Dossier 14-15: Algérie: défendons les intellectuels!
Date:
novembre 1996 Attachment | Size |
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195 1) en travaillant dans leur pays, et surtout dans les structures de l’Etat, ces hommes et ces femmes, journalistes, professeurs, directeurs d’écoles ou d’universités, avocats, médecins se sont mis au service d’un système brutalement répressif, injuste, corrompu. En acceptant d’être fonctionnaires, ils se sont rangés d’emblée dans la catégorie des ennemis du peuple ; leur élimination physique apparaît donc justifiable ;
2) ces intellectuels, par ailleurs, vivent coupés de leur peuple, n’en partageant plus les modes de vie ni les valeurs, et ne représentent aucune force sociale véritable.
Or à moi, modeste témoin des évènements depuis 1962, ces arguments proposés comme des évidences paraissent fort contestables et il me semble urgent et nécessaire de les interroger.
A la première série de reproches, on peut répondre par une simple mise au point historique qui permettra d’analyser la notion de "servir l’Etat". En 1962, quand après 8 années de guerre de libération, l’Algérie devient indépendante, les Algériens veulent fortement servir leur pays, c’est-à-dire faire vivre l’Etat qu’ils ont revendiqué par leur lutte. Même si très vite cet Etat est apparu comme non démocratique, la majeure partie des citoyens ayant une formation désirait participer à la construction publique: ouvrir des écoles, soigner la population, construire ce qui était nécessaire, bref lutter contre la misère et l’ignorance héritées de la période coloniale. Que l’enthousiasme des débuts ait servi d’alibi à un pouvoir abusif, c’est certain - mais là aussi, il faut relativiser ; l’Etat algérien n’a pas toujours eu la figure négative qu’il possède aujourd’hui, aux yeux de la population certains projets proposés eurent de la légitimité (scolarisation massive, médecine gratuite, en particulier).
A la deuxième série de reproches, nous répondons ceci ; il est vrai que, par vocation, les intellectuels sont tournés vers des valeurs qui sont autonomes de la religion, mais est-ce une raison pour déduire qu’ils sont éloignés des préoccupations du peuple et ne peuvent susciter l’adhésion que suscitent les islamistes?
En quoi d’ailleurs l’intellectuel algérien diffère-t-il ici de l’intellectuel japonais, russe ou canadien? Il est évident que la condition d’intellectuel oblige à des ruptures de pratique sociale - faire de la recherche en archéologie, s’occuper de biologie moléculaire, déchiffrer les manuscrits des mathématiciens de Béjaïa au XIIème siècle, implique une existence vouée à l’ascèse du savoir rationnel et méthodique, et cette vie n’est pas celle du paysan ni celle de l’ouvrière qui monte les postes de télévision. Résignation confortable et passive à la division du travail? En quoi? La division du travail, vieux débat, est scandaleuse lorsqu’elle ne se fonde pas sur le principe de la compétence, ce que l’on peut déplorer ici, c’est non pas qu’il y ait des intellectuels dans les laboratoires, mais que tous ceux qui auraient pu y accéder grâce à leurs capacités intrinsèques et à leur goût de l’effort n’aient pas eu l’occasion de le faire. En trente ans, dans des difficultés de tout ordre, malgré tout, se sont formés quelques esprits ouverts aux problèmes du savoir, à ceux du monde, à ceux de leur pays. Tant mieux qu’ils ne soient pas perdus dans les campagnes, en dépit des maoïstes attardés! Bravo à la génération têtue des premiers maîtres qui brisèrent l’ignorance où le peuple avait été plongé pendant l’époque coloniale! Ne retombons pas dans les procès menés contre les intellectuels sous tous les cieux obscurs! De quel droit, à la fin, certaines consciences confuses s’emparent-elles de la question populaire pour condamner l’exercice salvateur, vital, de l’intelligence!
Dénonçons ensuite et au plus vite un autre aspect du reproche ; celui de la simplicité populaire insupportable à l’esprit de finesse des intellectuels. Comment fonctionne cette catégorisation ici? Interrogeons la notion: trois acceptions possibles:
a) le peuple est simple comme l’enfance est simple (ô Freud!) et il devient un bon peuple frustre et naïf ; ou bien,
b) il est simple comme le simple d’esprit et le voilà qui se montre inapte à toute compréhension, un benêt en somme. Si un intellectuel c’est celui qui écrit et publie sa pensée, qui a pu écrire ces sinistres inepties paternalistes? Les trouvons-nous dans les textes du sociologue Liabes? Du psychiatre Boucebsi?
c) il se peut, troisièmement que le peuple soit simple de cette rusticité profonde qui, intuitivement (ah! Vive l’intuition, à bas les raisonnements!) sent les vraies valeurs, celles qui ne trompent pas, valeur de la terre, de la race, du sang, de l’identitié implicite - alors là oui, nous sommes en face d’une simplicité dangereuse, puisqu’elle s’enracine dans les superstitions populaires et qu’elle sert de refuge aux pensées d’extrême droite. Depuis Spinoza, nous n’ignorons plus que la pensée populaire flirte avec la superstition, mode du préjugé, ballotté au gré de ses passions, qui se tient aux signes ou aux effets et non aux causes déterminantes. Le peuple algérien n’échappe pas plus qu’un autre à cette chimère et ses intellectuels doivent le mettre en garde contre cette spontanéité.
Posons une question première : en quoi le procès fait aux intellectuels fera-t-il avancer la situation historique, en quoi fera-t-il appréhender la réalité continue, la profondeur singulière de l’usage de la violence, de toutes les violences physiques, politiques, symboliques, dans la société algérienne?
Posons-en une deuxième : en quoi consiste l’adéquation islamisme-peuple, comment se définit la symbiose du FIS et du peuple? Il est tout à fait vrai que le gros de l’encadrement du FIS et de ses troupes formés de tous les exclus des erreurs de la politique scolaire des années 70 vivent au plus près du peuple - mais on ne nous dit jamais quelle est la nature de cette union, ni comment elle fonctionne. On veut nous faire croire à l’idylle politique, et si on doute de la chose, alors on devient un suppôt du régime, un sectateur de la nomenklatura. Essayons de comprendre plutôt comment se fonde la relation FIS-peuple. Les moyens essentiels qui l’animent sont la contrainte physique (inutile de la décrire, elle est aveuglante), la corruption (eh oui!) - plus cachée mais réelle (achat des voix aux élections, 150 dinars un vote pro FIS, l’équivalent d’une journée de travail, utilisation des postes administratifs pour distribuer des faveurs, etc.), enfin l’interdit, voie royale du détournement des consciences qui s’appliquent au mieux dans les mosquées, les écoles, les lycées, les universités, auprès du peuple des jeunes.
Dans une religion de la purification comme l’Islam, il est aisé pour un prédicateur menaçant de jouer du licite et de l’illicite (du "yadjouz" et du "la yadjouz"). Prenons quelques exemples de mise en pratique de ces interdits.
Désormais, aller au hammam est indigne des croyants car la nudité s’y montre. L’interdit n’est pas mince : cela veut dire que l’hygiène corporelle devient impossible. Comment se laver avec soin dans des appartements surpeuplés où vivent des gens trop pauvres pour faire installer un réservoir palliant les fréquentes coupures d’eau? Cet interdit, par ailleurs, abolit une occasion millénaire de convivialité : de tous temps, la promiscuité joyeuse ou quelquefois orageuse du hammam fut vécue comme une fête, un répit dans les soucis quotidiens. La femme la plus recluse avait le droit imprescriptible d’aller au bain une fois par mois pour s’y purifier, mais désormais le hammam, lieu séculaire de purification, se convertit en source d’impureté.
Dans la même perspective quotidienne, il est interdit aux femmes de se maquiller. C’est frapper là le cœur de la culture populaire du monde arabe. Quelle femme, si humble soit-elle, oserait se montrer les yeux non fardés ou sans la moindre trace de parfum? Le raffinement traditionnel, la beauté que le peuple avait su préserver dans son quotidien, qu’en fait l’islamisme?
Interdiction de la chanson évidemment, et en particulier de la chanson des exclus, de ceux qui n’ont que les bordels et les tripots pour les accueillir, le raï, pour ne pas le nommer. La souffrance de la misère n’a pas le droit de se faire entendre elle qui, puisqu’elle n’a rien à perdre, risque d’exprimer la souffrance d’une société inhumaine. L’islamisme représente pour le peuple le deuil de son histoire propre.
Ces interdits, on le voit, pervertissent le sens de la vie mais il en existe d’autres carrément criminels ; ainsi, dans l’été 1990, lors d’une épidémie de typhoïde dans une région du pays, les médecins recommandèrent à la population de javelliser l’eau de boisson. Les islamistes firent courir le bruit qu’une telle pratique n’était pas permise car elle empêcherait d’avoir des enfants. De la stérilisation de l’eau à la stérilité génitale, la conséquence doit être bonne!
On va nous objecter des contre-exemples, nous dire que les islamistes jouent un grand rôle dans l’assistance aux déshérités, dans l’aide à tous ceux qu’un Etat spoliateur a méprisés ; on ne peut le nier. Les immenses aides financières extérieures, l’immense argent du bazar et de la corruption ont permis de monter un réseau d’aide sociale ; mais faut-il voir là la manifestation de la mansuétude propre à l’Islam ou bien un investissement politique à moyen terme? Je pencherais volontiers pour la deuxième hypothèse car cette bienfaisance m’apparaît bien sélective : elle ne s’intéresse pas à tous les déshérités ; en particulier, elle ignore ceux dont le dénuement questionne la société algérienne sur ses verrous et ses tabous (enfance abandonnée, mères célibataires, femmes jetées à la rue lors du divorce, malades du SIDA). Cette sollicitude choisit de définir ce qu’elle considère comme une urgence sociale et peut ainsi transformer une crèche en mosquée (cas de la cité des Asphodèles à Alger).
L’islamisme n’a pas l’intention de régler les énormes problèmes qui se posent à l’Algérie (la démographie, la pénurie essentielle d’eau, la dette extérieure, ...). Il s’est emparé du désir de justice et de moralisation de la vie publique pour en jouer et brouiller encore un peu plus les cartes.
Il faut donc avoir le courage de tirer deux conséquences:
a) la symbiose des islamistes et du peuple est comparable à celle que l’écologie étudie dans la relation entre un organisme parasite et l’organisme support, le premier se gonflant de la force de l’autre qu’il épuise peu à peu mais sûrement. Nous avons affaire à une relation pernicieuse,
b) si ce courant politique indique l’état de misère où le peuple algérien a été réduit, il ne peut en aucune façon représenter l’alternative que beaucoup souhaitent.
Refusons donc d’adhérer aux dernières mystifications populistes et démagogues agitées d’ambitions étranges, et refusons de partager l’enclos de ceux qui tirent sur tous ceux qui osent apprendre, penser, et dire non à cette forme de bigoterie, vision criminelle de Dieu et du monde.
Septembre 1994