Dossier 26: La recherche d’une justice entre les sexes: Les voix féministes émergentes dans l’Islam

Publication Author: 
Ziba Mir-Hosseini
Date: 
Octobre 2005
doss26/f
number of pages: 
67
ISBN/ISSN: 
1018-1342
Qui peut dire si la clé qui ouvre la cage n’est pas cachée dans la cage ?1

Si la justice et l’impartialité sont inhérentes à l’Islam, comme le proclame fuqaha, et comme le croient tous les musulmans, ces vertus ne devraient-elles pas être reflétées dans les lois «islamiques» qui régissent les relations entre hommes et femmes, ainsi que leurs droits respectifs ? Pourquoi les femmes ont-elles été traitées comme des citoyens de seconde classe dans les livres fiqh qui ont défini les termes de la Charia ?

Voilà les questions auxquelles j’ai été confrontée en 1979, lorsque ma vie personnelle et intellectuelle a été transformée par la victoire de l’Islamisme (l’usage de l’Islam comme idéologie politique) dans mon propre pays. Comme la plupart des femmes iraniennes, j’ai fortement soutenu la révolution iranienne de 1979, et cru en la justice de l’Islam. Mais j’ai rapidement réalisé que dans un Etat islamique qui était et reste engagé dans l’application de la Charia, le pilier du projet islamique, j’étais une citoyenne de seconde classe. Cela m’a permis de réaliser que la justice de l’Islam aujourd’hui ne peut se concevoir sans la «modernisation» et la «démocratisation» de sa vision juridique. Pour ce faire, les discours islamiques et les Islamistes doivent trouver un arrangement au sujet des droits, en particulier ceux des femmes. La justice de l’Islam n’est plus reflétée par les lois que certains Islamistes sont décidés à appliquer au nom de la Charia.

Un choix douloureux

Cela nous amène à la relation épineuse entre Islam et féminisme, et à la relation complexe entre des demandes de droits égaux pour les femmes et les mouvements anticoloniaux et nationalistes de la première partie du XXe siècle. Comme l’ont montré Leila Ahmed et d’autres, au moment où le féminisme se formait et faisait de l’effet en Europe et en Amérique du nord en tant que conscience et mouvement, il «fonctionnait aussi pour justifier moralement les attaques menées sur des sociétés [musulmanes] autochtones, et pour soutenir l’idée de supériorité globale de l’Europe.» 2

Avec la montée des mouvements anticoloniaux et nationalistes, les Musulmans se sont retrouvés sur la défensive en ce qui concerne les relations traditionnelles entre hommes et femmes. Les femmes musulmanes qui ont acquis une conscience féministe et plaidé en faveur de droits égaux pour les femmes, ont été pressées de se conformer aux priorités anticoloniales et nationalistes. Tout écart pouvait être interprété comme une forme de trahison. Les féministes occidentales pouvaient critiquer les éléments patriarcaux de leurs propres cultures et religions au nom de la modernité, mais les femmes musulmanes n’étaient pas en mesure de faire appel à ces idéologies externes ou à des idéologies politiques internes (par ex. le nationalisme et l’anticolonialisme) dans leur combat pour l’égalité des sexes. Pour la plupart des modernistes et des libéraux, «l’Islam» était une religion patriarcale qu’il fallait rejeter. Pour les nationalistes et les anticolonialistes, le féminisme (le plaidoyer pour les droits des femmes) était un projet colonial auquel il fallait résister. En d’autres termes, les femmes musulmanes se retrouvaient face à un choix douloureux. Elles devaient choisir entre leur identité musulmane (leur foi), et la nouvelle conscience de leur genre.

Une issue paradoxale

Mais à mesure que le XXe siècle tirait à sa fin, ce dilemme disparu. Une conséquence paradoxale et négligée de la montée de l’Islam politique est le fait qu’il a contribué à la création d’un espace dans lequel les femmes musulmanes peuvent réconcilier leur foi et leur identité avec leur lutte pour l’égalité des sexes. Il est important de souligner que cela n’est pas arrivé parce que les Islamistes offraient une vision égalitaire des relations entre hommes et femmes. Au contraire, leur projet réel, un retour de la Charia, et leur tentative de traduire en mesures les notions patriarcales inhérentes à des interprétations orthodoxes de la loi islamique ont provoqué une critique croissante de ces notions chez beaucoup de femmes, incitant ainsi à plus d’activisme. Un nombre croissant de femmes n’ont trouvé aucun lien inhérent ou logique entre le patriarcat et les idéaux islamiques, et aucune contradiction entre l’Islam et le féminisme. Elles se libèrent du carcan des discours anti-coloniaux et nationalistes qui ont précédé.

Naissance d’un nouveau discours sur le genre

A la fin des années 80, sont apparus des signaux clairs de l’émergence d’une nouvelle conscience, d’une nouvelle façon de penser, d’un discours sur le genre à la fois «féministe» par son aspiration et ses demandes, mais néanmoins islamique par son langage et ses sources de légitimité. Certaines versions de ce nouveau discours ont été qualifiées de «féminisme islamique», expression que continuent de contester la majorité des Islamistes et quelques féministes, qui la considèrent comme opposée à leurs positions et idéologies respectives, selon lesquelles la notion de «féminisme islamique» est contradictoire.

Mais alors, qu’est-ce que le «féminisme islamique» ? En quoi diffère-t-il d’autres féminismes ? Pour répondre à ces questions, il faut examiner les dynamiques du «féminisme islamique», et son potentiel dans le monde musulman. Il est difficile et peut-être vain de placer les voix féministes émergentes dans des catégories nettes, ou d’essayer de générer une définition qui reflète toutes les positions et approches différentes de soi-disant «féminismes islamiques». Comme d’autres féministes, leurs positions sont locales, diverses, multiples, et en évolution. Beaucoup d’entre elles ont du mal à admettre cette étiquette, et refusent d’être appelées «Islamiques» ou «féministes». Elles cherchent toutes «la justice des genres» et l’égalité pour les femmes, mais elles ne sont pas toujours d’accord sur les définitions de la «justice» et de «l‘égalité» ou sur les meilleures façons de les atteindre. Selon moi, toute définition d’un «féminisme islamique» est susceptible d’obscurcir plutôt que de clarifier notre compréhension d’un phénomène qui, selon les mots de Margot Badran, «transcende et détruit d’anciens binômes qui ont été construits. Parmi ceux-ci, les polarités entre religieux et laïque, et entre «orient» et «occident».3

Pour comprendre un discours toujours en formation, il est probablement nécessaire de commencer par regarder comment ses opposants le décrivent ou en d’autres termes, par la résistance contre laquelle il a cherché à lutter. Les opposants au projet féministe dans l’Islam rentrent dans trois grandes catégories : les musulmans traditionalistes, les fondamentalistes islamiques, et les «fondamentalistes laïques». Les traditionalistes musulmans résistent à tous les changements de ce qu’ils estiment être des habitudes valables éternellement, sanctionnées par une Charia immuable. Les fondamentalistes islamiques, une catégorie très vaste, sont ceux qui cherchent à changer les pratiques actuelles par un retour à une version antérieure «plus pure» de la Charia. Les fondamentalistes laïques, qui peuvent être aussi dogmatiques et idéologiques que des fondamentalistes religieux, nient que des lois ou des pratiques sociales basées sur la Charia puissent être justes ou égales.

Bien qu’ils adhèrent à des positions et à des traditions savantes différentes, et que leurs programmes soient très différents, tous ces opposants au projet féministe en Islam ont un point commun : une vision essentialiste et non-historique des lois islamiques et du genre. Ils ne voient pas que les prétentions et les lois sur le genre en Islam, comme dans toute autre religion, sont construites socialement, et donc ouvertes à la négociation et au changement historique. Ils résistent aux lectures qui considèrent les lois islamiques comme tout autre système de lois, et déguisent leur résistance par la mystification et la déformation. En sélectionnant leurs arguments et leurs illustrations, les trois types d’opposants ont recours aux mêmes sophismes. Ils cherchent par exemple à clore la discussion en présentant des versets coraniques ou des hadiths hors contexte. C’est un moyen pour les traditionalistes et fondamentalistes musulmans de faire taire d’autres voix internes, abusant ainsi de l’autorité du texte dans des intentions autoritaires. Les fondamentalistes laïques font la même chose, mais au nom du progrès et de la science, et pour montrer la misogynie des textes islamiques. Ils choisissent d’ignorer des attitudes semblables envers les femmes dans d’autres écritures religieuses, les contextes où ces textes sont apparus, ainsi que l’existence d’autres textes. De cette manière, ils finissent par essentialiser et perpétuer la différence, et reproduisent une version crue du récit orientaliste de l’Islam.4

Ce qui manque souvent dans ces récits, c’est une reconnaissance du fait que l’on admettait l’inégalité entre hommes et femmes dans l’ancien monde, et que les perceptions de la femme dans les textes chrétiens et juifs ne sont pas très différentes de celles des textes islamiques. Ce qui a transformé la situation des femmes dans l’occident chrétien, ce sont les nouvelles conditions sociales qui ont façonné et furent façonnées par les nouveaux discours politiques et socio-économiques, et par de nouvelles manières de comprendre la religion.

C’est dans ce contexte qu’il faut réexaminer les activités des soi-disant «féministes islamiques». En dévoilant une histoire cachée et en relisant les sources textuelles, elles prouvent que les inégalités ancrées dans la loi islamique ne sont ni des manifestations de la volonté divine, ni les pierres angulaires d’un système social irrémédiablement régressif, mais bien des constructions humaines. Elles montrent également à quel point des constructions aussi inégalitaires contredisent l’essence même de la justice divine que révèle le Coran, et la manière dont les textes sacrés de l’Islam ont été teintés des idéologies de leurs interprètes. Par exemple elles montrent que les droits unilatéraux des hommes au divorce (talaq) et à la polygynie ne leur ont pas été accordés par Dieu, mais par des juristes musulmans. Ces «droits» ont été construits de manière juridique en suivant la manière dont les anciens juristes musulmans conceptualisaient et définissaient le mariage : comme un contrat d’échange modelé sur le contrat de vente, qui d’ailleurs a servi de modèle à la plupart des contrats dans les lois islamiques.

Disparition du patriarcat dans les textes sacrés

La majorité de ces savantes féministes ont focalisé leur énergie dans le domaine des interprétations coraniques (tafsir), et découvert avec bonheur le message égalitaire du Coran.5 L’origine de l’inégalité entre hommes et femmes dans la loi islamique, selon ces savantes, réside dans une contradiction interne entre les idéaux de l’Islam et les normes sociales des premières cultures musulmanes. Alors que les idéaux de l’Islam appellent à la liberté, à la justice et à l’égalité, les normes et les structures sociales musulmanes durant les années de formation de la loi islamique ont entravé leur réalisation. Au lieu de cela, ces normes sociales furent assimilées dans la jurisprudence islamique à travers une série de théories et de prétentions théologiques, juridiques et sociales. Parmi les propositions saillantes: «les femmes ont été créées à partir des hommes et pour les hommes» ; «les femmes sont inférieures aux hommes» ; «les femmes doivent être protégées» ; les hommes sont les gardiens et les protecteurs des femmes» ; «le mariage est un contrat d’échange» ; et «la sexualité masculine et la sexualité féminine sont différentes, et cette dernière est dangereuse pour l’ordre social». Ces prétentions et théories sont les plus évidentes dans les règles définissant la formation et la résiliation du mariage, à travers lesquelles les inégalités entre hommes et femmes sont maintenues dans des sociétés musulmanes actuelles. Dans mes travaux sur le mariage et le divorce, j’ai tenté de m’atteler à ces prétentions juridiques afin de montrer comment la science de la jurisprudence islamique s’est faite elle-même prisonnière de ses propres théories juridiques, qui avec le temps ont dépassé l’appel par le Coran à la justice et à la réforme.6

Ces voix féministes émergentes en Islam se trouvent dans une position unique pour provoquer un changement de paradigme si nécessaire dans la loi islamique. Cela parce qu’elles présentent les inégalités ancrées dans la loi islamique non pas comme une manifestation de la volonté divine, mais comme une construction de la part de juristes masculins. Les conséquences peuvent être importantes des points de vue épistémologique et politique. Des conséquences épistémologique parce que si l’on suit cet argument jusqu’à sa conclusion logique, certaines règles qui ont jusqu’à présent été revendiquées comme «islamiques» et comme contenues dans la Charia, ne sont en fait que les visions et les perceptions de certains musulmans, et en tant que telles des pratiques et des normes sociales qui ne sont ni sacrées ni immuables, mais humaines et changeantes. Des conséquences politiques parce que de telles analyses peuvent à la fois dégager les Musulmans d’une position défensive, et leur permettre de dépasser les anciens préceptes fiqh pour chercher de nouvelles questions et de nouvelles réponses.

Une telle approche de textes religieux peut avec le temps ouvrir la voie à des changements radicaux et positifs dans la loi islamique, pour accueillir des concepts comme l’égalité des sexes et les droits humains. Auront-ils lieu un jour, et ces concepts seront-ils reflétés dans la législation nationale ? Cela dépend de l’équilibre du pouvoir entre traditionalistes et réformistes dans chaque pays musulman, et de la capacité des femmes à organiser, à participer au processus politique, et à s’engager avec les partisans de chaque discours. Mais il faut garder trois éléments importants à l’esprit :

Premièrement, la loi islamique, comme tout système de loi, est réactive en ce sens qu’elle réagit aux pratiques sociales et à l’expérience des gens. Elle possède le potentiel ainsi que les mécanismes juridiques nécessaires pour traiter les revendications d’égalité des femmes. Il ne faut pas oublier que très souvent la pratique précède la théorie juridique, ce qui signifie que lorsque la réalité sociale change, la pression sociale pourra opérer des changements dans la loi.

Deuxièmement, la loi islamique est toujours le monopole de savants masculins dont la connaissance des femmes provient de textes et de manuels tous écrits par des hommes, tous construits sur une logique de juriste, et qui reflètent des réalités d’un autre âge, et une autre série d’intérêts. Ce monopole doit être brisé. Ce ne sera possible que lorsque les femmes musulmanes participeront à la production du savoir, lorsqu’elles seront en mesure de poser des questions nouvelles et audacieuses.

Finalement, il existe une alliance théorique entre l’esprit égalitaire de l’Islam et la quête féministe pour la justice et pour un monde juste. C’est peut-être ce qui rend le projet féministe en Islam si dérangeant par rapport aux visions conventionnelles et aux intérêts acquis dans le monde musulman et au-delà.

Références

1 A. Sharma, ‘Preface’ in A. Sharma and K. Young (éd.), Feminism and World Religions (Albany, NY: State University of New York Press, 1999), p. ix.
2 L. Ahmed, Women and Gender in Islam (New Haven: Yale University Press, 1992), p. 54.
3 M. Badran, ‘Islamic feminism: what’s in a name?’, Al-Ahram Weekly Online, No. 569, Janvier 2002, pp. 17-23.
4 Voir par exemple H. Moghissi, Feminism and Islamic Fundamentalism: the limits of postmodern analysis (London and New York: Zed Press, 1999).
5 Voir par exemple A. Barlas, Believing Women in Islam: unreading patriarchal interpretations of the Qur’an (Austin, TX: University of Texas Press, 2002); R. Hassan, ‘Equal before Allah: woman/man equality in the Islamic tradition’, Harvard Divinity Bulletin 7, no. 2, Jan-May 1987; F. Mernissi, Women and Islam: an historical and theological enquiry (translated by Mary Jo Lakeland), (Oxford:Blackwell, 1991); et A. Wadud, Qur’an and Woman: reading of the sacred text from a woman’s perspective (New York: Oxford University Press, 1999).
6 Z. Mir-Hosseini, Islam and Gender: the religious debate in contemporary Iran (New Haven: Princeton University Press, 1999); et aussi Z. Mir-Hosseini, ‘The Construction of gender in Islamic legal thought and strategies for reform’, Hawwa Journal of Women in the Middle East and the Islamic World, Vol 1, No 1, 2003, pp. 1-28.

Remerciements

Cet article a été publié avec la permission de l’auteur.