, les étudiants, les professions libérales de la classe moyenne et les employés du public et du privé (comme les enseignants, les directeurs d’école et les employés de bureau) constituent le noyau même du militantisme Ikhwan. Le militantisme étudiant cible les jeunes dans les écoles, les collèges, les universités et les entraîne dans les activités des mosquées et des centres de jeunes. Les islamistes ont récemment pris le contrôle de l’Assemblée préparatoire de la Fédération générale des étudiants jordaniens, en plus de la forte présence dont ils bénéficient au sein de nombreux “clubs” d’étudiants dans les départements et les facultés des universités de Jordanie et de Yarmuk. De jeunes cadres ingénieurs, docteurs, pharmaciens, avocats, dont beaucoup sont des diplômés récents de l’Université de Jordanie et autres universités arabes ainsi que d’autres semi-professionnels instruits, constituent un autre groupe important du militantisme ikhwan. Ils ont été derrière les grands succès remportés par les listes ikhwan ou conduites par les Ikhwan lors des dernières élections pour les associations de médecins, de pharmaciens, d’avocats, d’ingénieurs, d’ingénieurs agricoles et d’infirmières.

Une étude récente (Hurani et al. 1993) du nouveau IAFP (Parti du front pour l’action islamique), fondée à l’initiative des Ikhwan et avec une majorité de membres Ikhwan, offre un profil social et par catégorie professionnelle des dirigeants et de ce qui peut être appelé le noyau militant des Ikhwan. L’IAFP a été légalement reconnu en décembre 1992, suite à la légalisation des partis en Jordanie la même année.

La composition de l’Assemblée fondatrice constituée de 353 membres et du Conseil de la Shura (consultatif) du parti, constitué de 120 membres, est un bon indicateur du genre de personnes qui diffusent le message islamiste dans la Jordanie d’aujourd’hui. Plusieurs faits intéressants figurent dans cette étude :

1. la moitié des membres de l’Assemblée fondatrice et plus de 40 % des personnes dans le Conseil de la Shura sont employés dans le secteur public. Etant donné que seul un faible pourcentage de ces personnes occupent des positions administratives, nous pouvons penser que la majorité (à l’exception des professeurs d’université) sont des employés de catégorie moyenne ou subalterne comme les enseignants, les employés du bureau, etc. ;

2. bien plus d’un tiers des membres des deux corps occupent des postes qui nécessitent un haut niveau d’éducation (les professions mentionnées sont professeurs d’université, médecins, avocats, ingénieurs, pharmaciens, administrateurs et journalistes) ;

3. plus d’un quart des membres de l’Assemblée fondatrice et au moins 22 % des membres du Conseil de la Shura sont dans des professions liées à l’éducation comme professeurs d’université, enseignants, directeurs d’école, surveillants pédagogiques, administrateurs, etc.;

4. les hommes d’affaires, les commerçants et les entrepreneurs ne constituent qu’une faible proportion des membres de l’Assemblée fondatrice (10 %) et du Conseil de la Shura (9%). Bien qu’ils soient probablement les soutiens financiers des Ikhwan, ils n’ont pas l’air de jouer un rôle important de militants ou de leaders de base. Les paysans et autres professions rurales sont à peine représentés dans les deux corps ;

5. les membres de l’Assemblée fondatrice de l’IAFP se caractérisent par une relative jeunesse: plus de 44 % ont entre 25 et 40 ans, tandis que 30 % ont entre 41 et 50 ans[7]. Le Conseil de la Shura et le Bureau exécutif, par ailleurs, sont dominés par des personnes plus âgées (dans le Conseil Shura, 25,8 % ont entre 25 et 40 ans ; 66,7 % entre 41 et 60 ans et 7,5 % ont plus de 61 ans ; seul un membre du Bureau exécutif a moins de 40 ans, l’âge moyen de ce corps étant de 52 ans) ;

6. alors que les femmes constituent à peine plus de 3 % des membres de l’Assemblée fondatrice, elles n’ont pas réussi à gagner un seul siège dans le Conseil de la Shura. La participation des femmes, comme on pouvait s’y attendre, ne se manifeste pas au niveau des institutions nationales, mais plutôt dans le réseau plus informel des organisations caritatives et de base au niveau local.

D’après les données ci-dessus, il est possible de conclure qu’il y a parmi les dirigeants et le noyau militant moyen des Ikhwan dans la Jordanie d’aujourd’hui des hommes de la classe moyenne bénéficiant d’une éducation moyenne à supérieure, relativement jeunes. Si nous ajoutons aux cadres moyens les centaines d’étudiants militants islamistes et de “syndicalistes” (c’est-à-dire des personnes qui organisent les nombreux blocs et listes islamistes dans les associations professionnelles et semi-professionnelles), l’image qui se dégage est celle d’hommes (et de quelques femmes) principalement jeunes, instruits et de classe moyenne, liés aux institutions nationales comme les ministères et départements publics, les universités et centres universitaires, les associations professionnelles, le parlement et surtout, le nouveau réseau d’organisations islamistes.

Les groupes sociaux ciblés par les organisations islamistes, celles parrainées par les Ikhwan ou sous leur influence (comme les établissements d’enseignement supérieur et les mosquées sous le contrôle du Ministère des dotations religieuses, Awqaf), sont avant tout les couches moyennes et inférieures des principaux centres urbains, y compris les habitants des camps de réfugiés palestiniens. La plus grande organisation-cadre des Ikhwan en Jordanie est l’Association caritative du Centre islamique (Jam’iyyat al-Markaz al-Islami al-Khayriyya), qui contrôle un réseau de plus en plus important d’écoles et de jardins d’enfants, de centres de jeunes, d’écoles coraniques et d’organisations caritatives, ainsi que sa plus grande institution, l’Hôpital islamique d’Amman.

En matière d’éducation et de culture, il existe de plus en plus d’établissements et d’organisations constitués de membres conservateurs, appartenant aux couches moyenne et inférieure. Le Centre universitaire islamique de Zarqa’ est un grand établissement d’enseignement, dont l’un des intérêts principaux est de disposer d’installations distinctes pour les hommes et pour les femmes. Le Centre offre également des cours du soir dans des domaines classiques (tricot et couture) pour les femmes et dans des domaines plus modernes comme la programmation, le traitement de texte, la gestion des affaires pour les hommes et les femmes.

Cette dernière décennie a également vu la prolifération d’écoles et de jardins d’enfants islamiques, comme les systèmes des Ecoles islamiques Dar al-Arqam et Dar al-Aqsa qui, tout en suivant le programme officiel, offrent une éducation religieuse hors programme et fournissent un environnement “islamique” aux étudiants et aux enseignants. Ces écoles se trouvent dans les quartiers les plus pauvres d’Amman comme Jabal al-Ashrafiyyah, Jabal al-Zuhur, Jabal al-Nazif, al-Rashid et Nazzal.

A côté des établissements qui offrent une éducation classique, il existe, en Jordanie aujourd’hui, un réseau en forte croissance de comités et d’associations islamiques locales offrant une instruction islamique. Beaucoup prennent la forme de Dar al-Qur’an (Maisons du Coran ou écoles coraniques) attachés aux mosquées locales. Les centres de jeunes et les centres culturels islamiques sont également actifs dans le domaine de l’instruction religieuse et donnent des cours tout au long de l’année et pendant les vacances scolaires de l’été. Le plus connu est le Club social, culturel et sportif de Yarmuk situé à Jabbal al-Nusha, autre quartier pauvre d’Amman. Il subventionne une grande variété d’activités sociales, religieuses et sportives, en plus d’abriter le groupe le plus célèbre d’un nouveau genre de chorales islamiques nouveau genre, la Troupe du Club de Yarmuk pour le chant islamique.

Modèles en mutation dans l’éducation et le travail des femmes

J’ai essayé de montrer dans les pages précédentes que les militants et les activités des Ikhwan se concentrent principalement dans les couches moyennes et pauvres de la société urbaine. Les couches moyennes se sont considérablement développées ces vingt dernières années en raison des migrations économiques vers le Golfe, de l’expansion de l’administration publique et du système d’enseignement ainsi que du développement du secteur privé. Les femmes sont devenues de plus en plus visibles et importantes dans le processus de création et de développement des couches moyennes et, par conséquent, sont devenues une présence impossible à ignorer par les couches dont elles participaient à la croissance. Car le développement même de l’administration publique et du système d’enseignement, par exemple, impliquait une augmentation du nombre de jeunes femmes allant à l’école et à l’université et l’intégration d’un nombre croissant de femmes dans le service public en tant qu’enseignantes, directrices d’écoles, dactylos et employées de bureau ; soit des femmes des classes moyennes, des femmes issues de familles pour qui le travail et l’éducation des femmes adultes ou adolescentes n’étaient pas un modèle à peine dix ou vingt ans plus tôt. Cette nouvelle réalité a eu maintes conséquences, dont la plus importante a été de concilier les idées traditionnelles sur la place et le rôle des femmes dans la société et des besoins et des réalités en mutation. Les islamistes, fils des nouvelles classes moyennes, sont arrivés avec leurs propres solutions à ces problèmes et ont en fait la pierre angulaire de leur militantisme et de leur action politique.

Quelle est l’ampleur du changement dans l’éducation des femmes et leur participation à la force de travail ?

L’emploi


Les données sur l’emploi des femmes en Jordanie comme celles concernant le travail des femmes ailleurs dans le monde arabe sont en général inexactes, en partie à cause de la définition ambiguë de ce qui constitue le “travail” des femmes[8]. Pour nos besoins, cependant, nous nous intéresserons en général au travail salarié des femmes en dehors du foyer, c’est-à-dire surtout dans un lieu de travail non contrôlé par la sphère domestique ou une partie de son économie.

Les données disponibles sur la main d’œuvre en Jordanie montrent une hausse de la participation des femmes à la main d’œuvre ces dernières décennies. Les données fournies par une des sources (al-Khasawna 1989 : 12) indiquent une participation féminine à la main d’œuvre de près de 12 % en 1987, de 7 % en 1979 et de 6% en 1969. Selon une autre source (Shakatra 1990 : 38), elles étaient 3 % en 1952 ; 7,5 % en 1979 et 9,5 % en 1987[9]. Etant donné que des femmes non jordaniennes sont comptabilisées dans la main d’œuvre féminine jordanienne, les statistiques concernant les femmes jordaniennes dans la main d’œuvre seraient un indicateur plus précis : le pourcentage s’est élevé de près de 6 % en 1969 à 7 % en 1979, allant à 10 % en 1987 (le nombre total de femmes jordaniennes dans la main d’œuvre était de 15 000 en 1969, 28 500 en 1979 et près de 52 000 en 1987)[10].

En étudiant une analyse des différents secteurs d’activités des femmes, on constate, d’après les données du recensement de 1979, que 83,5 % des femmes actives sont employées dans le secteur des services “privés et publics” ; 6,6 % dans l’industrie et 4,4 % dans la finance et les assurances. Soixante-cinq pour cent des femmes actives travaillent dans le secteur public, où elles constituent 32,7 % des employés. Plus de la moitié sont employées dans l’enseignement, tandis que l’autre moitié occupent des emplois administratifs et de secrétariat[11].

On a constaté (Khamash 1990 : 28) que les femmes du secteur public sont caractérisées par un niveau élevé d’éducation : en 1987, les femmes ayant à leur actif plus de 12 ans d’instruction constituaient 71,4 % de la totalité des femmes employées dans ce secteur, dont au moins 40 % détenaient des diplômes post-secondaires et 29 % une licence.

Une étude récente (Shakatra 1990 : 42-4) sur les caractéristiques de la main d’œuvre féminine jordanienne montre que les études et, particulièrement, les études secondaires et post-secondaires, sont le facteur le plus important dans la hausse de la participation des femmes à la main d’œuvre. D’après cette étude, les taux de participation à la main d’œuvre des femmes ayant moins de 10 ans d’études vont de moins de 2 à 7,1 %, alors qu’ils montent à 25,8 % pour celles avec 10 à 12 ans d’études, à 76,8 % pour celles avec 13 à 14 ans d’études, chutant à 69,3 % pour celles avec 15 années ou plus d’études.

Il est difficile de tirer des conclusions définitives sur l’origine sociale des femmes actives en Jordanie, étant donné que les études nationales, sources de la plupart des données, ne prennent pas en compte les indicateurs sociaux qui contribueraient à évaluer la nature sociale de la main d’œuvre féminine[12]. Cependant, on peut au moins supposer qu’avec la hausse de la participation de la main d’œuvre féminine ces dernières vingt années, la composition sociale des femmes actives, notamment les professions “col blanc”, s’est diversifiée. On a remarqué (Shami et Taminian 1990 : 58) que le développement rapide des établissements d’enseignement supérieur offrant des cycles de deux ans en Jordanie est une preuve du besoin croissant du secteur public en enseignantes, employées de bureau et dactylos. On peut supposer sans se tromper que les femmes diplômées de ces centres universitaires et donc les femmes qui occupent ces postes “col blanc” sont principalement issues des classes moyennes et inférieures. D’après des données tirées d’une étude sur cinq zones de “squatters” près d’Amman (Shami et Taminian 1990 : 52), même les femmes des classes inférieures de la société trouvent leur voie dans ces postes : près de 34 % des femmes employées étaient classées comme “employées qualifiées”, et “agents sanitaires”, c’est-à-dire des employées de bureau et des enseignantes, des infirmières et des sages-femmes. Les autres étaient couturières (24,7 %), concierges (27,8 %), employées sans qualification (5 %), vendeuses (7,1 %) et ouvrières (0,5 %). Ce qui ressort des ces données ce n’est pas seulement que les femmes des couches inférieures pénètrent le domaine qualifié de la main d’œuvre, mais que l’emploi dans pratiquement la totalité des autres professions mentionnées plus haut implique de travailler dans le domaine public.

L’éducation

A l’instar des autres Etats dans la région, la Jordanie a remporté des acquis significatifs en matière d’éducation des femmes. Les données fournies par l’UNESCO (1990 : 3-95, 3-176, 3-264) pour une période de 13 ans (1975-1988) illustrent cet accomplissement, montrant que la hausse la plus importante concerne le niveau post-secondaire. Ainsi, si pendant cette période, le pourcentage des femmes au niveau élémentaire (de 46 à 48 %) a connu une augmentation de 2 %, et le reste du cycle scolaire de 7 % (de 41 à 48 %), la hausse du pourcentage des femmes au niveau post-secondaire a atteint 16 % (de 33 à 49 %). Une étude plus sérieuse des données révèle que la hausse du pourcentage des femmes étudiantes était plus importante (24 %) dans les établissements post-secondaires non universitaires, probablement des centres universitaires et des établissements de formation professionnelle qui se sont développés énormément ces dix dernières années.

Un examen plus minutieux de l’éducation supérieure non universitaire montre un pourcentage plus élevé de femmes que dans les deux universités d’Etat en Jordanie, l’Université de Jordanie et l’Université de Yarmuk[13]. Ainsi alors que le pourcentage de femmes étudiantes dans les universités étaient tout juste en-dessous de 39 %, il a grimpé à plus de 57 % dans les établissements d’enseignement supérieur dirigés par le Ministère de l’Education, à 51,4 % dans ceux de l’UNWRA (qui n’acceptent que les étudiants réfugiés) et 45,2 % dans les centres universitaires privés[14]. Il convient de noter que les établissements d’enseignement supérieur et les centres universitaires en Jordanie aujourd’hui, privés et publics, ne sont pas considérés comme des écoles d’“élite”, mais plutôt comme un deuxième choix pour ceux qui ne peuvent pas intégrer les deux universités. Même l’Université de Jordanie, la meilleure école jordanienne, n’est pas le premier choix des filles et des fils de la grande bourgeoisie et de la classe moyenne supérieure, qui préfèrent envoyer leurs enfants à l’étranger, souvent aux Etats-Unis.

Le débat ci-dessus peut être résumé en disant que si les acquis de l’éducation (scolaire) des filles ont été établis les années précédentes, des progrès considérables dans l’éducation supérieure des femmes ont été accomplis dès le début des années 1980. On peut également supposer, étant donné la hausse des inscriptions au niveau post-secondaire et le développement des centres professionnels et universitaires ces dix dernières années, que l’origine sociale des étudiantes s’est considérablement diversifiée. Ainsi, il est probable que les femmes qui étudient dans les universités, les centres universitaires et autres établissements de formation post-secondaires en Jordanie seront de plus en plus issues de couches sociales qui, il y a une génération, ne donnaient aucune instruction à leurs filles.

Les données de l’étude des zones de squats à Amman (Shami et Taminian 1990 : 57) étayent ces hypothèses. Là, plus de la moitié des filles ayant moins de 20 ans avaient achevé leurs études secondaires et 34 % des femmes âgées de 20 ans poursuivaient leurs études. Cela montre que même chez les pauvres des zones urbaines, l’instruction des femmes et, on suppose, leur recrutement dans le monde du travail par la suite, sont considérés comme souhaitables ou, tout au moins, nécessaires, particulièrement sous la pression de la hausse continuelle du coût de la vie.

Que peut-on conclure à partir de ces indications sur l’éducation et l’emploi des femmes ? Au moins, on peut dire que davantage de femmes quittent le foyer chaque jour, la plupart pour des environnements où elles ont un certain niveau de contact avec des hommes avec lesquels elles n’ont aucun lien de parenté. Un pourcentage de plus en plus important de ces femmes sont issues des classes moyennes et de la petite bourgeoisie, pour qui les chances de s’instruire et de travailler ont augmenté considérablement en vingt ans. Ce qui est significatif, c’est que ces femmes, contrairement aux femmes éduquées et actives il y a vingt ou trente ans, sont issues de familles qui n’ont ni les moyens ni le désir de prendre part à un style de vie “moderne” lancé par les couches supérieures et moyennes de la société. En tant que femmes, elles sont à des années-lumière de l’image de la “femme moderne” donnée par les couches supérieures et moyennes de la société dans les années 1960 et 1970, image qui n’a jamais été remise en question tant que les femmes des milieux sociaux non concernés par ce genre de modernité, n’avaient pas encore envahi la sphère publique. Dès que ce processus fut entamé, les femmes (et les hommes) des couches inférieures de la société trouvèrent que ce modèle de la femme occidentalisée moderne était intenable pour elles, pour des raisons morales, sociales et matérielles.

Parallèlement, cependant, ces femmes et leurs familles sont prises dans des problèmes modernes, pour lesquels la culture traditionnelle –leur propre culture- n’a pas de solutions toutes faites et toutes prêtes. Le projet islamiste survient à ce moment critique, où une façon d’être “authentique”, “autochtone” est plus que nécessaire. Les islamistes, avec leurs recommandations sur le comportement et l’habillement des femmes, se sont emparés de l’initiative culturelle dans un domaine auparavant incontesté, et ont arraché le pouvoir aux classes culturellement dominantes en matière de codes vestimentaires et de conduite pour les femmes. En fait, le projet islamiste est encore plus ambitieux : si les islamistes défient ouvertement l’hégémonie culturelle des élites occidentalisées, ils sont en même temps engagés dans une aventure contre-culturelle alternative, c’est-à-dire reconstruire une culture “islamiste” opposée à la fois à la culture occidentale et à des aspects importants de la culture arabe traditionnelle.

Les femmes et l’authenticité culturelle

J’ai jusqu’à présent tenté de montrer pourquoi la question des relations de genre et du comportement et de l’habillement des femmes devenait de plus en plus prépondérante dans le discours et l’action des Ikhwan en Jordanie. J’ai tenté de lier l’urgence de la question aux transformations sociales en matière de genre et de classe ces dernières décennies et fait remarquer que la clé pour comprendre l’importance de la “question de la femme” dans la pensée islamiste se trouve dans le fait que les groupes sociaux qui constituent la base traditionnelle des islamistes sont finalement touchés par les conséquences socialement perturbantes des nouveaux schémas en matière de travail, d’éducation et de visibilité des femmes en général. En bref, ils sont en quête de nouvelles solutions pour des problèmes nouveaux en leur sein, et la “solution” islamiste est la voie royale dans un monde aux options réduites.

Poser la question en termes moraux et culturels, comme l’ont fait les islamistes, est un mode d’interpellation puissant, sinon fondamental, dans une société s’efforçant de construire et d’inventer de nouvelles formules sociales en réponse aux changements économiques et sociaux inéluctables. Cette forme d’interpellation attire particulièrement les groupes sociaux les plus éloignés et coupés –matériellement et socialement- du monde insulaire de l’élite occidentalisée et en quête de modes de vie plus “authentiques” que ceux offerts par les couches supérieures. Par conséquent, le cadre d’“authenticité culturelle” mis en place par les islamistes mérite notre attention, d’autant plus que les Ikhwan en Jordanie, à l’instar des islamistes partout dans le monde, sont engagés dans un projet culturel et social visant à reconstruire, à partir d’éléments disparates de l’histoire sociale arabe et islamique, une nouvelle “contre-culture” islamique qui remplacerait et éliminerait la culture dominante dans ses aspects “modernes” et traditionnels.

L’une des particularités du discours islamiste sur la culture, comme on l’a généralement remarqué, est de voir derrière les maux moraux de la société musulmane contemporaine, la main d’une croisade des temps modernes par laquelle l’Occident et le monde juif complotent pour affaiblir les musulmans. Dans le cas de la Jordanie, l’affrontement centenaire avec le Sionisme est le symbole le plus immédiat et le plus concret de la menace extérieure. Si l’impérialisme, l’orientalisme et le prosélytisme (al-tabshir) chrétien sont accusés de dénigrer les musulmans et de corrompre la société musulmane, le monde juif, avec son prétendu contrôle sur la finance et la politique internationales est mis à l’index pour vouloir répandre perfidement la corruption morale dans le monde et chez les musulmans en particulier. D’après Ziad Abu-Ghanima, éminent idéologue Ikhwan :

Les juifs, comme les présente le Saint Coran, sont à la fois corrompus et corrupteurs aujourd’hui. De nos jours, la corruption juive gangrène tranquillement le corps arabe. Mais lorsque les relations entre Juifs et Arabes seront normalisées, cette corruption deviendra autorisée, et les Juifs seront libres de répandre leur corruption morale. La plupart des films pornographiques et des revues dépravées appartiennent aux Juifs, ce sont donc eux qui contrôlent l’industrie du sexe et de la prostitution dans le monde en général[15].

En mettant en avant un monde juif abstrait, Abu Ghanima fait appel en fait à la connaissance concrète et souvent intime que ses partisans (dont une grande partie se compose de réfugiés palestiniens déplacés) ont de ce monde qui leur est tout proche, Israël. Ce que pratiquement tout le monde partage dans ce milieu, c’est la même perception de la façon dont les modes israéliens vestimentaires, de comportement et de consommation se sont infiltrés dans la vie des Palestiniens des Territoires occupés et, pis encore, ont déformé l’identité culturelle des Palestiniens vivant dans l’Etat juif. Les Palestiniens en Palestine sont devenus des victimes de cette attaque culturelle du fait d’être obligés de vivre sous le joug de l’occupation ; les Etats arabes qui envisagent volontairement la normalisation des relations avec Israël doivent prendre garde aux graves conséquences d’une telle action.

Où se situent les femmes dans cet affrontement culturel ? D’abord, il est clair, d’après les écrits islamistes, que la corruption morale est réduite essentiellement au relâchement ou à l’abandon des mœurs traditionnels relatifs aux relations entre hommes et femmes d’une part, et à l’inconvenance de l’habillement, de l’apparence et du comportement des femmes d’autre part. Deuxièmement, et cela également apparaît clairement dans les écrits islamistes, les femmes essuient le plus fort de l’attaque dans cette guerre contre la contamination culturelle. Ce sont elles (et, à travers elles, le reste de la société) qui sont ciblées par les desseins étrangers ; si elles veulent empêcher leur société et leur culture de tomber dans la dépravation, elles doivent retourner à Dieu et à leur religion.

Ces deux thèmes se retrouvent dans nombre d’écrits islamistes. Voici un exemple d’une page sur les femmes dans le journal Ikhwan :

C’est une bataille vicieuse, à facettes multiples, que nous livrons (contre les Juifs et la civilisation hébraïque), et toi, ma sœur, tu dois te montrer à la hauteur… C’est une guerre… livrée contre une nation (umma)… dont les femmes ont comme modèles Khadija, Aïcha, Fatima et Asma’[16]…Ma sœur, si tu te détournes du chemin de Dieu, tu contribueras à la réussite du complot, et tu seras un obstacle à la libération de la Palestine… Comment Dieu pourra-t-il vaincre si les femmes se parent ouvertement et se mélangent aux hommes, et si la loi divine est défiée jour et nuit ? L’ennemi compte sur toi, ma sœur, pour frapper cette nation de l’intérieur, comme si les coups qui nous recevons de l’extérieur ne suffisaient pas. Nous ne pensons pas que tu accepteras cela. (al-Ribat 45 (1991)).

Dans le contexte jordanien, la connexion entre la réforme morale et la lutte contre l’envahisseur étranger est renforcée et matérialisée par l’invocation constante l’ethos forgé par une lutte centenaire contre le Sionisme. Cet ethos fait de souffrance, de sacrifice et de lutte est empreint d’une telle sacralisation et d’une telle inviolabilité que tout acte portant atteinte à la lutte équivaut à un sacrilège, si ce n’est à une trahison. La pureté des femmes, dans cette théorie, intervient comme la pierre angulaire de cet ethos de souffrance, de sacrifice et de lutte : l’intérêt des femmes pour les futilités et la mode, à une heure de sacrifice et de lutte, est une insulte aux combattants pour la liberté ; et les femmes, par leur habillement et leur comportement indécent, aident sans le vouloir l’ennemi dans son dessein visant à corrompre la nation[17].

Bibliographie

Ahmed, L. 1992 Women and Gender in Islam: Roots of a Modern Debate, New Haven et Londres : Yale University Press.

al-Khasawna, S. 1989 “Women in the Jordanian Labour Market”, article présenté lors de la conférence sur “Women and Work”, Amman (en arabe).

Cohen, A. 1982 Political Parties in the West Bank under the Jordanian Regime, 1949-1967, Ithaca et Londres : Cornell University Press.

Hammami, R. 1990 “Women, the Hijab and the Intifada”, Rapport sur le Moyen-Orient 164-5 : 24-8.

Hurani, H., et al. (eds.) 1993 A Guide to Party Life in Jordan: the Islamic Action Front Party, Amman : Centre pour la recherche al-Urdun al-Jadid (en arabe).

Kandiyoti, D. 1991 “Introduction”, in D. Kandiyoti (ed.) Women, Islam and the State, Londres : Macmillan Press Ltd.

Khamash, M. D. 1990 “Some characteristics of Government Employees in Jordan: A Sociological Analysis”, al-’Amal 52 : 25-30 (en arabe).

Ministère de la Planification 1986 Economic and Social Development Plan 1986-1990, Amman (en arabe).

Moghadam, V. 1993 Modernizing Women: Gender and Social Change in the Middle East, Boulder et Londres : Editions Lyme Rienner.

Shakhatra, H. 1990 “Women’s Participation in the Jordanian Labour Force and Factors Affecting it”, al-Amal 52 : 37-46 (en arabe).

Shami, S. et Taminian, L. 1990 “ Women’s Participation in the Jordanian Labour Force: A Comparison of Urban and Rural Patterns”, in S. Shami, et al. (eds.) Women in Arab Society: Work Patterns and Gender Relations in Egypt, Jordan and Sudan, New York et Paris : Editions Berg et l’UNESCO.

Sharabi, H. 1988 Neopatriarchy: A Theory of Distorted Change in Arab Society, New York et Oxford : Oxford University Press.

UNESCO 1990 Annuaire statistique pour 1990, Paris : UNESCO.




[1] “L’Islam est la solution” est le slogan du mouvement islamiste panarabe, y compris des Frères musulmans de Jordanie. L’auteur aimerait remercier la Fondation Ford pour une bourse accordée dans le cadre de son Concours pour la recherche dans le Moyen-Orient qui lui a permis de se retirer un moment de l’enseignement afin de mener ses recherches sur le terrain et de réaliser en grande partie le présent article.

[2] Le même argument est avancé par Valentine Moghadam (1993 : 137) qui, en expliquant le contexte de la montée des mouvements islamistes fait remarquer que la progression de l’éducation et de l’emploi des femmes a lentement affaibli le système de relations de genre patriarcales, donnant aux hommes de la petite bourgeoisie un rôle vague et des angoisses.

[3] Les données du Bureau international du travail pour les années 1980 sur des pays arabes choisis montrent que la plus grande partie de la main d’œuvre féminine, en dehors de l’agriculture et de l’élevage, se trouve dans les professions libérales, techniques et professions connexes ; dans les emplois de bureau et professions connexes et dans les services. Voir Moghadam (1993 : 51).

[4] Haifa’ Abu-Ghazala, alors Directeur général des relations publiques et culturelles au Ministère de l’Education, entretien avec l’auteur, Amman, 31 décembre 1991.

[5] Ces mesures ont reçu une bonne dose de publicité dans la presse locale et suscité un débat animé (et beaucoup de satire dans la presse non islamique) sur l’éducation mixte et la ségrégation sexuelle sur le lieu de travail.

[6] Cohen consacre un chapitre de son livre aux activités des Frères musulmans en Cisjordanie. Il fait remarquer que les Ikhwan semblent avoir recruté leurs membres dans toutes les couches de la population, avec une majorité de professions libérales urbaines (commerçants et rentiers). Les étudiants et les enseignants ont joué un rôle important dans la diffusion de l’idéologie Ikhwan, mais les professions libérales – contrairement à leur forte présence dans les rangs des Ikhwan en Egypte à l’époque - ne semblaient pas avoir été un élément important de cette base, vu qu’elles avaient en général une vision du monde plus occidentalisée et radicale (Cohen 1982 : 163-5).

[7] Selon une loi sur les partis politiques promulguée en 1992, les membres fondateurs d’un parti doivent avoir au moins 25 ans.

[8] Un traitement de ces problèmes figure dans Moghadam 1993 : 34-5.

[9] Les chiffres du Ministère de la Planification sont proches : 7,7 % en 1979, augmentant régulièrement jusqu’à atteindre 12,5 % en 1985.

[10] Voir Khasawna 1989 : 12. Les autres données obtenues indiquent que la participation des femmes à la main d’œuvre a atteint 12 % ou peut-être 16,9 % au début des années 1980. Voir Shami et Taminian 1990 : 2.

[11] Voir Khasawna 1989 : 14. Des chiffres plus récents fournis par Khamash (1990 : 28) confirment également que les femmes constituent un élément important de la force de travail du secteur public, mais le pourcentage de 1987 est de 26,5 %, c’est-à-dire moins des 32,7 % donnés plus haut. Il est peu probable que cela traduise une chute véritable du pourcentage des femmes employées dans le secteur public et est probablement davantage dû à des problèmes dans la collecte et l’interprétation de données.

[12] D’autres lacunes dans les données fournies par l’enquête nationale sur les femmes actives et, parmi elles, celle qui est mentionnée ici, sont examinées dans Shani et Taminian, 1990: 66.

[13] La troisième, l’Université Mu’ta, n’accepte pas les femmes.

[14] Voir le Ministère de la Planification 1986 : 3.

[15] Ces idées ont été exprimées lors d’un séminaire sur la normalisation des relations avec Israël par les négociations de paix en cours, et rapportées dans le journal Ikhwan Al-Ribat (58(1992) : 11).

[16] Khadija et Aïcha étaient les femmes du Prophète Mohammed, Fatima était sa fille et Asma’ la soeur d’Aïcha et la fille d’Abou Bakr, compagnon du Prophète. Leur vie et celle d’autres femmes sont brandies comme modèles pour les femmes par les islamistes modernes.

[17] Une campagne similaire a été menée par les islamistes palestiniens dans les Territoires occupés les deux premières années du soulèvement. Là, les femmes étaient exhortées (et souvent forcées) à adopter l’habillement islamique pour, entre autres raisons, honorer la mémoire des martyrs. Pour un débat sur la “nationalisation” du vêtement islamique en Palestine, voir Hammami 1990 : 24-28.