Dossier 26: Des alliances difficiles: S’engager sur le champ de mines des politiques d’identité et de solidarité

Publication Author: 
Pragna Patel
Date: 
Octobre 2005
doss26/f
number of pages: 
67
ISBN/ISSN: 
1018-1342
Southall Black Sisters (SBS) est un collectif de femmes sud-asiatiques.1 Nous gérons un centre de conseil, de ressources et de campagne pour les femmes de Southall, une zone de l’Ouest de Londres à forte population sud-asiatique. En comparaison avec beaucoup d’autres communautés asiatiques de ce pays, Southall est hétérogène et possède un esprit cosmopolite. Toutes les religions et tous les groupes ethniques du sous-continent indien y sont présents, même si le groupe ethnique et la religion Sikh du Pendjab sont dominants.

Durant les dix dernières années, Southall a également connu un important afflux de réfugiés somaliens, principalement d’origine musulmane, qui commencent maintenant à s’établir comme une force culturelle et sociale dans la région. Ils ont déjà modifié le paysage social du quartier, mais n’ont pas encore affirmé jusqu’à présent une forte présence politique. Il reste à voir quand et comment les femmes somaliennes, qui pour le moment sont préoccupées par des besoins linguistiques, de logement et d’éducation, vont s’affirmer. Elles restent pour l’instant en grande partie invisibles dans les espaces publics religieux et culturels créés par les hommes somaliens.

Le centre des Southall Black Sisters s’adresse à toutes les femmes. Nous suivons une politique de portes ouvertes, en offrant un service de premier plan pour toutes les femmes, peu importe leur origine ethnique et religieuse. L’attention d’une grande partie de notre travail est néanmoins portée sur les femmes sud-asiatiques, ce qui reflète la composition de la population locale. Au cours des ans, notre travail de campagne et de politique a été en grande partie dicté par les problèmes et les inquiétudes soulevés dans les cas que nous traitons. Ce sont les expériences des femmes qui utilisent le centre, combinées aux nôtres, qui ont formé notre perspective féministe progressiste.

Le centre fut créé en 1983 avec le soutien financier de la collectivité locale. Nous dépendons toujours des fonds de diverses sources pour fournir aux femmes noires des services d’urgence ou à long terme, très demandés. L’existence même de ce centre reflète le fait que les besoins des femmes noires2 et minoritaires ne sont pas abordés de manière adéquate, que ce soit par les institutions indigènes au sein de la communauté ou par les institutions de l’Etat. La plus grande partie des cas pris en charge par le centre est liée à la violence domestique et sexuelle. Cela signifie que nous abordons aussi les problèmes liés aux mariages arrangés de force, aux enlèvements d’enfants et de jeunes filles, aux sans abri, et à la pauvreté. Le revers de la médaille est que nous sommes également obligées d’étudier minutieusement les réactions de l’Etat, y compris celles de la police, face à ces problèmes.

Identités et alliances

Notre expérience à SBS nous a montré que les créations d’identité et d’alliance sont étroitement liées. En fait, nous les voyons comme des concepts jumeaux. Nous devons nous impliquer dans la création d’alliance si notre but est de travailler pour une société plus égalitaire. Et les identités que nous choisissons peuvent soit limiter soit augmenter le potentiel de création d’alliance.

Dans un sens, on peut voir l’histoire de SBS comme une histoire de la résistance aux identités imposées. Au cours de nos vingt ans d’existence, nous avons tenté de nous débarrasser des identités que nous ont imposées la communauté, le mouvement antiraciste et l’Etat. Les éléments réactionnaires de nos communautés cherchent à nous imposer des identités à travers l’enfermement des femmes dans leurs rôles traditionnels d’épouses et de mères, dans le but de garantir que les valeurs culturelles et religieuses restent intactes, et se transmettent d’une génération à l’autre. Nous avons aussi dû résister à des tentatives par les mouvements antiracistes plus progressistes de nous épingler une unique identité noire. De telles constructions demandent, parfois ouvertement, mais plus souvent de manière tacite, la subordination de toutes les autres identités pour le bien commun plus général de la justice raciale. Cela a mené à nier d’autres expériences et identités, comme celles qui découlent du sexe, de la caste, de la classe, et des autres divisions au sein de nos communautés. En plus de cela, nous nous sommes retrouvées obligées de résister aux stéréotypes et catégories racistes adoptés par l’Etat britannique, dont l’effet a été de subordonner la différence, de dénigrer les cultures et religions minoritaires, et de nous confiner dans un statut de citoyens de seconde classe (ou, dans le cas des réfugiés, de troisième classe).

Plus récemment, nous nous sommes lancées dans la lutte contre des identités fondamentalistes et nationalistes très précises, qui ont été encouragées par la montée de mouvements religieux sikh, musulmans, et hindous fondamentalistes/nationalistes dans ce pays et à l’étranger. Les reformulations d’identité imposées dans ces processus ont des conséquences politiques directes sur les luttes progressistes, démocratiques et antiracistes, et sur les demandes d’autodétermination des femmes. Ces mouvements demandent la conformité absolue aux lois religieuses, telles que les interprètent les leaders religieux masculins, niant les innombrables variations d’interprétation de pratiques religieuses/culturelles qui ont évolué au sein de différentes communautés noires et minoritaires.

Notre expérience de femmes noires et minoritaires en Grande Bretagne montre que les créations d’identité sont dans un état de changement permanent. Elles sont éternellement négociées et renégociées dans les processus sociaux et politiques, ici et à l’étranger. Par exemple, d’un côté la construction d’identités religieuses fondamentalistes au sein de communautés minoritaires au Royaume Uni a été une réponse au racisme d’état britannique et aux événements dans les pays d’origine des minorités. De l’autre côté, de telles créations ont été soutenues par des impératifs conservateurs de maintien de valeurs culturelles et religieuses «authentiques», perçues comme menacées en occident. Les leaders fondamentalistes religieux ont su utiliser les nouvelles identités religieuses pour asseoir leur contrôle et leur pouvoir sur les territoires, communautés et ressources locaux.

Mais l’histoire de SBS a été surtout de jongler avec les différentes identités. Nous avons compris le fait que nous portons tou(te)s une multiplicité d’identités, qui reflètent les nombreuses luttes dans lesquelles nous sommes engagé(e)s simultanément: les luttes contre l’inégalité raciale et sociale, contre l’oppression patriarcale, et contre le fondamentalisme religieux. Nous n’avons pas été en mesure de donner la priorité à une identité, car cela reviendrait à cacher d’autres réalités, et à suggérer l’idée que nos luttes peuvent être classées hiérarchiquement. D’un autre côté, nous avons estimé important de reconnaître qu’à certains moments certaines luttes deviennent plus urgentes que d’autres, avec pour effet que certains aspects de nos identités prennent momentanément plus d’importance.

Les débuts de SBS en tant qu’organisation comprenant des femmes afro-caribéennes et asiatiques, sont instructifs. Ce fut d’une certaine manière une première rupture avec les étiquettes que d’autres nous collaient. Ce fut aussi un important moment dans l’histoire de la collaboration entre féministes afro-caribéennes et asiatiques. La formation de SBS a impliqué la formation d’une nouvelle identité laïque féministe, basée sur une histoire partagée du racisme et de l’autorité religieuse et patriarcale. L’absence de reconnaissance de relations de pouvoir entre hommes et femmes au sein des mouvements antiracistes et l’absence de reconnaissance du racisme dans les mouvements féministes blancs avait conduit à l’invisibilité des femmes noires et minoritaires. C’est cette invisibilité qui a créé le besoin d’une organisation comme SBS, et elle demeure un obstacle important à franchir.

Nous avons pris la décision délibérée de nous établir en tant que groupe autonome de femmes noires. Nous ne souhaitions pas nous séparer des mouvements antiracistes et des autres mouvements progressistes, mais il était nécessaire de créer un espace dans lequel les expériences des femmes puissent être partagées et exprimées. Depuis le début, l’accent fut porté sur les points communs de nos expériences, et sur la nécessité d’élaborer un programme commun pour le changement. Ce sont cette insistance sur les expériences partagées et la nécessité d’une approche globale de nos pensées et de nos pratiques, qui nous ont guidées pour sortir de la paralysie qui touchait de nombreux autres groupes de femmes. Comme le dit l’une des premières membres de SBS, «nous avons pris une décision délibérée d’aller plus loin que les slogans, et de développer une solidarité sur base de compréhension mutuelle des points communs et des différences de nos expériences de femmes asiatiques et afro-caribéennes, puis de traduire cette compréhension en pratique. Rien ne fut aisé.» Cela n’a pas été facile, mais le travail de maintien d’alliances à travers la différence est devenu encore plus difficile depuis.

La mauvaise nouvelle est que nous ne sommes pas parvenues à maintenir l’unité asiatique et afro-caribéenne au sein de SBS. Pratiquement, politiquement et théoriquement, nous avons maintenu notre engagement pour cette unité. Mais la population locale dans laquelle nous nous situons est en grande partie asiatique, avec pour effet que les activités et les campagnes de l’organisme sont principalement orientées vers les besoins des femmes asiatiques. Notre alliance a aussi vacillé à cause du fait que dans le passé (mais nous avons tiré les enseignements de cette leçon) nous traduisions simplement l’unité en pratique en utilisant un «système de quotas». Par exemple, nous avions pris la décision de garantir que, si les moyens financiers le permettaient, il y aurait un nombre égal de travailleuses asiatiques et afro-caribéennes, quels que soient les besoins des femmes qui viennent au centre. Le besoin de visibilité en tant qu’alliance a pris le dessus sur le besoin de garantir de manière réaliste une alliance plus efficace et à long terme.

Le maintien d’une alliance afro-caribéenne et asiatique au sein de SBS a également été rendu difficile par les différences de priorités des communautés, en partie à cause des différentes manières dont elles font l’expérience du racisme. Par exemple, nous avons assisté à la dislocation de familles caribéennes, tandis que des familles élargies au sein des communautés asiatiques se sont plutôt renforcées. Mais les deux séries d’expériences ont résulté de l’importance centrale donnée au «multiculturalisme» par la politique britannique, sujet sur lequel je reviendrai plus tard. Cette stratégie de l’Etat a eu des conséquences importantes sur le rôle des femmes asiatiques et caribéennes au sein de la famille, et a conduit à des priorités différentes en termes d’action immédiate. Par exemple, les femmes asiatiques ont été actives en ce qui concerne la violence domestique et d’autres formes de restriction au sein de la famille, alors que beaucoup de femmes afro-caribéennes ont été actives en ce qui concerne les mauvais résultats scolaires et le problème de l’expulsion de leurs enfants des écoles.

Les relations avec la communauté et l’Etat

Au fil des ans chez Southall Black Sisters, nous avons appris à développer une compréhension de la manière dont les constructions de «race», de genre et de classe se recoupent pour enfermer les femmes noires et minoritaires dans des situations subordonnées et d’impuissance à la maison et à l’extérieur. Les demandes de liberté et de choix supplémentaires pour les femmes ont impliqué la confrontation et la négociation avec de puissantes forces conservatrices au sein de nos communautés et, en même temps, la confrontation et la négociation avec l’Etat raciste. Lorsque nous traitons de violence domestique, par exemple, nous ne traitons pas simplement d’un problème de genre, mais en même temps de la manière dont l’Etat réagit à une telle violence et aux demandes de protection de la part des femmes.

L’une des campagnes actuelles de SBS a abordé la soi-disant «règle d’un an» de la loi d’immigration, qui prévoit que les personnes qui viennent s’installer au Royaume Uni pour rejoindre leur époux(-se) doivent rester mariées au moins un an avant de pouvoir faire une demande de résidence permanente. L’application de cette règle signifie que les femmes dont le statut d’immigrée dépend de celui de leur mari ne peuvent pas faire appel à l’État pour les protéger en cas de violence domestique, avec pour résultat qu’elles ne peuvent bénéficier des choix maigres mais néanmoins réels que les femmes possèdent dans la communauté majoritaire, avec un statut d’immigration incertain. La règle est effectivement appliquée pour perpétuer l’oppression patriarcale des femmes victimes de violence. Ainsi, SBS milite pour l’abolition de la «règle d’un an» et des dispositions associées, estimant que les femmes doivent pouvoir profiter elles-mêmes des ressources juridiques et sociales dont elles ont besoin pour vivre à l’abri de la violence et sans peur d’être rapatriées.

La loi d’immigration a aussi un autre effet. Une série de lois d’immigration ont été décrétées par les gouvernements conservateurs et travaillistes successifs, conçues assez clairement pour empêcher l’entrée d’hommes noirs (c’est-à-dire du tiers monde), particulièrement du sous-continent indien. Ainsi, il arrive parfois qu’une femme vienne chez SBS après avoir subi des violences de la part d’un homme dont les droits de résidence au Royaume Uni dépendent de son mariage avec elle. Si le mariage se brise, c’est dans ce cas l’homme qui doit être rapatrié. Parfois, et c’est compréhensible, une femme nous demande de l’aider à obtenir le rapatriement de son mari violent, pour sa propre protection.

Toutefois, pour accéder à cette demande, il faudrait légitimer des règles et des pratiques racistes d’immigration, ainsi que la brutalité de l’Etat qui accompagne souvent leur mise en application. Beaucoup d’entre nous se souviennent du cas récent de Joy Gardner, qui fut tuée par la police et par les officiers de l’immigration, alors qu’elle tentait de résister à son rapatriement pour la Jamaïque. Au lieu de cela, SBS a plutôt essayé de développer une pratique qui soit en même temps antiraciste et anti-sexiste. Par exemple, dans le scénario qui précède, notre priorité aurait été d’aider la femme à obtenir la protection des systèmes de justice civile et pénale, et si nécessaire, de l’orienter vers une maison sûre ou un refuge. Mais l’utilisation du rapatriement comme moyen de protection est quelque chose que nous ne pouvions pas envisager.

Le racisme et la violence raciale peuvent être vécus de manières différentes (en fonction du genre) par les femmes. Un exemple classique, bien qu’il ne se soit à notre connaissance pas reproduit depuis, est celui des tests de virginité effectués sur des femmes asiatiques à l’aéroport d’Heathrow, à la fin des années 1970. Les agents de contrôle de l’immigration ont mis au point ce test physique comme moyen de séparer les femmes de «bonne foi» de celles qui mentent, et qui, disaient-ils, se présentaient frauduleusement comme fiancées pour éviter les restrictions d’immigration et entrer dans ce pays.

L’adoption par l’Etat de la politique de «multiculturalisme», en particulier au sein du système juridique et social, fut particulièrement néfaste aux femmes. Le multiculturalisme remplace une politique plus ancienne, moins précise «d’intégration», et c’est actuellement le moyen choisi par l’Etat pour la médiation de ses relations avec les communautés minoritaires. Il présente une façade progressiste, en reconnaissant le désir des personnes de minorités culturelles au Royaume Uni de garder une identité distincte, plutôt que de se laisser submerger par la culture dominante. Au mieux, il semble promettre la tolérance de l’hétérogénéité.

Le problème du multiculturalisme, cependant, est de conceptualiser les minorités religieuses comme des entités homogènes sans divisions internes. Les différences de sexe, de classe et de caste sont voilées. Cela implique que l’Etat, d’une manière subtile mais envahissante, doit intervenir dans la construction d’identités, et cette implication a des effets racistes et antidémocratiques. De telles constructions homogénéisantes des communautés minoritaires naissent de l’approbation par l’Etat de leaders de communautés. Ces leaders sont des hommes qui ne sont pas élus, qui sont généralement religieux, et souvent conservateurs, et qui ont peu ou pas d’intérêt pour la justice sociale et l’égalité. Mais ils se revendiquent comme des porte-parole «authentiques» de la communauté, et sont les agents de pouvoir que consultent régulièrement (généralement de manière informelle) la police et les autres institutions de l’Etat. Le contrat multiculturaliste entre l’Etat et les leaders de communautés revient à ce que l’un garantisse à l’autre un degré d’autonomie communale (généralement sur la famille et les femmes) en échange de l’acceptation et de la préservation du status quo.

Nous avons observé les effets dévastateurs des mesures multiculturelles dans la vie quotidienne des femmes. Elles renforcent les institutions et les relations autoritaires, non-démocratiques et patriarcales au sein de la communauté. Le multiculturalisme a été utilisé de manière efficace par des forces fondamentalistes qui cherchent à contrôler la sexualité des femmes et à empêcher la création d’alliances et de mouvements progressistes.

La création d’espaces laïques

Au sein de SBS, le maintien d’alliances entre nous-mêmes en tant que femmes sud-asiatiques n’a pas été difficile, grâce au rôle central donné au terme «laïque». Ce n’est pas pour nous un terme abstrait ou simplement théorique. Il est effectivement mis en pratique par la création d’un espace pour le respect mutuel entre femmes. Notre point de départ réside dans le fait que le choix d’une femme, qu’il soit d’interpréter et de pratiquer une religion, ou de rejeter la religion et la culture en partie ou dans son ensemble, est tout aussi légitime. Notre constitution enchâsse des principes anti-communautaires, antiracistes, féministes, laïques et égalitaires. Leur mise en pratique n’a pas été difficile, car les femmes ont rapidement compris le point commun de leurs expériences de femmes. De nombreuses utilisatrices du centre sont plus qu’au courant du fait qu’elles partagent, en tant que femmes du sous- continent indien, un même univers culturel varié et dans lequel s’enchevêtrent différentes religions. La langue, la nourriture, les films, de même que les concepts très ancrés de honte et d’honneur, ne sont que quelques-uns des ingrédients qui façonnent le tissu social de leur vie. Les femmes, par exemple, lors de débats sur la violence domestique ou sur l’oppression religieuse, savent s’identifier rapidement aux situations pénibles des unes et des autres. Elles négocient leurs différences et se rejoignent sur une position commune contre la violence domestique, en solidarité les unes avec les autres.

Au contraire, à l’intérieur du langage officiel du multiculturalisme, les différences entre les sud-asiatiques ont été déformées et exagérées. Il est bien sûr important de reconnaître de nouvelles variantes du racisme qui affecte les relations entre communautés minoritaires, y compris la montée inquiétante de l’islamophobie. Mais une grande partie des différences qui sont soulignées sont absurdes et exagérées, et leurs conséquences sont graves. Elles peuvent nuire à l’obtention de moyens financiers pour des projets, leur nuire politiquement en limitant la possibilité d’alliances entre différentes femmes asiatiques. Par exemple, une étude récente du ministère de l’Intérieur sur les besoins des femmes musulmanes pakistanaises qui subissaient des violences domestiques, a souligné les problèmes de «la règle d’un an» (mentionnée plus haut) et du concept d’izzat ou «honneur», comme si ces derniers étaient l’exclusivité des femmes musulmanes. Rien dans les expériences citées par l’étude ne pouvait en fait être choisi comme exclusivement «musulman». Néanmoins, il semble que la politique sociale se dirige vers ce genre de fausse reconnaissance de la différence, qui sert simplement à légitimer la création de nouvelles catégories (fragmentées) de Sikhs, de Musulmans et d’Hindous.

Nous trouvons que les femmes qui viennent au centre SBS résistent d’elles-mêmes aux identités et aux étiquettes imposées qui servent à les séparer les unes des autres. Lors d’une récente vague de rivalité entre Sikhs et Musulmans fondamentalistes, accompagnée d’actes de violence à Southall, les femmes de SBS ont immédiatement perçu les dangers que cela représentait pour leur autonomie et leur liberté, ainsi que pour la paix communautaire. Elles ont insisté pour organiser une marche des femmes dans une rue principale de Southall. Elles voulaient récupérer la communauté pour elles-mêmes, arrêter ce qui se faisait en leur nom en tant que Sikhs, Hindoues ou Musulmanes, et affirmer la reconnaissance de leur droit en tant que citoyennes égales de la communauté. Leurs actions ont en effet servi à redéfinir la notion de communauté.

Du fait que notre point de départ est le développement d’une organisation laïque et anti-communautaire, nous avons pu éviter quelques-uns des dilemmes qui ont envahi d’autres femmes asiatiques récemment. Dans certains groupes, la transformation des identités à partir d’une identité asiatique globale en des identités exclusivement religieuses a donné lieu à l’apparition de réels problèmes. Par exemple, dans un groupe de femmes asiatiques de l’Est de Londres, des femmes musulmanes ont demandé un espace séparé au sein du centre, dans lequel elles pouvaient se rencontrer entre femmes musulmanes uniquement. Elles n’ont pas demandé cela parce qu’elles souffraient de discrimination et d’exclusion en tant que minorité dans le centre, mais parce que leur identité religieuse, formulée en opposition aux «autres», n’admettait pas qu’elles cherchent et partagent des expériences en tant que femmes asiatiques vivant dans une société raciste. Ce genre de dilemme ne se résout pas facilement. Mais il montre le besoin de créer un espace féministe laïque qui garantisse la tolérance et la diversité religieuse, qui permette la négociation permanente à propos de l’utilisation de l’espace pour toutes les femmes, sans crainte d’être pieds et poings liés dans des identités fixes.

J’insère ici une remarque personnelle. Je dois admettre que la fragilité de nos alliances au sein de SBS m’est apparue avec la montée du nationalisme et du fondamentalisme hindou en Inde. Je suis d’origine hindoue, mais pensais avoir effacé cela en cherchant à me forger une identité noire, progressiste et féministe. Mais lorsque se sont imposées des reconstructions nationalistes virulentes de l’identité hindoue, en Inde ainsi que dans des communautés hindoues de ce pays, je me suis retrouvée forcée de reconnaître cette partie de mon identité. Non pas à cause du besoin de revenir vers la religion, mais par opposition à l’épouvantable crime de haine en train d’être commis contre les Musulmans en Inde : tueries, viols, pillage et incendie de maisons. J’ai dû prendre la responsabilité de ce qui était commis en mon nom. Mais l’hindouisme que j’ai dû soutenir dans un plus vaste mouvement de résistance était proche de celui de Mahatma Gandhi : plus tolérant, humain, et respectueux des autres religions.

La nécessité de reconnaître ma propre origine hindoue s’est imposée à moi lors de la conclusion d’une réunion organisée par SBS pour s’opposer au fondamentalisme hindou. Une collègue musulmane a fondu en larmes à la fin de la réunion, parce qu’elle se sentait dépouillée de son humanité par le langage de haine et de violence tenu par certains fondamentalistes hindous enragés qui avaient assisté à notre réunion.

Pour la première fois, j’ai été obligée de reconnaître que, bien que faisant partie d’une minorité dans ce pays, je faisais en même temps partie, en vertu de mon appartenance à la Diaspora hindoue, de la majorité hindoue en Inde. Les mots vous manquent lorsque vous vous retrouvez des deux côtés opposés d’une ligne de division, séparée de personnes avec qui vous avez combattu, par le passé, tous les types d’injustice. Je ne trouvais aucun mot réconfortant à exprimer. Mais notre silence mutuel nous a aussi permis de nous souvenir que nous nous étions engagées des deux côtés à maintenir à tout prix un espace laïque anti-fondamentaliste au sein de SBS. Pour moi, l’espoir résidait dans le fait que nous avions résisté ensemble à toutes les formes de racisme, de fondamentalisme et de mouvements d’extrême droite, et que cette position commune pouvait nous empêcher de devenir des ennemies.

Coopération et alliances

Il existe un autre problème en ce qui concerne les relations que nous devons construire au sein de nos communautés. Nous sommes forcées de reconnaître que de temps en temps nous devons chercher et obtenir le soutien de ceux qui détiennent le pouvoir dans la communauté. Et c’est peut-être ici que nous devons faire clairement la distinction entre la recherche de coopération et la création d’alliances.

Récemment, SBS a eu l’occasion de travailler avec des organisations musulmanes, y compris des organisations musulmanes fondamentalistes, lors de notre campagne pour la libération de Zoora Shah. Zoora Shah est une femme pakistanaise musulmane qui, après des années d’abus sexuel et d’exploitation économique, a tué l’homme qui l’avait abusée. Elle a été emprisonnée à vie en 1993, et SBS a entamé une campagne pour la libérer et pour mettre en exergue les lacunes du système de justice pénale, qui ne comprend pas les contextes dans lesquels des femmes abusées tuent. Dans ce cas complexe, nous avons pensé ne pas avoir d’autre choix que de demander le soutien de chefs religieux. La réalité est que l’Etat tiendra plus probablement compte des demandes de représentants de communautés musulmanes que de celles d’un groupe féministe comme nous. C’est un exemple concret supplémentaire du fait que les politiques multiculturelles fonctionnent au détriment des femmes de communautés minoritaires. Cela souligne les limites de notre pouvoir, même organisées collectivement en tant que femmes. Nous avons dû, bien sûr, adopter un langage différent afin d’obtenir le soutien d’une série d’organisations musulmanes. Nous en sommes arrivées à tenir un langage de droits humains et d’humanité, au lieu de notre langage féministe habituel d’autonomie et de choix.

La réaction de ces représentants à notre demande de soutien pour Zoora Shah fut intéressante. Parmi les quelques 600 organisations musulmanes contactées, y compris des mosquées, une poignée à peine ont apporté leur soutien total et inconditionnel. La plupart des leaders musulmans, qui vont des fondamentalistes à ceux qui se considèrent comme des libéraux modérés, se sont tus ou ont refusé de soutenir la campagne. Parmi les raisons, il y a le fait que, aussi bien chez les libéraux que chez les fondamentalistes, montrer son soutien pour Zoora Shah revient à reconnaître les relations de pouvoir patriarcales qui existent au sein de nos communautés. Une telle reconnaissance nuirait à leur objectif: l’introduction de la Charia ou de variantes de cette loi, à la place du code civil actuel au Royaume-Uni, comme moyen de contrôler les femmes musulmanes.

Encore plus intéressante fut la réaction de quelques organisations musulmanes qui ont soutenu Zoora Shah non pas parce qu’elle était une femme ayant le droit de se défendre contre la violence masculine, mais sur une base différente : la nécessité de s’opposer à l’Etat britannique pour racisme. Selon eux, la peine de prison extrêmement longue de Zoora Shah est une preuve de la discrimination «barbare» de l’Etat contre une femme musulmane. Mais les mêmes organisations musulmanes ont également déclaré sans équivoque que si Zoora Shah vivait dans un Etat islamique soumis à la Charia, le châtiment approprié à son crime serait la mort. Elles déclarent qu’une observation stricte du Coran révélerait qu’elle a péché parce qu’elle a tué, mais aussi parce qu’elle n’a pas fait les démarches pour mettre fin à cet abus. Ceci sans prendre en considération le fait qu’il y a beaucoup d’obstacles, y compris ceux mis en place par les chefs religieux et de communauté, qui empêchent des femmes comme Zoora Shah d’échapper à la violence masculine.

Mis à part la froideur de cette réaction, il est curieux de noter que l’une des raisons parfois données pour tempérer la justice Charia est fondée sur le fait que comme «nous sommes des Musulmans britanniques», nous devons accepter les lois de ce pays. Cette revendication d’identité «britannique» est ahurissante, par le fait même que le renouveau islamique de ce pays ait adopté une identité musulmane précisément en opposition à l’état britannique, et à «l’occident» en général. Il est également ironique que cette identité «britannique» ne s’étende aux femmes musulmanes que dans la mesure où elles se conforment à la loi religieuse. Toute tentative de la part de femmes musulmanes d’affirmer leur identité «britannique», par exemple en décidant de leur propre sexualité, donnerait lieu à de sévères châtiments parce que c’est une pratique «occidentale».

Le soutien que nous ont apporté quelques organisations musulmanes ne doit pas détourner notre attention des tendances patriarcales, et même misogynes, sous-jacentes à tous les mouvements fondamentalistes religieux. Ce cas illustre les façons complexes dont les identités religieuses récemment formées se sont mélangées avec des identités antiracistes, et aussi la manière dont les fondamentalistes utilisent parfois un langage antiraciste pour exercer leur pouvoir et leur contrôle au sein de nos communautés

L’ennui est que si la recherche du soutien et de la coopération des leaders communautaires a été problématique pour SBS, il en a été de même dans notre travail en tant qu’antiracistes avec des organisations antiracistes au sein de nos communautés. À quelques exceptions près, dans leurs tentatives de créer une alliance contre le racisme, les commentateurs et militants antiracistes sont soit restés silencieux sur le caractère réactionnaire des autorités communautaires, soit, au pire, ils ont courtisé activement les milieux réactionnaires. Nul besoin de signaler qu’une alliance formée sur une base pareille a des ramifications importantes sur notre implication dans ces luttes antiracistes plus vastes. Une approche d’ensemble du racisme est nécessaire. Mais mobiliser ces identités religieuses réactionnaires, plutôt que de les remettre en cause, signifie que les droits des sections les plus vulnérables de notre communauté pourront être sacrifiés.

Je pense que personne parmi nous ne peut se permettre de sous-estimer les limites et les faiblesses des luttes que nous menons en tant qu’organisations individuelles, sur base de nos identités distinctives. Le féminisme manque actuellement de militantisme, et se retrouve fortement affaibli par la fragmentation. La plupart d’entre nous auraient du mal à rassembler une centaine de personnes pour nos campagnes et actions. La pratique d’alliances est sans aucun doute une condition préliminaire à un mouvement social pour l’égalité, la justice, et les droits civils. Le défi est de trouver les conditions pour qu’un tel mouvement puisse être véritablement inclusif.

Références

1 Cet article se base sur ma propre perception du travail quotidien de Southall Black Sisters, et sur les inquiétudes qui y surgissent. Il ne reflète pas nécessairement les opinions de SBS en tant qu’organisation.
2 Le terme “noires” fut adopté aux débuts de SBS comme étiquette politique, pour refléter les processus communs de colonialisme et de racisme vécus par les femmes d’origines asiatiques et afro-caribéennes. Il a eu une fonction utile de mobilisation ou de création d’alliance.

Remerciements

Cet article a été publié avec la permission de l’auteur.