Syrie: 'Samar Yazbek : la Syrie au défi de la peur'

Source: 
Le Monde

Le 26 décembre 2011, la Syrie a connu sa journée la plus meurtrière depuis la mi-mars. Cent morts civils, selon l'Observatoire syrien des droits de l'homme. Le 29, malgré la présence dans le pays d'observateurs de la Ligue arabe, les forces de sécurité ont lancé des bombes à clous sur la foule rassemblée place de la Grande-Mosquée, à Douma. Le 31 décembre, plusieurs centaines de milliers de personnes ont pris à nouveau la rue dans tout le pays. Il y a eu plusieurs dizaines de morts. Il faut voir, sur les films amateurs d'Internet, les manifestants crier ensemble face aux soldats. Il faut lire les témoignages de leur bravoure sur les blogs. A quel moment le courage l'emporte-t-il sur la peur ?

L'écrivaine syrienne Samar Yazbek est réfugiée en France. Auteure de quatre romans, scénariste primée par l'Unicef, elle appartient à la communauté alaouite, celle du président Bachar Al-Assad (une branche dissidente de l'islam chiite qui réunit 12 % de la population syrienne). En février 2011, elle rejoint les manifestations de Damas, alors que les snipers tirent pour tuer. Elle publie alors un court texte qui fait le tour des blogs : "En attendant ma mort". Elle décrit ce moment où le risque de mourir devient une habitude : "La mort est partout ! Au village ! A la ville ! Au bord de la mer ! Les assassins s'emparent des humains et des lieux;(...).Je n'ai plus peur, non parce que je suis téméraire - étant de nature très fragile -, mais par habitude. Je n'ai plus peur de la mort, je l'attends sereinement avec ma cigarette et mon café. Je crois que je peux regarder dans les yeux un franc-tireur sur la terrasse voisine. Je le regarde fixement. Je sors dans la rue et je scrute les terrasses des immeubles. J'avance posément."

En mars, Samar Yazbek est arrêtée et interrogée cinq fois de suite par les moukhabarat, les services secrets. Ils veulent qu'elle se désolidarise des opposants. Pour la briser, ils l'emmènent dans une prison où ils torturent les manifestants. Elle en fera le récit sur les blogs syriens, le texte sera publié dans plusieurs journaux européens : "J'ai vu des jeunes hommes, qui avaient à peine la vingtaine, leurs corps dénudés, reconnaissables sous leur sang, suspendus par leurs mains à des menottes en acier, leurs orteils touchant difficilement le sol(...).A ce moment, un des jeunes releva péniblement la tête. Il n'avait plus de visage ; ses yeux étaient scellés, je n'ai pas vu l'éclat de son regard. Le nez n'existait plus, ni les lèvres. Son visage était une miniature rouge, sans lignes, un rouge imbriqué dans le noir d'un rouge vieilli. Je suis alors tombée à terre. Pour quelques instants, j'ai chaviré dans quelque chose d'opaque, de flottant, avant de reprendre pied sur la terre ferme(...). C'est la notion de Dieu qui disparaît, car si Dieu existait, il n'aurait pas permis que sa créature soit ainsi refaite, distordue, défigurée."

Samar Yazbek est relâchée "après quelques baffes". Elle n'a pas cédé. Le régime hésite à torturer ou à tuer une intellectuelle alaouite connue, il veut laisser que la communauté est soudée derrière Bachar Al-Assad. Dans les semaines qui suivent, les moukhabarat la menacent de mort. La calomnient. Des tracts distribués dans son village natal l'accusent d'être "traîtresse". Profitant d'un répit dans la surveillance, elle s'enfuit à Paris avec sa fille. Depuis, elle n'a cessé de dénoncer pouvoir syrien.

Nous avons retrouvé Samar Yazbek dans un café parisien. C'est une belle femme de 40 ans, le regard clair, le visage creusé, la voix basse et grave. Craint-elle pour sa famille restée à Damas ? Pas de commentaire. Elle entend se présenter comme une Syrienne qui a pris le risque de s'engager, comme tant d'autres. Elle préfère parler de la peur et du courage des opposants. "Tout Syrien a grandi dans la peur. Elle pèse sans cesse sur nous, nous la connaissons bien. Pourtant, malgré la peur, les manifestations ont démarré. Quand la répression est devenue beaucoup plus violente et sauvage, cela a changé notre rapport à la peur. Cela l'a précisé." Que veut-elle dire "Avant les manifestations, j'avais si peur que je ne me reconnaissais plus. Je tremblais. Pourtant, ma volonté de rejoindre les autres était inébranlable. J'étais déchirée. Tous les manifestants éprouvent ce déchirement où la peur le dispute au courage. Et puis le courage l'emporte, même si la peur est toujours là, si humaine..." Même quand on sait qu'on risque d'être mutilé, torturé ? "Il existe comme un plafond de la peur. D'abord, il nous écrase. Quand on apprend l'horreur de la répression, la peur décuple. Ensuite, les manifestants ont compris que, s'ils s'arrêtaient maintenant, le pire les attendait. Le régime se vengerait d'eux. Ils ne pouvaient plus revenir en arrière, comme en Tunisie, en Egypte. Alors le plafond de la peur s'est relevé."

Le 10 octobre 2011, plusieurs organisations de dissidents et d'étudiants syriens se retrouvent à une soirée de solidarité, "La Syrie... vers la liberté", au Théâtre de l'Odéon. Ce soir-là, pour la première fois, le ministre des affaires étrangères, Alain Juppé, serre la main de Burhan Ghalioun, le porte-parole du Comité national syrien, le principal regroupement de l'opposition. Les socialistes Lionel Jospin, Catherine Tasca, Bertrand Delanoë, et le communiste Jack Ralite se sont déplacés. Dans les coursives, les Syriens ne lâchent pas leur téléphone. Un étudiant apprend qu'un ami palestinien a été arrêté à Damas ; une cinéaste, que les services secrets ont assassiné un opposant à Beyrouth. Elle dit : "La Syrie n'a pas beaucoup de pétrole. Alors le prix des morts a moins de valeur pour l'Occident. Ils laissent faire..."Selon les Nations unies, la répression a fait 5 000 morts, dont 300 enfants, entre mi-mars et mi-décembre 2011. S'y ajoutent plus de 14 000 arrestations et 12 400 réfugiés, des exécutions sommaires, des disparitions forcées, des tortures, parfois avec des violences sexuelles.

Samar Yazbek est à l'Odéon avec sa fille de 16 ans. Certains trouvent qu'elle a eu beaucoup de chance d'échapper aux services secrets. Elle le sait. Sur scène, elle fait lire des témoignages de Syriens arrêtés qu'elle a recueillis. Un fils emprisonné écrit à son père : "Badigeonne notre porte avec mon sang. Crie : Je ne transigerai pas ! Mon sang n'est pas gratuit, mon père. Ne cède pas." Ensuite, elle montre la grande photo d'un jeune homme, pour dire en arabe : ""N'entamez aucun dialogue avec votre bourreau. Ne désespérez pas, même si le monde entier vous tourne le dos." Voilà ce qu'écrivait Ghiat Matar, dont le cadavre mutilé fut rendu à sa mère le 10 septembre. Il avait 26 ans. J'ai souhaité sa présence ce soir pour que vous puissiez le regarder(...). Ghiat et son histoire résument l'histoire des jeunes dans la révolution syrienne. Il a été un des premiers à lancer l'appel pour offrir une rose et de l'eau aux soldats. Il n'appartenait à aucun parti, il était pacifiste. Les services secrets ont rendu son corps avec une grande blessure à travers le ventre." Puis elle appelle à une minute de silence pour les jeunes martyrs de la révolution syrienne.

En Syrie, Samar Yazbek a publié un roman, La Boue (2005, non traduit), où elle dresse le portrait de deux officiers proches d'Hafez Al-Assad, qui instaura la dictature du parti Baas. L'un approuve le coup d'Etat de 1970, le second non. Les deux hommes sont alaouites, partagent des valeurs religieuses, pourtant ils s'affrontent. "J'ai essayé de décrire comment le régime a détruit toute relation humaine, toute valeur, explique-t-elle, et comment l'arrivisme, l'opportunisme l'emporte chez les uns, pas chez tous." Dans un autre roman, Le Parfum de la cannelle, elle raconte l'histoire de deux femmes. L'une vit dans le luxe à Damas, exploitant l'autre, sa domestique, très pauvre. "Je décris le monde secret des femmes syriennes. Je montre comment les riches maltraitent les pauvres, les dominent. Sexuellement aussi."

Dans un texte récent sur la révolution, Samar Yazbek écrit : "On dit qu'écrire un roman nécessite beaucoup d'imagination, et moi je dis qu'il a d'abord besoin de réel, ensuite de réel, et enfin de réel." L'expérience de la peur a-t-elle changé son écriture ? "Ce que j'ai vécu en Syrie dépasse l'imagination. C'est mille fois plus terrible que l'imagination. Cela me confirme que, pour écrire, la réalité est plus forte." Justement, elle écrit avant les manifestations que l'amour et la mort lui semblent les deux faces d'une même pièce. Qu'en pense-t-elle maintenant ? "La mort pour moi était abstraite. Une idée. Pendant ces mois, j'ai approché la mort, j'ai senti son odeur, je l'ai vue. Aujourd'hui, pour moi, l'amour et la mort constituent deux mondes à part. La mort n'a rapport avec rien, et surtout pas avec l'amour."Dans son témoignage sur la torture, elle dit qu'il n'y a pas de mots pour exprimer ce qu'elle a vu. Pas de mots ? "Quand tu te sens impuissant devant la mort, tu te sens responsable, comme si tu avais participé à cette mort. D'où vient ce sentiment d'impuissance ? Les mots n'arrivent pas à exprimer ce qu'on est en train de vivre..."

Samar Yazbek n'a pourtant pas renoncé à écrire sur ces moments. Elle a tenu un journal, à sortir en mars. Elle en a lu des extraits à l'Odéon : "L'écriture m'a toujours aidée dans les moments difficiles de ma vie. Parce que je suis écrivaine, je pouvais me sentir plus libre avec moi-même et avec les fils enchevêtrés de ma vie. Je les nouais et dénouais comme les ficelles des marionnettes, à la seule différence que, cette fois-ci, je suis le jeu, les ficelles et la grande main mystérieuse qui les manipule. Je suis devenue le roman le plus authentique que je pourrais écrire."

Frédéric Joignot