Dossier 9-10: Refuser les ordres sacrés

Publication Author: 
Gita Sahgal et Nira Yuval-Davis
Date: 
décembre 1991
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doss9-10/f
number of pages: 
232
L’«affaire Salman Rushdie» et les manifestations de masse des Musulmans en protestation, non seulement contre les «Versets Sataniques» et son auteur mais aussi contre la façon dont le gouvernement britannique favorise la chrétienté, ont placé les questions de l’intégrisme au cœur des débats politiques de la Grande-Bretagne. Mais différents mouvements intégristes : chrétiens, musulmans, juifs, sikh et hindou, ont pris de l’envergure au cours de ces dernières années, en partie à cause des changements intervenus au plan international, et en partie en raison de la situation en Grande-Bretagne.

Les femmes, leurs rôles, et par dessus tout, leur contrôle, sont au centre des débats intégristes. Le fait de se conformer aux strictes limites de la féminité dans le code religieux constitue un préalable pour le maintien et la reproduction de la version intégriste de la société.

Les mouvements intégristes à travers le monde sont avant tout des mouvements politiques. Ils cherchent à exploiter les pouvoirs étatiques et médiatiques au profit de leur idéologie religieuse. L’intégrisme religieux s’aligne sur les différents courants politiques des différents pays et se manifeste sous plusieurs formes, quelquefois sous forme d’orthodoxie - maintien des «valeurs traditionnelles» - et quelquefois en tant que phénomène radical, rejetant les formes impures et corrompues de la religion pour retourner aux sources originales.

Cependant, le point commun à tous les mouvements intégristes est qu’ils proclament que leur version de la religion est la seule vraie. Ils emploient des moyens politiques pour l’imposer à tous les membres de leur religion et se sentent menacés par les systèmes de pensées pluralistes. Par conséquent, l’intégrisme militant doit se distinguer des théologies de libération qui, tout en étant profondément religieuses et politiques, coopèrent avec les luttes politiques non-religieuses pour la liberté (au lieu de les assujettir).

La percée de l’intégrisme est liée à la crise de modernité et, de manière générale, au désespoir et à la désorientation ; ce qui a incité les gens à travers le monde à retourner à la religion en tant que source de consolation et voire même en tant que repère et amarre solide aidant à créer un sens de stabilité et d’orientation significative, et d’identité cohérente.

A l’Ouest le mouvement intégriste le plus influent a été l’évangélisme, qui est au cœur du «droit moral» aux Etats-Unis. Dans le Tiers-Monde, et parmi ses minorités à l’Ouest, la poussée de l’intégrisme se trouve étroitement liée aussi à l’incapacité des mouvements nationalistes et socialistes à provoquer avec succès l’affranchissement de l’oppression, de l’exploitation et de la pauvreté.

La religion a également été propagée par les militants comme une idéologie «locale» servant à mobiliser les «masses» et à faire face au racisme, à l’impérialisme et aux interventions des super-puissances. Cette propagation a été particulièrement puissante depuis la révolution iranienne, et a affecté à son tour, non seulement les Musulmans des autres pays, mais aussi les Juifs, les Sikhs, les Hindous et les autres religions. Il va de soi que les conditions locales particulières ont contribué à la montée de ces mouvements. Dans le présent article, nous nous intéresserons aux conditions particulières en Grande-Bretagne.

La question de l’intégrisme autour de l’affaire Rushdie a été très nébuleuse et a créé des divisions tant au sein de la droite que de la gauche en Grande-Bretagne. Par exemple, au cours des manifestations musulmanes de masse à Londres, juin 1989, le groupe de femmes qui venaient tout juste de mettre sur pied l’organisation appelée «Femmes Contre l’Intégrisme» a fait une contre-manifestation. Elles voulaient s’ériger contre la chefferie intégriste de la manifestation, sa demande d’étendre la loi sur le blasphème, et surtout contre la position sur le rôle de la femme.

La Ligue anti-fasciste a manifesté en marge de la principale marche musulmane, en mettant l’accent sur le droit des Musulmans de résister au racisme et de s’opposer physiquement à un groupe de fascistes qui était contre la manifestation pour des raisons racistes et nationalistes. Un autre groupe fasciste a appuyé la manifestation, n’y voyant que des Musulmans qui expriment leurs essences culturelles/nationales profondément différentes. Cependant, les deux factions de fascistes ainsi que les Musulmans intégristes, s’opposaient aux «Femmes Contre l’Intégrisme»... Des alliances et séparations similaires inhabituelles (voire «pas catholiques») ont fait figure dans la presse autour, par exemple, du pamphlet des «Vaches Sacrées» de Fay Weldon.

Cette confusion provient de différentes idéologies politiques sur lesquelles les mouvements intégristes se sont alignés. Une des «vérités» incontestée de la gauche pendant des années a été l’hypothèse de la nature profondément progressiste de l’anti-impérialisme.

Par extension, toute tentative de critiquer et de défier l’autorité des chefs intégristes est considérée par la gauche comme raciste. Les stratégistes multiculturalistes et anti-racistes pensaient que ces derniers tenaient pour sacrée l’«autonomie» des «communautés» minoritaires et qu’ils les percevaient comme homogènes à l’intérieur. La «politique de l’identité», qui a placé l’accent sur le droit des individus d’exprimer leur différence a tiré sa force du slogan, «ce qui est personnel est politique». Ironiquement, en confinant le politique au royaume du personnel, la Gauche a été incapable d’analyser ou de défier l’intégrisme religieux.

D’un point de vue tout à fait différent, certains membres de la nouvelle droite en Grande-Bretagne, tout en étant fondamentalement racistes, ont estimé que le modèle des «familles asiatiques», cohésives, étroitement contrôlées, laborieuses, contribue énormément au type de système de morale qu’ils souhaitent voir renforcée au sein de la société.

Ainsi, d’une part, l’intégrisme en Grande-Bretagne a été encouragé par différentes forces politiques à homogénéiser et à unir la collectivité britannique aux plans religieux et culturel ; et, d’autre part à l’hétérogénéiser et à la séparer. Ce processus contradictoire a été rendu possible d’abord, en raison de la relation particulière entre religion et Etat en Grande-Bretagne, ensuite en raison de la relation entre l’intégrisme et les politiques multiculturelles.

Il n’y a jamais eu une véritable séparation entre la religion et l’Etat en Grande-Bretagne. Ceci est trop souvent ignoré dans les analyses de la Gauche et dans celles des sociologues des religions, dans lesquelles l’hypothèse voilée, et souvent ouverte, est que dans les Etats-nations modernes, le nationalisme a supplanté la religion qui a disparu dans la société laïcisée, ou du moins s’est évanouie dans l’espace privé.

Selon les statistiques les plus récentes («Tendances Sociales» 1989), moins de 20% de la population sont membres d’organisations religieuses (seulement 15% sont membres des Eglises «trinitariennes, telles que les Eglises établies et les Eglises catholiques). Toutefois, 75% de la population a une affiliation religieuse, la majorité appartenant aux églises établies. Dans une étude menée par Indépendent Television Authority en 1970, huit Britanniques sur dix considéraient la Grande-Bretagne comme un pays chrétien très important ou important à leurs yeux. Voilà le contexte dans lequel il faut placer la notion de Powellite de l’anglicité, exprimée dans son discours «rivières de sang».

Cependant, la chrétienté de la Grande-Bretagne, n’est pas simplement une question d’affiliation religieuse ou même une partie de l’idéologie nationaliste britannique. Elle est ancrée dans la loi qui a beaucoup plus de signification que le statut de la reine en tant que chef symbolique des églises de l’Angleterre et de l’Ecosse. Premièrement, la hiérarchie de l’Eglise est représentée à la Chambre des Lords. Deuxièmement, la loi sur le blasphème protège l’Eglise d’Angleterre des attaques qui sont légales contre d’autres religions. On peut ne pas souvent évoquer ladite loi, mais d’aucuns l’ont fait (Mary Whitehouse) et peuvent le faire encore, et par conséquent son importance est plus que symbolique.

Troisièmement, et c’est probablement le point le plus important dans les débats politiques contemporains, c’est le fait que, conformément, à la Loi sur la Réforme de l’Education de 1988, toutes les écoles publiques soient tenues de faire l’acte quotidien d’adoration chrétienne. (Cet amendement provient en grande partie de la Chambre des Lords). La Chrétienté se voit donc octroyer un statut juridique confirmé en tant que socle idéologique de la culture nationale. Il y a une fausse correspondance de l’identité nationale et religieuse qui signifie que les églises non-établies et particulièrement non-chrétiennes ne peuvent être que membres partiels de la collectivité nationale anglaise et sont plus ou moins définies comme étrangères.

Pourtant, bien que le taux d’adhésion aux églises établies ait chuté de 14% au cours des trois années passées, celui des églises minoritaires (telles que les Spiritualistes, et les Témoins de Jéhovah) est passé à 26% et les religions non-chrétiennes, surtout notamment musulmanes et sikhs, ont presque doublé de membres. L’affiliation religieuse a donc eu lieu, de différentes façons, pour manifester l’identité collective aussi parmi les minorités ethniques de la Grande-Bretagne.

D’une part, ce phénomène est lié aux développements universels et à la poussée des mouvements intégristes dans les pays d’origine des non-Chrétiens vivant en Grande-Bretagne. Cependant, c’est aussi le résultat des politiques multiculturalistes qui prédominent dans l’éducation britannique et dans d’autres secteurs de «l’industrie des relations raciales». Paradoxalement, ces politiques ont essayé de légitimer l’hétérogénéité dans la culture nationale britannique mais ont fini par créer l’espace dans lequel les mouvements séparatistes et intégristes se sont développés et ont cherché à imposer l’uniformité et l’homogénéité parmi tous leurs membres.

La politique multiculturaliste constitue une des nombreuses tentatives de traiter les problèmes connexes du racisme et de l’absorption par le courant dominant de la société britannique des minorités venues du vieil Empire qui se sont établies ici après la guerre. Elle a été largement adoptée comme une façon plus tolérante d’aller de l’avant plutôt qu’une intégration totale dans le «mode de vie anglais». Elle a été acceptée comme outil de politique sociale et dans l’éducation, où elle fut articulée en premier lieu.

Les dirigeants intégristes ont été les principaux bénéficiaires de l’adoption des normes du multiculturalisme. Présentés parfois comme des «médiévalistes qui ont rejeté les valeurs britanniques», leurs campagnes ont été en réalité menées dans le cadre du multiculturalisme (elle leur a servi principalement d’arme idéologique). Ils ont soutenu l’extension de la loi sur le blasphème à l’Islam et le principe des écoles séparées pour les Musulmans au nom des droits égalitaires.

Sous les termes du consensus multiculturaliste, qui perçoit le racisme non comme une forme d’inégalité institutionnalisée, mais comme une question de différence culturelle, dans laquelle l’on doit préserver des modes de vie mutuellement exclusifs, leurs arguments sont irréfutables.

Les communautés minoritaires étaient définies par leur culture, qui a été élaborée progressivement comme une question d’identité religieuse. De ce fait, les enfants qui fréquentaient les établissements «multiculturels» apprenaient les dates des différentes fêtes religieuses comme une des meilleures façons de les familiariser avec les autres cultures. Un aspect encore plus sérieux réside dans la manière dont l’«industrie des relations raciales» britannique (surtout les conseils des relations communautaires et les conseils locaux) finançaient mosquées et temples (mais pas les églises ; même pas les églises noires) comme composante principale de leur travail de relations raciales.

La «racialisation» de la religion, de l’Islam en particulier, a atteint une nouvelle dimension après l’affaire Rushdie. Les communautés qui étaient antérieurement définies en fonction de leurs origines connues nationales ou régionales - Pakistanais, Mirpuri, Bengalais, Penjabais - sont à présent toutes perçues comme la communauté musulmane. C’est ainsi que l’interprètent aussi bien les agences extérieures, comme la presse, que les intéressés.

Les communautés minoritaires ont été donc perçues non seulement comme définies d’abord par la religion, mais aussi comme des entités homogènes, soudées intérieurement sans différence de classe ou de sexe et sans conflits. Les revendications des femmes pour la liberté et l’égalité sortent complètement du cadre des «traditions culturelles» (qui sont elles-mêmes souvent comprises à moitié) et donc considérées comme légitimes. Par contre, les traditions les plus conservatrices sont considérées comme «authentiques». Les appels à la culture et à la tradition sont utilisées pour attaquer les femmes qui s’organisent de façon autonome.

Les femmes affectent et sont affectées par les processus nationaux et ethniques à plusieurs égards importants. Certains de ces processus se trouvent au centre du projet d’intégrisme, qui essaye d’imposer sa propre définition religieuse unitaire sur la collectivité et son ordre symbolique. Le comportement «correcte» des femmes est utilisé pour marquer la différence entre celles qui sont membres de la collectivité et celles qui ne le sont pas. Les femmes sont considérées comme «porteuses de la culture» qui transmettent l’«héritage culturel» et le mode de vie aux générations à venir. Le fait d’être surveillées de près en termes de mariage et de divorce assure de façon rationnelle que les enfants nés de ces femmes ne sont pas seulement reproduits biologiquement mais aussi symboliquement dans le cadre de la collectivité.

Par conséquent, ce n’est pas par hasard que le contrôle des femmes et le maintien de la famille patriarcale se trouve au cœur des débats intégristes. Paradoxalement, un certain nombre de femmes ont été attirées par les mouvements intégristes en tant que milieu où elles peuvent trouver refuge contre le sexisme et le racisme de leur société hôte et avoir un certain pouvoir qui est légitime au sein de leurs communautés. Une telle reconnaissance est cependant sous le contrôle stricte de la chefferie mâle des mouvements intégristes et sujette à une définition restreinte de «la place de la femme». Les femmes elles-mêmes le reconnaissent et créent des organisations dans différents pays pour défier l’intégrisme.

Un de ces groupes (Femmes Contre l’Intégrisme) fut mis sur pied à Londres au Printemps 1989. Bien que l’impulsion directe ait émané du débat publique autour de l’affaire Rushdie, l’organisation englobe une grande variété de groupes de femmes et d’individus de différentes origines ethniques et religieuses. Le souci du groupe Femmes Contre l’Intégrisme s’articule autour des trois axes centraux par lesquels l’intégrisme fonctionne en termes pratiques contre les femmes. Ces axes sont : la question des écoles religieuses séparées ; les refuges pour femmes ; et la campagne contre l’avortement.

La question des écoles religieuses séparées (et en particulier les écoles non-mixtes pour les filles) constitue une des requêtes principales des dirigeants intégristes. En Grande-Bretagne, il n’a jamais été obligatoire que l’instruction soit assurée à travers les écoles publiques. Des écoles privées ont formé l’élite, et les écoles bénéficiant d’aide bénévole ont été le système semi-privé dans lesquels les écoles religieuses (surtout l’Eglise d’Angleterre et l’Eglise catholique) ont été particulièrement financées par l’Etat.

L’éducation non-mixte pour les filles a souvent été considérée par les féministes comme moyen positif de renforcer les résultats scolaires. Cependant, cette pensée féministe suppose une structure et un cursus similaires à ceux d’une école mixte. Ceci n’est pas le cas lorsqu’il s’agit de l’enseignement religieux. L’histoire de l’enseignement catholique en Grande-Bretagne en donne un avertissement et un exemple. En s’attendant à de faibles résultats de la part de leurs élèves, un grand nombre d’écoles catholiques ont contribué à maintenir les Irlandais dans un travail mal rémunéré et «ghettisé». Elles ont fait preuve d’un sens élevé de catholicisme tout en balayant tout sens d’identité irlandaise en omettant d’enseigner l’histoire ou la langue irlandaise. Pourtant bon nombre d’individus appartenant à la communauté irlandaise s’opposeraient à leur éloigement de l’Etat. Elles sont adulées comme signe de victoire des luttes des Catholiques irlandais en Grande-Bretagne.

Les intégristes musulmans ont mené des campagnes visant à établir dans leurs communautés ces écoles bénéficiant d’aide bénévole. Jusque-là, la plupart de ces écoles ont été rejetées par les inspecteurs de l’enseignement publique du fait de leur faible niveau. La grande majorité des écoles privées musulmanes, à l’exception de quelques séminaires religieux, sont fréquentées par les filles uniquement. Leur but est sans nul doute de former les filles à devenir des épouses et mères dévouées. Elles enseignent les théories de la création en science (comme les Chrétiens intégristes) et offrent une infrastructure insuffisante pour l’acquisition des qualifications.

En dépit du fait que la plupart des parents asiatiques préféraient probablement une éducation non-mixte, ils n’aimeraient pas envoyer leurs filles dans ces écoles ; d’ailleurs encore moins prendraient le risque d’y engager l’avenir de leurs fils. Malgré tout, un très petit nombre de parents seulement s’opposeraient publiquement à une requête religieuse. En faisant de l’éducation séparée pour les filles, le cheval de bataille de leur campagne nationale, les Musulmans intégristes ont fait preuve de conscience vive des craintes qu’ils ont à l’égard de leurs adeptes. Leur discours lie le contrôle des filles aux dangers de grandir dans une société laïque dans un environnement occidental ou la morale s’est dégradée. Il y a quelques années à Manchester il y eut une campagne réussie impliquant les féministes asiatiques, visant à empêcher la conversion d’une école publique en école musulmane. Dans une atmosphère plus qu’intimidante et cohésive après l’affaire Rushdie, une telle campagne serait plus difficile à organiser.

Bien que les Musulmans intégristes se fassent entendre le plus, ils ne sont en aucune façon l’unique groupe exigeant la séparation des écoles. Des groupes juifs hassidiques, adventistes du Septième Jour, sikhs et hindous ont tous exigé des écoles religieuses séparées. Il est probable que ces exigences soient ravivées par la crise éducationnelle qui a causé de graves pénuries d’enseignants au niveau de beaucoup d’écoles. A l’extrême Est de Londres, par exemple, où se trouve la plus grande communauté bangladaise de Grande-Bretagne, des milliers d’écoliers de cette communauté ne sont pas inscrits. Les écoles catholiques bénéficiant d’aide bénévole disposent bien de places vacantes, mais celles-ci ne sont pas destinées à ces enfants-là.

Le conflit relatif au contrôle des femmes dans les communautés intégristes ne s’est pas limité à la question des écoles séparées. Il s’est récemment étendu aussi aux refuges pour femmes, qui furent initialement créés par les mouvements féministes dans le but de fournir aux femmes un espace séparé loin des tentatives violentes des époux visant à les contrôler. Le débat autour des refuges montre la façon dont les influences contradictoires des politiques féministes et multi-culturalistes adoptées par le gouvernement local (surtout dans les municipalités dirigées par les travaillistes) affectent les droits des femmes des minorités.

Au début des années 80, les femmes noires qui avaient mis sur pied des groupes de femmes autonomes ont repris la question de la violence domestique et commencé à revendiquer le financement du conseil local en faveur des refuges. Elles firent l’objet d’une opposition farouche de la part des dirigeants de communautés conservateurs qui soutenaient que la violence domestique n’existait pas, ou que c’était un problème lié aux mécanismes traditionnels au sein de la communauté. Un certain nombre de féministes blanches ont également eu le sentiment que le fait d’avoir des refuges séparés était en contradiction avec l’idée de base du mouvement des femmes : à savoir la notion de «sororité». Les femmes noires rispostèrent à partir du point de vue du mouvement anti-raciste alléguant que les femmes asiatiques (et parfois afro-caraïbéennes) avaient besoin d’espaces séparés pour vivre avec les gens qui comprenaient les pressions dont elles faisaient l’objet, y compris le problème du racisme. Mais le but fondamental de tous les refuges était le même : c’est-à-dire créer un espace alternatif pour les femmes qui ont souffert de la violence domestique.

Soucieux de mettre en œuvre les politiques de l’égalité des chances, certains conseils municipaux ont bel et bien financé ces refuges même s’ils ont été à contre-courant de la politique communautaire. Aujourd’hui le problème de la violence domestique est si bien reconnu qu’une revendication émanant des organisations communautaires de fournir des conseils et autres services relatifs à ce sujet constitue un facteur capital dans la réception du financement. Ceci a créé un revirement brusque. Les notables de la communauté qui s’étaient opposés plus tôt au ravitaillement des refuges se mettent à présent à faire des demandes de financement eux-mêmes, mais utilisent alors leurs services pour les besoins de réintégrer les femmes au sein de leurs familles. La notion de «différence culturelle» a inversé l’idée de refuge.

Maintenant les refuges sont financés exclusivement sur la base de l’allégeance religieuse. La chefferie intégriste s’aventure dans des zones, comme les refuges, que la vieille garde a abandonnées. Certains conseils ont essayé d’imposer des dirigeants religieux aux comités de gestion de refuges comme moyen de «contrôle communautaire». Les femmes féministes par définition étaient jugées comme intruses.

Le troisième grand domaine de conflit est relatif à l’influence et au pouvoir grandissants des Chrétiens intégristes de l’aile droite et l’appui dont ils bénéficient de leurs alliés américains, concernant surtout la question des droits sur la reproduction.

Récemment, les cliniques d’avortement ont été mises au piquet par les mouvements contre l’avortement, inspirés et dirigés par Rescue, une organisation nord-américaine et appartenant en partie au «droit moral» évangélique. Ceci ne constitue qu’un exemple de l’influence grandissante de ce mouvement sur la scène britannique.

Le débat sur l’avortement et la question générale des droits sur la reproduction de la femme, ont toujours été au centre des programmes féministes, de même que le mouvement-pour-la-vie. C’est une tradition chez les Irlandaises de Grande-Bretagne - aussi bien celles du Sud que du Nord - que de recourir à l’avortement. L’avortement est illégal en République d’Irlande, comme conséquence directe du pouvoir politique de l’Eglise catholique au sein de l’Etat. Il se peut que le pouvoir grandissant de l’intégrisme dans les autres parties de la Grande-Bretagne, tant chrétiennes que non-chrétiennes, prédomine au point d’altérer le climat moral, menaçant de ce fait lesdits droits reproductifs de la femme qui sont à présent reconnus par la loi. Il se peut que ce pouvoir augmente la pression que les femmes subissent de l’intérieur de leurs communautés.

La Grande-Bretagne est encore loin d’être un pays intégriste. Son «Droit moral» est moins grand et pas aussi ouvertement politique qu’aux Etats-Unis ; ses intégristes noirs et non-chrétiens viennent de minorités «raciales» opprimées. Et pourtant les liens encore étroits entre l’Etat et la Chrétienté d’une part, et l’effondrement de l’anti-racisme dans le multiculturalisme et l’équation des cultures et religions d’autre part, constituent un terreau pour la poussée de l’influence des militants intégristes.

L’intégrisme non-chrétien s’avère confus non seulement pour la droite blanche, mais aussi pour des composantes du mouvement radical noir autonome qui a été critiqué pour son multi-culturalisme. Leurs théoriciens, tels que Sivanandan de l’institut des Relations raciales, ont accusé les théories multiculturalistes d’ignorer le racisme en tant que force sociale et historique. Ils allèguent que ce n’est pas la culture à elle seule qui a permis de former des communautés noires, mais leurs luttes historiques contre l’impérialisme et l’Etat britannique. Les communautés se sont organisées autour des questions cruciales telles que le harcèlement de la police, le logement et l’immigration.

Cette tradition héroïque commémore les femmes noires qui se sont battues aux côtés de leurs époux, mais ignore également le conflit interne et perçoit toute allusion à ce sujet comme semant la discorde. En mettant l’accent sur ces éléments qui ont rassemblé les communautés, y compris (mais pas exclusivement) la religion, ce point de vue s’est heurté à l’analyse de l’intégrisme. Sa poussée a été rejetée sur l’échec des mouvements radicaux anti-racistes, faisant fi de la centralité du contrôle des femmes dans tous les débats intégristes.

Les femmes qui ont souligné cet aspect ont été accusées dans ces cercles politiques de créer un contre-courant raciste. Il semble que la notion de «Izzat» ou l’honneur de la communauté, que les femmes sont censées perpétrer traditionnellement, ait été transférée à la lutte anti-raciste également. Les femmes sont censées taire leurs propres intérêts au profit de l’honneur de la tradition anti-raciste héroïque.

Toutefois un grand nombre de personnes n’acceptent pas et ne peuvent pas accepter ce fait. Le défi à l’avenir consiste à trouver les moyens efficaces pour faire face aux contradictions et conflits au sein des communautés minoritaires ainsi qu’à l’oppression et au racisme dans l’Etat et la société en général ; trouver les moyens de résoudre la tension entre autonomie et tolérance, diversité et égalité ; avoir le droit de s’écarter et de s’opposer au racisme, à l’intégrisme et au sexisme.

Reproduit de: Femmes Contre l’Intégrisme (WAF)
WAF Newsletter n° 1, novembre 1990 pp. 3-5.
BM Box 2706, Londres WC1 3XX, Royaume Uni.