Dossier 11-12-13: Des lois, des coutumes et des stéréotypes

Publication Author: 
Farida Shaheed
Date: 
juin 1996
AttachmentSize
Word Document97.49 KB
number of pages: 
262
A cet égard, il est parfois utile de vivre sous une dictature militaire car l’exercice du pouvoir dénué d’autorité y est plus evidemment visible.

1) Tout d’abord, il est clair que ni les lois, ni les coutumes (ou la culture) ne sont des entités neutres. Les unes et les autres sont élaborées par ceux qui sont au pouvoir et tendent donc à préserver le statu quo.

Les lois codifiées formelles se situent entre l’organisation et les relations infrastructurelles de la production et de la reproduction d’une part et d’autre part, la vision du monde ou le système de croyances de toute société/communauté donnée. Cependant, alors que ces deux niveaux d’organisation sont dynamiques et changeants, les lois, de par leur nature même, sont circonscrites dans le temps. Les lois ne peuvent donc jamais être une fin, seulement un moyen pour y arriver. En outre, le décalage entre le moment où une loi est proposée et sa mise en application est tel que souvent, au moment de la promulgation de la loi, la situation a atteint un stade plus avancé. Par conséquent, quand on s’occupe de réformes juridiques, il faut prendre conscience de ce décalage et se préparer déjà pour des étapes plus poussées.

2) Deuxièmement, des systèmes juridiques parallèles existent, surtout dans les anciens Etats coloniaux : lois codifiées formelles, lois coutumières et parfois aussi, lois religieuses. Ces systèmes fonctionnent parfois en parallèle, mais sont parfois en conflit. Mais dans plusieurs cas, le code informel intériorisé est plus puissant et plus astreignant que la loi formelle. Ainsi au Pakistan, il n’existe pas de loi qui interdise aux femmes l’accès à une institution d’enseignement, ou à un emploi quelconques, ou même qui restreigne leur mobilité ; cependant, si les femmes se cantonnent à un nombre limité de professions, c’est parce qu’elles ont intériorisé une loi informelle qui dit : “En tant que femme, je ne peux, ne dois ni ne devrais exercer les professions “x” ou “y” ; je ne devrais pas me rendre dans tel ou tel endroit de la ville” etc.

3) En outre, notre expérience montre que là où il existe des systèmes juridiques multiples, c’est toujours le pire qui est appliqué aux femmes. Ainsi, le divorce par répudiation (le mari répète trois fois “je te répudie”) n’est pas reconnu par la loi. Toutefois, ce divorce est socialement admis et obligatoire. La répudiation verbale est acceptée par l’épouse, sa famille et la communauté en général - tous pensent qu’elle est divorcée. Cependant, si à tout moment, le mari décide qu’il veut reprendre sa femme, il peut aisément recourir à la loi formelle, dire qu’il n’y a jamais eu de divorce et la forcer à revenir.

D’autre part, la loi formelle peut être plus défavorable que les lois traditionnelles ou religieuses. Ainsi, durant la colonisation britannique, les musulmanes n’avaient le droit ni d’hériter ni de posséder des biens immobiliers parce que telle était la loi en Grande Bretagne à cette époque.

Il en est de même pour l’adultère, bien qu’il soit difficile de généraliser en raison de la diversité des situations au Pakistan. Ainsi, dans certaines zones du Penjab, lorsqu’un couple était coupable d’adultère, la communauté elle-même réagissait en imposant des sanctions telles que la tonsure, le noircissage du visage et l’ostracisme. Ces sanctions peuvent sembler rigoureuses, mais elles ne sont rien à côté de la loi terrible imposée par Zia-ul-Haq sous la loi martiale de 1979, qui condamne les coupables à la mort par lapidation ou à cent coups de fouet.

Ce qui nous amène au troisième point, à savoir que les identités culturelles sont exploitées par les groupes dominants à leur profit. C’était clair sous la loi martiale de Zia, comme le montrent les lois sur :

a) l’adultère

b) le code vestimentaire

a) Dans le cadre du processus d’Islamisation’, Zia a introduit un système parallèle de tribunaux religieux, dont la plus haute instance était le Tribunal Fédéral de la Sharia (Federal Shariat Court). En 1979-80, la punition par lapidation à mort fut contestée et jugée non-islamique. Le Tribunal Fédéral de la Sharia décida qu’en effet c’était un jugement non-islamique qu’il fallait rayer des procès-verbaux. Cependant, le gouvernement ne fut pas satisfait de cette décision (tout en conférant au FSC le statut de plus haute autorité en matière de jurisprudence musulmane). Le gouvernement fit donc appel contre ce jugement et le cas fut renvoyé devant le FSC. Mais cette fois là, la composition du tribunal fut modifiée. Plusieurs juges avaient été remplacés, le seul juge qui avait un avis opposé fut maintenu, et 5 ulémas (érudits religieux) choisis par le gouvernement leur furent adjoints, avec le statut de magistrat de la justice de paix. Il est évident que le gouvernement avait manoeuvré pour que le premier verdict, qui n’avait pas son aval, soit annulé.

b) Pour s’attirer le soutien des populations, le gouvernement a exploité la culture populaire et introduit un code vestimentaire. Cependant, alors qu’on disait aux hommes de porter un costume national, on demandait aux femmes de revêtir un habit islamique. Il y a une différence évidente entre promouvoir ce qui est national et promouvoir ce qui est prescrit par la religion. Cette exploitation des identités culturelles (parmi lesquelles j’inclus la religion) immobilise l’opposition. Même ceux qui sont en désaccord avec une situation ou une politique finissent par se sentir incapables d’agir “si c’est ce que dit la religion”. Cette exploitation par les forces dominantes se fait avec l’aide de groupes d’intérêt qui sont toujours disponibles pour donner leur aval. Au Pakistan, il s’agit de groupes religieux conservateurs qui n’ont jamais joui d’un soutien populaire quelconque et qui ont toujours perdu les élections.

4) Dans un tel contexte, on impose souvent aux femmes le rôle de dépositaires de la culture dans un environnement par ailleurs en évolution, position particulièrement soutenue par les groupes appelés “fondamentalistes”.

Je dois dire tout de suite que le terme de “fondamentalistes” est très peu approprié, car il n’y a rien de fondamental dans les discours et les actes de ces groupes. Ils aiment se faire appeler ainsi car ceci leur confère une certaine crédibilité en tant que “véritables” gardiens des cultures et des religions. Je pense que nous devons éviter d’utiliser ce terme et qu’il faut les appeler droite religieuse conservatrice. Au Pakistan, il nous arrive de les traiter d’obscurantistes, car nous pensons que c’est ce qu’ils sont.

Les raisons qui poussent les hommes à adhérer aux groupes intégristes sont tout à fait évidentes et j’aimerais citer Mau’lana Abdul Maududi, érudit religieux conservateur très connu, qui jouit d’une renommée mondiale. En 1939, Maududi écrivait qu’il fallait préserver les rôles et les coutumes traditionnels car, je cite :

“La femme peut, en luttant contre son caractère et ses dispositions physiques naturelles, accomplir avec quelques succès, toutes les tâches assignées à l’homme par la nature, mais l’homme ne peut en aucun cas être capable de porter et d’élever des enfants”.

La question encore plus préoccupante est de savoir pourquoi les femmes adhèrent à ces mouvements. Tout d’abord, je suis d’accord avec Fatima Mernissi qui souligne qu’il faut faire la différence entre ce que ces personnes disent et ce qu’elles font. Les femmes qui adhèrent à ces mouvements sont en fait en train de faire évoluer leurs réalités. Ce sont en effet des femmes qui accèdent à l’enseignement universitaire, qui, pour la première fois, entrent dans la vie professionnelle et travaillent, mais elles sont voilées, certaines très lourdement. La socialisation laisse ces femmes insuffisamment préparées pour faire face à de tels changements. Il semble qu’en adoptant le voile ainsi qu’un discours traditionaliste, ces femmes facilitent la transition qu’elles sont en train de vivre. Au coeur de cette transition, c’est un discours traditionaliste qui rend plus aisée leur adaptation et qui les aide à faire face à l’évolution de leurs réalités.

5) Le dernier point que je voudrais aborder est qu’il est possible de changer et de remettre en question l’interprétation et l’exploitation des normes culturelles par la minorité dominante. Au Pakistan, un petit groupe, constitué essentiellement de femmes sans pouvoirs, a effectivement réussi à remettre en question la version officielle. Nous avons décidé que nous n’accepterions plus en silence que notre culture et de notre religion soient définies par d’autres (qui plus est, des forces anti-démocratiques). En contestant la version officielle, nous avons réussi à ouvrir un espace afin que les femmes et les hommes puissent vivre leurs vies selon leurs propres volontés, et que nous décidions par nous-mêmes de ce qui définit notre culture et notre religion ; et ce sont les femmes qui ont été à la pointe de ce combat.

Je voudrais dire, enfin, qu’au sein du réseau international d’information et de solidarité Femmes sous lois musulmanes, nous sommes arrivées à la conclusion que le pire préjudice que nous subissons au nom de notre religion, notre nationalité, notre classe ou notre identité ethnique, ce n’est ni les barrières dans les limites desquelles nous sommes obligées de vivre, ni le silence qui nous est imposé et que nous nous imposons, ni même la violence qui nous est faite au nom de notre culture - bien que tout cela nous arrive. Le pire préjudice que nous subissons au nom de la culture, c’est d’être privées de la capacité de rêver d’une existence différente, d’imaginer une réalité autre. En tant que réseau Femmes sous lois musulmanes, nous avons donc décidé que nos objectifs seront d’encourager les femmes, individuellement et collectivement, à rêver d’autres réalités, parce le rêve est le premier pas vers la transformation du monde tel qu’il existe.

Source: Communication faite lors de la 5ème Conférence Annuelle, IWRAW

22 janvier 1990, New York, U.S.A.

IWRAW, International Women's Rights Action Watch
Humphrey Institute of Public Affairs,
University of Minnesota,
301-19th Avenue South, Minneapolis, MN 55455, Etats-Unis.