Dossier 26: Des politiques d’identité

Publication Author: 
WLUML
Date: 
Octobre 2005
doss26/f
number of pages: 
67
ISBN/ISSN: 
1018-1342
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Tandis que de plus en plus de mouvements politiques de droite - y compris les mouvements fondamentalistes qui affectent le plus la vie des femmes, nous contraignent et nous enferment dans une identité unique, nous luttons pour réclamer nos identités multiples, concomitantes, et non antagonistes: genre, classe, ethnicité, race, religion, culture, etc.

Alors que de plus en plus de mouvements de droite considèrent que cette identité unique en vigueur est acquise à la naissance, nous les femmes, souhaitons redéfinir pour nous-mêmes cette donnée au moyen du libre choix et de l’adhésion individuelle.

Tandis que nous constatons un affaiblissement du concept de nationalité, qui peut être choisi et modifié, au profit d’identités que l’on ne choisit pas, des identités imposées par hasard, tel que le lieu de naissance ou le fait de naître dans une famille ou un pays religieux, etc., les femmes sont probablement une fois de plus au premier plan en ce qui concerne le droit de choisir elles-mêmes comment se comporter en tant que femmes, comment s’habiller, travailler pour de l’argent ou non, choisir où habiter, avec qui, qui aimer, déterminer leur religion, ou ne pas en avoir.

Cette publication a pour but d’aborder les sujets de préoccupation des femmes vivant en pays musulmans autour des concepts de l’identité, de la politique, des mouvements et des alliances. La question tendue des alliances est cruciale pour la politique identitaire: En fin de compte, tous les articles abordent cette question.

En refusant toute essentialisation des femmes ou de la culture, Uma Narayan rejette «l’image de cultures nettement séparées», et critique l’étiquetage et l’utilisation de nos différences nationales et culturelles (culture occidentale», «culture non occidentale», «Indienne», «Musulmane», etc.) représentées comme des entités distinctes et séparées, indépendantes de nos tentatives de les distinguer, et voilant la réalité: leurs frontières sont des constructions humaines.» Ainsi, elle cherche à s’allier avec des femmes partageant les mêmes opinions mais issues de différentes «cultures» plutôt que de s’allier de manière «naturelle» avec des femmes issues de la même culture. Cela situe l’identité dans le domaine de la politique: elle devient un choix politique délibéré de l’individu, plutôt qu’un don de la naissance.

Ziba Mir Hosseini se situe à la fois comme une femme de foi et comme une féministe. Bien que dans l’histoire du Moyen Orient le plaidoyer en faveur des droits des femmes ait été utilisé par le projet colonial et donc rejeté par de nombreux nationalistes et anticolonialistes, et que pour la plupart des modernistes et des libéraux c’était l’Islam qu’il fallait rejeter, elle parle pour le nombre croissant de femmes qui n’arrivent pas à voir de «lien inhérent ou logique entre patriarcat et idéaux islamiques et qui ne voient aucune contradiction entre Islam et féminisme.» Ziba Mir Hosseini plaide pour une «nouvelle conscience et un discours qui soit féministe par ses aspirations et ses demandes, et islamique par son langage et par ses sources de légitimité.» Elle voit les inégalités inscrites dans la loi islamique comme des constructions humaines qui sont contraires à l’essence même de la justice divine. Elle appelle donc à une «disparition du patriarcat dans la lecture des textes sacrés.»

Partant de la même analyse historique du Moyen Orient, Deniz Kandiyoti estime que du fait que l’on considère les femmes comme les «mères de la nation» les attentes de la nation vis-à-vis des femmes peuvent se révéler aussi contraignantes que la tyrannie d’allégeances plus primordiales à la lignée, à la tribu, ou aux parents, à la différence que de telles demandes sont exercées par l’Etat et son appareil administratif juridique, plutôt que par des patriarches individuels. Il faut donc s’arrêter un moment et évaluer les dangers particuliers d’une position moderniste pour les femmes et pour les relations entre hommes et femmes dans de nombreuses sociétés post-coloniales, et même dans des sociétés laïques. S’ouvrir à la modernité ne signifie pas la même chose pour les hommes, qui sont relativement libres d’adopter de nouveaux comportements, que pour les femmes qui doivent être «modernes mais modestes».

Farida Shaheed, qui proteste contre l’amalgame entre ethnicité et religion au sein des politiques identitaires, critique la détermination exagérée de l’Islam à analyser la vie des femmes en appliquant à des contextes musulmans une universalité et une uniformité qui n’existent pas. Elle souligne les inégalités et les dynamiques de pouvoir et d’identité. Pour dénoncer l’utilisation politique de la religion et de la culture, elle prend l’exemple du réseau Femmes Sous Lois Musulmanes pour proposer de nouveaux modes d’interaction et d’alliances.

Marieme Hélie-Lucas se positionne en tant qu’athée et dénonce «l’alliance sacrilège» en Europe entre les musulmans fondamentalistes et les laxistes de gauche et groupes des droits humains, qui construisent ensemble «une identité musulmane» transnationale et ethno-culturelle qui, comme le Péché originel, est indélébile et ne peut être supplantée. Nombreux sont ceux qui ne perçoivent pas, que sous des simulacres religieux, se cache la nature d’extrême droite de ce mouvement politique. Les conséquences sont dramatiques pour les luttes féministes: en ignorant toutes les méthodes remarquables, inventives et spirituelles par lesquelles les femmes développent des stratégies et des alliances sur le terrain, «l’alliance sacrilège» n’accepte que les stratégies «au sein de» la religion pour représenter véritablement l’essence de l’identité féminine, leur ôtant ainsi toute légitimité et les privant d’un important champ de bataille et d’alliances potentielles.

L’article de Pragna Patel aborde de manière plus directe le problème des alliances dans un contexte de migration et de classe qui augmente sa complexité. En s’appuyant sur son expérience dans un groupe autonome de femmes noires au Royaume-Uni, elle affirme que l’identité et la création d’alliances sont étroitement liées, du fait que les identités que l’on choisit peuvent soit limiter soit augmenter le potentiel de création d’alliance, et que les identités sont sans cesse négociées et renégociées dans les processus sociaux et politiques. En résistant aux identités imposées par la communauté, le mouvement antiraciste et l’Etat, qui demandent tous, parfois ouvertement, et souvent de manière tacite, de refouler les autres identités, et de jongler avec les identités croisées de race, genre et classe, Pragna Patel aborde de plein fouet la question du multiculturalisme, qui est particulièrement préjudiciable pour les femmes, car elle remplace une ancienne politique d’intégration plus floue. Le multiculturalisme présente un visage progressiste en reconnaissant comme il se doit le désir de garder une identité distincte plutôt que de se laisser submerger par la culture dominante. Au mieux, il promet une tolérance d’hétérogénéité. Mais en fait, le multiculturalisme conceptualise les communautés minoritaires comme des entités homogènes, sans différences internes. Plus dangereux encore, l’approbation et la désignation par l’Etat comme porte-parole authentiques des communautés, de chefs de communautés non-élus et auto-proclamés, qui sont généralement des hommes conservateurs et religieux. Le multiculturalisme profite ainsi à des forces fondamentalistes qui cherchent à contrôler la sexualité féminine et à empêcher la création d’alliances et de mouvements progressistes. A cette fin, les différences ont été accentuées, déformées et exagérées. Dans ce contexte difficile, Pragna Patel donne des exemples concrets de dilemmes liés d’une part aux dangers de collaborer avec les chefs religieux et d’autre part la nécessité de chercher leur soutien, et créer des alliances ad hoc avec eux afin de défendre des cas féminins spécifiques.

A travers la plupart des articles transparaît l’idée que l’étiquette de «musulman», loin de décrire la foi choisie par de vrais croyants, ou l’identité qu’ils ont choisie ou réclamée, est devenue une ethnie, une race, qui ressemble beaucoup à la manière dont les Juifs ont historiquement été édifiés en race ou ethnie. Ce projet fondamentaliste est soutenu par des forces, y compris parfois par des femmes elles-mêmes et des groupes de droits humains qui ne devraient pas, en principe, s’allier avec des forces politiques d’extrême droite (comme les fondamentalistes). C’est un signal d’alarme terrifiant de la nature politique envahissante de cette idéologie fasciste. Une identité imposée de manière aussi flagrante laisse peu de place pour des alliances significatives avec des camarades politiques de même opinion, et nous laissent à la merci d’allégeances parentales, tribales, déistes ou liées à la naissance.

C’est pourquoi, à mon avis, la lutte de croyants pour la restitution et la ré-interprétation de leur foi hors de l’emprise des fondamentalistes, la lutte pour la laïcité, ainsi que la lutte pour le droit d’être non-croyant dans une famille, nation ou communauté musulmane, peuvent s’allier et se renforcer l’une et l’autre dans un véritable esprit de respect mutuel. De plus, le refus de subsumer ou de choisir une de nos identités plutôt qu’une autre, le désir de les revendiquer toutes simultanément, et le besoin de les réconcilier en nous-mêmes, constituent notre force commune.