Déclaration de Nairobi sur le droit des femmes et des filles à un recours et à réparation
Dans le cadre de la réunion internationale sur le droit des femmes et des filles à un recours et à réparation, tenue à Nairobi du 19 au 21 mars 2007, des défenseures et militantes des droits des femmes ainsi que des survivantes de violence sexuelle en situation de conflit provenant de l’Afrique, de l’Asie, de l’Europe, de l’Amérique du Nord, de l’Amérique centrale et de l’Amérique du Sud ont formulé la déclaration suivante:
PRÉAMBULE
PROFONDÉMENT PRÉOCCUPÉES par le fait que la violence fondée sur le sexe, particulièrement la violence sexuelle et les violations commises à l’endroit des femmes et des filles, soit devenue une arme de guerre qui prend des proportions alarmantes et inacceptables depuis vingt ans, à mesure que la guerre, le génocide et la violence communautaire déchirent certains pays et certaines régions du monde;
TENANT COMPTE de l’horrible destruction qu’entraînent les conflits armés, notamment la participation forcée aux conflits, leurs répercussions sur l’intégrité physique et le bien-être psychologique et spirituel, la sécurité économique, le statut social et le tissu social, de même que l’incidence sexospécifique qu’ils ont sur la vie et la subsistance des femmes et des filles;
TENANT COMPTE de l’inconcevable brutalité des crimes et des violations commis à l’endroit des femmes et des filles en situation de conflit, ainsi que des répercussions démesurées de ces crimes et violations sur les femmes et les filles, leur famille et leur communauté;
RECONNAISSANT que la violence fondée sur le sexe commise en situation de conflit découle des inégalités entre femmes et hommes, et entre filles et garçons, qui existaient avant le conflit, et que cette violence continue d’aggraver la discrimination faite aux femmes et aux filles après le conflit;
TENANT COMPTE des interprétations discriminatoires de la culture et de la religion qui exercent une influence négative sur la situation économique et politique des femmes et des filles;
PRENANT EN CONSIDÉRATION que les filles souffrent particulièrement des violences physiques et sexuelles commises directement à leur endroit et qu’elles souffrent également des violations des droits infligées à leurs parents, frères, sœurs et gardiens;
CONSIDÉRANT que les filles réagissent différemment des femmes aux violations graves commises à leur endroit en raison de leurs capacités physiques, mentales et émotionnelles moins développées pour faire face à de telles expériences et qu’elles sont victimes d’une double discrimination basée sur leur âge et sexe.
TENANT COMPTE du rôle et de la contribution des femmes et des filles dans la reconstruction du tissu social des familles, des communautés et des sociétés ainsi que des possibilités qu’offrent les programmes de réparation pour soutenir ce rôle;
CONSIDÉRANT les avancées du droit criminel international qui viennent confirmer le fait que les crimes fondés sur le sexe peuvent mener au génocide, aux crimes contre l’humanité et aux crimes de guerre;
RAPPELANT l’adoption par l’Assemblée générale des Nations Unies, en octobre 2005, des Principes fondamentaux et directives concernant le droit à un recours et à réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire;
TENANT COMPTE de l’existence de mécanismes judiciaires et non judiciaires à l’échelle internationale, régionale et nationale pour assurer la réparation individuelle et collective, symbolique et concrète, ainsi que de l’énorme défi de répondre aux besoins de toutes les victimes et survivantes, individuellement et/ou collectivement;
PRÉOCCUPÉES par l’inefficacité des stratégies et des initiatives tant à l’échelle locale, nationale, régionale qu’internationale qui visent à rendre justice de façon holistique aux victimes et survivantes de tels crimes et violations.
NOUS DÉCLARONS:
1. que les droits des femmes et des filles sont des droits humains;
2. que la réparation fait partie intégrante des mécanismes qui permettent aux sociétés de sortir d’un conflit armé et de veiller à ce que l’histoire ne se répète pas, et que des programmes détaillés doivent être instaurés pour faire jaillir la vérité et établir des formes de justice transitionnelle et ainsi mettre un terme à la culture d’impunité;
3. que la réparation doit, une fois le conflit terminé, susciter le redressement des injustices socioculturelles, et des inégalités politiques et structurelles qui façonnent la vie des femmes et des filles; que la réintégration et la restitution ne constituent pas à elles seules une réparation suffisante, puisque des violations à l’endroit des femmes et des filles avaient déjà cours avant la situation de conflit;
4. que, pour tenir dûment compte du point de vue des victimes et des personnes qui les défendent, la notion de «victime» doit être définie de façon à englober les expériences vécues par les femmes et les filles ainsi que leur droit à réparation;
5. que le caractère crucial de la lutte contre l’impunité exige que tous les programmes de réparation précisent la responsabilité de l’ensemble des acteurs, c’est-à-dire les acteurs étatiques, dont les gouvernements étrangers et les organes intergouvernementaux, ainsi que les acteurs non étatiques, dont les groupes armés, les multinationales, les prospecteurs et les investisseurs;
6. que les gouvernements nationaux sont les premiers responsables de la mise en place de recours et voies de réparation dans un cadre qui garantit la sécurité humaine, et que la communauté internationale partage cette responsabilité;
7. que les circonstances particulières dans lesquelles les femmes et les filles sont victimes de crimes et de violations des droits humains en situation de conflit exigent des approches spécialement adaptées à leurs besoins, intérêts et priorités, qu’elles mêmes définissent, et que des mesures d’égalité d’accès (discrimination positive) sont requises pour tenir compte des causes et des conséquences des crimes et des violations commis et de faire en sorte qu’elles ne se répètent pas.
EN OUTRE, NOUS ADOPTONS LES PRINCIPES GÉNÉRAUX SUIVANTS
Et recommandons que les entités pertinentes à l’échelle nationale, régionale et internationale prennent les dispositions nécessaires pour promouvoir leur diffusion, leur adoption et leur mise en œuvre partout où faire se doit.
1 – PRINCIPES FONDAMENTAUX RELATIFS AUX DROITS DES FEMMES ET DES FILLES À UN RECOURS ET À RÉPARATION
A - Absence de discrimination fondée sur le sexe, le genre, l’origine ethnique, la race, l’âge, l’appartenance politique, la classe sociale, le statut social, l’orientation sexuelle, la nationalité, la religion et la déficience physique ou intellectuelle.
B - Toutes les politiques et les mesures relatives à la réparation doivent explicitement reposer sur l’absence de discrimination fondée sur le sexe, le genre, l’origine ethnique, la race, l’âge, l’appartenance politique, la classe sociale, le statut social, l’orientation sexuelle, la nationalité, la religion et la déficience physique ou intellectuelle, ainsi que sur des mesures visant à redresser les inégalités.
C - Conformité aux normes internationales et régionales en matière de droit à un recours et à réparation, de même qu’aux droits des femmes et des filles.
D – Renforcement des capacités des femmes et des filles à obtenir plus d’autonomie et assurer leur participation dans la prise de décisions. Les mécanismes mis en place doivent habiliter les femmes et les filles, ou les personnes agissant dans le meilleur intérêt des filles, à déterminer elles-mêmes la forme de réparation la mieux adaptée à leur situation. Ces mécanismes doivent en outre avoir préséance sur les éléments des lois et pratiques coutumières et religieuses qui empêchent les femmes et les filles de décider de leur propre sort et d’agir en conséquence.
E - La société civile doit être proactive dans l'élaboration de politiques et processus en matière de réparation, et les États devraient s’efforcer de nouer de véritables partenariats avec les organisations de la société civile. Des mesures sont nécessaires pour garantir l’autonomie de la société civile et lui permettre de donner aux femmes et aux filles une voix dans toute leur diversité.
F - Accès à la justice. Mettre fin à l’impunité, par le biais de procédures judiciaires relatives aux crimes contre les femmes et les filles, constitue un élément essentiel des politiques de réparation de même qu’une exigence en vertu du droit international.
2 – ACCÈS À LA RÉPARATION
A - De manière à assurer la mise en place de mesures de réparation fondées sur le sexe, l’âge, la diversité culturelle et les droits humains, les prises de décisions en matière de réparation doivent inclure les victimes à titre de participantes à part entière, et assurer une représentation juste des femmes et des filles dans toute leur diversité. Les États et les autres parties concernées doivent veiller à ce que les femmes et les filles soient dûment informées de leurs droits.
B - L’entière participation des victimes doit être assurée à chaque étape du processus de réparation, c’est-à-dire dans la conception, la mise en œuvre, l’évaluation et la prise de décisions.
C - Les obstacles structurels et administratifs inhérents à tous les secteurs du système de justice qui restreignent ou interdisent l’accès des femmes et des filles à des recours efficaces et exécutoires doivent être pris en compte afin d’élaborer des programmes de réparation juste pour les victimes.
D - Les personnes appelées à intervenir à chaque étape du processus de réparation doivent être sensibilisées aux questions portant sur le sexe, l’âge et la diversité culturelle et engagées à respecter les principes internationaux et régionaux en matière de droits humains.
E – Les pratiques et procédures visant à obtenir réparation doivent tenir compte des réalités des femmes et des filles, notamment de leur sexe, de leur âge, de leur diversité culturelle et de leurs droits, tout en respectant leur dignité, leur vie privée et leur sécurité.
F - Des indicateurs fondés sur le sexe, l’âge, la diversité culturelle et les droits humains doivent être mis en place pour assurer le suivi et l’évaluation dans la mise en œuvre des mesures de réparation.
3 – CARACTÈRE FONDAMENTAL DE RÉPARATION POUR LES FEMMES ET LES FILLES
A- Les femmes et les filles ont droit à un recours et à réparation en vertu du droit international. Elles ont droit de tirer profit des programmes de réparation conçus pour le bénéfice des victimes, notamment la restitution, l’indemnisation et la réintégration, ainsi que toutes autres mesures et initiatives clés qui découlent de la justice transitionnelle et qui, si elles sont sciemment et soigneusement conçues par respect aux réalités des femmes et des filles, peuvent avoir des effets réparateurs, notamment la réinsertion, la satisfaction et la garantie de non répétition.
B - Les gouvernements ne doivent pas substituer le développement à la réparation. La reconstruction et le développement sont essentiels à toute société qui sort d’un conflit. Ainsi, les programmes de réparation doivent faire partie intégrante de ce processus. Les victimes, particulièrement les femmes et les filles, sont maintenues à l’écart des programmes de développement à cause de l’absence de mesures de promotion sociale. Afin de répondre aux besoins et aux expériences de ces femmes et de ces filles, toutes les mesures de réparation, de reconstruction et de développement doivent tenir compte de leurs réalités.
C – L'établissement de la vérité exige que soient dénoncés les crimes et les violations graves et systématiques des droits humains commisà l’encontre des femmes et des filles. Il est essentiel d'identifier et de dénoncer ces abus afin de sensibiliser le monde à ces crimes et violations, de favoriser l’adoption d’une approche plus holistique de la réparation et des mesures qui la soutiennent, et de contribuer à la création d’une mémoire et d’une histoire collectives. Les programmes et les efforts de réparation passés ont été incapables d'identifier et de dénoncer ces violations graves commises à l’encontre des droits des femmes et des filles, et ce au détriment des victimes survivantes.
D - La réconciliation constitue un volet important des processus de paix et de réparation, mais elle ne peut se faire qu’en incluant les victimes à titre de participantes à part entière, tout en assurant le respect de leur vie privée, ainsi que de leur dignité et de leur sécurité.
E - Une réparation juste, efficace et rapide doit être fournie proportionnellement à la gravité des crimes et des violations commises et des dommages subis. Dans le cas des victimes de violence sexuelle et d’autres crimes fondés sur le sexe, les États doivent tenir compte des conséquences multiples et à long terme sur les femmes et les filles, ainsi que sur leur famille et leur communauté, et prendre des mesures intégrées, multidisciplinaires et adaptées à la situation.
F - Les États doivent considérer toutes les formes disponibles de réparation, individuelle et collective, dont la restitution, l’indemnisation et la réintégration. Une réponse adéquate aux violations commises à l'encontre des femmes et des filles requiert l'utilisation de plusieurs formes de réparation.
G - Le processus de réparation doit permettre aux femmes et aux filles de se manifester lorsqu’elles sont prêtes. Elles ne devraient pas être exclues lorsqu’elles ne le font pas dans les délais prescrits. Des structures de soutien sont nécessaires pour aider les femmes et les filles à se faire entendre et à demander réparation.
H - La réparation doit aller au-delà des causes et des conséquences immédiates des crimes et des violations; elle doit viser à redresser les inégalités politiques et structurelles qui façonnent négativement la vie des femmes et des filles.
Les organisations suivantes sont auteures et signataires de cette déclaration:
Coalition pour les droits des femmes en situation de conflit
Urgent Action Fund-Africa, Kenya
Droits et Démocratie, Canada
Alianza de Mujeres Rurales por la Vida, Tierra y Dignidad, Guatemala
ASADHO/Katanga - Association africaine de défense des droits de l’Homme, section Katanga, République démocratique du Congo
Asociación Reflexión de Inocentes Liberados, Pérou
CCJT - Coalition congolaise pour la justice transitionnelle, République démocratique du Congo
CDA - Community Development Centre, Soudan
CEDA - Community Extension Development Association, Sierra Leone
CLADEM - Comité de América Latina y El Caribe para la Defensa de la Derechos de la Mujer, Pérou
CODEPU - Corporación de Promoción y Defensa de los Derechos del Pueblo, Chili
Coordinadora Nacional de Mujeres Afectadas por la Violencia Política, Pérou
Corporación Humanas, Chili
Corporación para la Vida Mujeres que Crean, Colombie
Demus - Estudio para la defensa y los derechos de las mujeres, Pérou
ESSAIM - Cadre de concertation et d’activités pour la protection et la défense des droits des femmes à l’est de la RDC, République démocratique du Congo
Feinstein International Center, Tufts University, États-Unis
FOKUPERS - East Timorese Women’s Communication Forum, Timor-Leste
Grupo Suporta Inan, Timor-Leste
Instituto de Estudios Comparados en Ciencias Penales, Guatemala
International Women’s Human Rights Law Clinic, CUNY Law School, États-Unis
Khulumani Support Group, Afrique du Sud
LDGL - Ligue des droits de la personne dans la région des Grands lacs, Rwanda
Mamá Maquín, Guatemala
MARWOPNET - Mano River Women Peace Network, Sierra Leone
PAIF - Programme d’appui aux initiatives féminines, République démocratique du Congo
PCS - Consejería en Proyectos, Amérique Latine
REDRESS, Royaume-Uni
Ruta Pacífica de las Mujeres, Colombie
SEVOTA - Solidarité pour l’épanouissement des veuves et des orphelins visant le travail et l’auto-promotion, Rwanda
Shirkat Gah - Women's Resource Centre, Pakistan
SOFEPADI - Solidarité féminine pour la paix et le développement intégral, République démocratique du Congo
Women Living Under Muslim Laws (Femmes sous lois musulmanes), réseau international de solidarité
Women’s Forum, Sierra Leone
Women’s Jurist Association, Burundi
Women’s Research and Action Group, Inde