Dossier 27: La loi islamique et les minorités musulmanes

Publication Author: 
Muhammad Khalid Masud
Date: 
juin 2006
doss27/f
number of pages: 
92
ISBN/ISSN: 
1018-1342
De nos jours, plus d’un tiers des musulmans du monde vivent en minorité dans un pays non musulman, ce qui engendre des difficultés non seulement pour les pays d’accueil, mais aussi pour les musulmans eux-mêmes. La plupart des musulmans considèrent les minorités musulmanes comme faisant partie intégrante de la communauté musulmane au sens large, l’umma. Beaucoup soutiennent que les musulmans doivent être gouvernés par la loi islamique, souvent celle du pays d’origine. Les pays d’accueil sont quant à eux censés fournir des ressources humaines, politiques et financières pour permettre aux minorités de vivre conformément aux préceptes islamiques. Cette conception n’est pas sans poser problème. D’un côté, elle implique que la présence dans ces pays de musulmans y résidant pourtant depuis trois générations est une situation transitoire : des musulmans ne sauraient vivre de façon permanente sous un régime non musulman. De l’autre côté, elle tend à imaginer les minorités musulmanes comme des colonies du monde musulman. Outre la question de savoir si les pays musulmans sont en mesure de jouer le rôle décrit ci-dessus, cela soulève de graves questions quant à l’avenir des minorités musulmanes.

Malgré l’ambiguïté de ce point de vue, certains juristes musulmans continuent de traiter les minorités musulmanes de la même façon que les juristes du moyen âge : comme des laissés pour compte suite à l’occupation de territoires musulmans par des non musulmans. Ils présument que ces musulmans finiront par devoir émigrer et retourner vivre dans un pays musulman. En attendant, ils doivent protéger leur identité religieuse et culturelle et, pour ce faire, s’isoler des sociétés d’accueil. L’ouvrage des deux éminents muftis saoudiens feu le Cheikh Ibn Baz et Cheikh Uthaymeen, intitulé Muslim Minorities, Fatawa Regarding Muslims Living as Minorities, [2] est un exemple de cette pensée. Cet ouvrage explique que la préservation de la foi et le strict respect des lois de l’Islam sont les principaux devoirs de tous les musulmans, y compris de ceux en situation minoritaire.

Muslim Minorities démontre une conscience des difficultés des musulmans en situation minoritaire et appelle ceux-ci à la patience. Cependant, « s’il n’est pas possible de gagner sa vie autrement que comme Allah l’a interdit, à savoir dans la mixité hommes-femmes, ce mode de subsistance doit être abandonné. » [3] Il déconseille aux musulmans d’épouser des femmes non musulmanes, [4] leur interdit d’offrir leurs vœx à des chrétiens à Noël ou lors d’autres fêtes religieuses, [5] et ne leur permet de recourir à des tribunaux non musulmans (dans le cadre d’une procédure de divorce) que lorsque la procédure est conforme à la loi islamique. [6] Muslim Minorities n’autorise en général aucun manquement aux lois anciennes. Dans certaines circonstances, en cas de suggestions de concessions, celles-ci revêtent un caractère exclusivement transitoire et sont soumises aux dispositions générales de la loi islamique. C’est le cas, par exemple, de la diffusion d’images et du service dans les armées non musulmanes. En ce sens, le respect de la loi islamique requiert nécessairement une organisation particulière de la communauté et le recours, à cette fin, à des services de jurisconsultes, ce qui est souvent impossible sans l’aide des pays à majorité musulmane. Par conséquent, l’ouvrage invite à maintes reprises les érudits et les prédicateurs à rendre visite aux minorités musulmanes, même si, selon les termes d’un commentateur, « se rendre dans les pays non croyants est interdit. » Ibn Baz recommande aux dirigeants musulmans et aux frères fortunés de « faire leur possible pour sauver les minorités musulmanes par des moyens financiers comme oratoires. C’est leur devoir. » La méthodologie employée et la vision du monde dans les lois anciennes limitent manifestement les deux muftis dans la mesure où ils désignent encore le lieu de résidence des minorités musulmanes sous le terme de « pays ennemis. » [7] Ibn Baz n’utilise certainement pas le terme dans son sens littéral. C’est le raisonnement analogique qui pousse à évaluer la situation contemporaine à l’aide des catégories traditionnelles de la « Maison de l’Islam » et la « Maison de la guerre ».

Les juristes musulmans modernes passent outre cette obligation méthodologique et traitent la situation des minorités musulmanes comme des cas exceptionnels devant faire l’objet de considérations particulières. Ils abordent l’ensemble des questions relatives aux lois, entre autres, sur la nourriture, la tenue vestimentaire, le mariage, le divorce, l’enseignement mixte et les relations avec les non musulmans avec pragmatisme. Tout un ensemble de nouvelles interprétations, souvent divergentes, fait dès lors son apparition. D’autres juristes soulignent le besoin de nouvelles sources, notamment formelles. Des règles de la jurisprudence islamique qui n’étaient que peu invoquées, par exemple sur le bien commun, les objectifs ou l’esprit de la loi, les commodités, la pratique courante, la nécessité et la prévention du mal, sont devenues d’importants principes de base de la théorie du droit islamique. Ces opinions ont été publiées sous forme de fatwas sans être énoncées dans des textes en bonne et due forme du droit islamique. [8] Ce n’est que récemment que des traités sur le sujet ont commencé à apparaître.

La jurisprudence des minorités

Malgré le volume croissant de littérature sur les minorités musulmanes, de nombreux musulmans de l’Occident, notamment aux États-Unis, estiment que les débats juridiques existants n’ont pas convenablement résolu leurs problèmes. En 1994, le Conseil nord-américain du fiqh (North American Fiqh Council) annonce un projet de « développement du fiqh pour les musulmans vivant dans des sociétés non musulmanes ». Yusuf Talal DeLorenzo, secrétaire du Conseil, explique qu’il convient d’aborder la loi islamique pour les minorités différemment des traditionnelles règles de pragmatisme. Il étaye ce point de vue de plusieurs exemples, dont celui du divorce : le nouveau fiqh préconise le divorce judiciaire au lieu de la traditionnelle dissolution unilatérale du mariage par le mari. [9] Taha Jabir al-Alwani, président du Conseil, est probablement le premier à avoir utilisé le terme de fiqh al-aqalliyat (1994) dans sa fatwa sur la participation des musulmans à la vie politique laïque des États-Unis. Certains musulmans d’Amérique hésitaient à participer à la vie politique du pays, car cela impliquait une alliance avec des non musulmans, la division de la communauté musulmane, la soumission à un système non islamique de politique laïque, ainsi que le renoncement à l’espoir de voir les États-Unis faire partie du dar al-Islam. C’est pourquoi ils demandèrent une fatwa au Conseil.

Dans sa fatwa, Alwani réfute ces objections, arguant que le système laïc américain est confessionnellement neutre, et non irréligieux. Il fait la distinction entre les conditions rencontrées dans les pays à majorité et à minorité musulmane. Étant très différents, ces deux contextes entraînent des obligations différentes : « Si les musulmans des pays musulmans ont l’obligation d’appliquer la loi islamique de leur État, ni la loi islamique ni la raison n’exige que les minorités musulmanes des États-Unis affichent les symboles de la foi islamique dans un état laïc, sauf dans la mesure où cet État le permet. » [10]

Cette fatwa est controversée parmi les érudits musulmans. Le Cheikh syrien Saeed Ramadan al-Buti a notamment rejeté l’appel lancé par Alwani en faveur de la jurisprudence des minorités, le qualifiant de « complot pour diviser l’Islam ». Il a entre autre déclaré :

« Notre satisfaction face au nombre croissant de musulmans en Occident était telle que nous espérions que leur adhésion à l’Islam et leur respect de ses dogmes noieraient dans le courant de la civilisation islamique la résistance de la civilisation occidentale à la dérive. Mais aujourd’hui, l’appel en faveur de la jurisprudence des minorités annonce un désastre contraire à nos espérances. Il annonce la noyade de l’existence islamique dans le courant de la civilisation occidentale à la dérive, or avec ce type de jurisprudence, c’est le désastre garanti. » [11]

En réponse à cette critique, Taha Jabir Alwani explique que le fiqh al-aqalliyat constitue une jurisprudence autonome, basée sur le principe de la pertinence de la Chari’a par rapport à la situation particulière d’une communauté donnée et aux spécificités de son lieu de résidence. Une connaissance de la culture locale et une expertise en sciences sociales, notamment en sociologie, économie, science politique et relations internationales, sont nécessaires.

Le fiqh al-aqalliyat ne fait pas partie du fiqh existant qui est un droit élaboré comme une jurisprudence. Il ne s’agit pas d’une jurisprudence pragmatique en quête de concessions. Selon Alwani, les catégories du dar al-Islam et du dar al-harb ne sont plus applicables aujourd’hui. La présence musulmane, où que ce soit dans le monde, doit être considérée comme permanente et dynamique. Le terme fiqh al-aqalliyat s’est aussi répandu dans les pays musulmans. Probablement la première initiative du genre, Khalid Abd al-Qadir rassemble les lois d’exception applicables aux musulmans en situation minoritaire dans son livre intitulé Fi Fiqh alaqalliyat al-Muslimah. [12] Bien plus tard, Yusuf al-Qaradawi, qui a beaucoup écrit sur le sujet, reprend ce titre pour ses deux ouvrages : Fiqh al-aqalliyat al-Muslimin, hayat al-muslimin wast al-mujtama’ca tal-ukhra [13] et Fiqh of Muslim Minorities. [14] Ce dernier s’annonce également comme un « fiqh progressiste », probablement vis-à-vis des débats en cours sur le sujet et de l’inquiétude grandissante des musulmans quant à leur statut de minorité dans le droit islamique.

Un autre mouvement pour les droits civils ?

Manifestement, les partisans du fiqh al-aqalliyat n’ont pas encore trouvé la réponse à certaines questions très complexes. Primo, le terme de « minorité » est assez problématique. Sémantiquement vague, il évoque le concept de sous-nation dans le cadre d’un État-nation. Or, une minorité religieuse, par rapport à une sous-nation ou minorité nationale, se trouve encore plus en position de faiblesse, car d’autres aspects, notamment linguistiques et culturels, la divisent. Secundo, la question de minorité est étroitement liée à d’autres situations minoritaires, celles des minorités musulmanes et non musulmanes dans les pays musulmans, par exemple. La plupart du temps, elles ne sont pas perçues de la même façon. Tertio, la situation des minorités musulmanes dans les pays occidentaux diffère également de celle des minorités musulmanes dans des pays non occidentaux, tels que l’Inde. Il apparaît que les minorités dans ces diverses situations doivent développer une jurisprudence différente au point que le terme de « minorité » perd finalement de sa pertinence.

Les problèmes auxquels s’attache le fiqh al-aqalliyat ne concernent pas uniquement les minorités musulmanes, mais l’ensemble du monde musulman. Si certaines de ces questions sont sans aucun doute plus importantes et pressantes pour les musulmans de l’Occident, il revient à l’ensemble du monde musulman d’y répondre. L’Occident n’est plus un concept territorial ; il s’agit d’une notion mondiale et culturelle qui est très présente dans le monde non occidental aussi.

Aux États-Unis en particulier, les droits civils viennent en outre connoter la jurisprudence des minorités. Elle implique « une assistance et un traitement spécial pour une communauté laissée pour compte ». Elle requiert non pas une égalité absolue, mais une égalité différentielle et une protection particulière. Cette idée est contestée par les tribunaux américains depuis 1989 et perd de son crédit auprès des juristes. Avec la montée de l’islamophobie, de la discrimination et du harcèlement des musulmans et le parti pris des médias, notamment après les événements du 11 septembre 2001, il semble n’y avoir aucune sympathie pour un autre mouvement pour les droits civils. Si les musulmans se trouvaient dans l’obligation d’emprunter cette voie, le fiqh al-aqalliyat ne leur serait d’aucune aide, car il s’est jusqu’à présent attaché seulement aux problèmes de (et inhérents à la) loi islamique. Il lui reste encore à résoudre les problèmes liés aux lois locales. Peut-être y a-t-il lieu de développer une jurisprudence musulmane de la citoyenneté dans le cadre du pluralisme, afin de surmonter les difficultés politiques et juridiques actuelles.

Remerciements

Ce document a été publié pour la première fois dans l’ISIM Review 11/02, ISSN 1 388-9788, et est reproduit ici avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’Institut international pour l’étude de l’Islam moderne (ISIM, International Institute for the Study of Islam in the Modern World). L’ISIM Review est disponible en ligne sur www.isim.nl.

Notes
  1. Note du traducteur : L’auteur utilise en anglais le terme de « jurisprudence ». Il convient de préciser que ce terme signifie « philosophie du droit » en anglais et est, en français, vieilli dans cette acceptation. De nos jours, c’est la notion de « case law » que le français traduit généralement par « jurisprudence ». Nous avons néanmoins choisi d’adopter le terme « jurisprudence » dans l’ensemble du texte car le fiqh recouvre à la fois la notion de science juridique (ou philosophie du droit) et la notion de jurisprudence (ensemble des décisions juridiques prises par les docteurs de l’Islam).

    Lorsque, plus bas, l’auteur définit le fiqh comme « a jurisprudence developed as case law », nous avons dû déroger à cette règle et avoir recours à une autre traduction couramment acceptée de fiqh : « le droit islamique ».
  2. Cheikh Ibn Baz et Cheikh Uthaymeen, Muslim Minorities, Fatawa Regarding Muslims Living as Minorities (Londres : Message of Islam, 1998).
  3. Ibid., p. 75.
  4. Ibid., p. 29.
  5. Ibid., p. 83.
  6. Ibid., p. 74.
  7. Par exemple, cf. ISIM Review 11/02, p. 39.
  8. Pour une analyse de la naissance de ce débat, cf. W.A.R. Shadid et P.S. van Koningsveld, Political Participation and Identities of Muslims in non-Muslim States (Kampen : Kok Pharus Press, 1996).
  9. Y.Y. Haddad et J.L. Esposito (éd.), Muslims on the Americanization Path? (Atlanta : Scholars Press, 1998).
  10. Fatwa concerning the Participation of Muslims in the American Political Process (www.amconline.org/newamc/imam/fatwa.html). Cf. également Muqaddima fi Fiqh al-aqalliyat (1994).
  11. Y. al-Qaradawi, Fiqh of Muslim Minorities (Vol. I-II, 2002–3). www.bouti.com/ulamaa/bouti/bouti_monthly15.htm (Juin 2001).
  12. K.A. al-Qadir, Fi Fiqh alaqalliyat al-Muslimah (Tarabulus, Liban : Dar al-Iman, 1998).
  13. Y. al-Qaradawi, Fiqh al-aqalliyat al-Muslimin, hayat al-muslimin wast al-mujtama’ca tal-ukhra (Le Caire : Dar al-Shuruq, 2001).
  14. www.awakeningusa.com/public_html.books/s19.htm