Dossier 26: L’identité et ses mécontents: les femmes et la nation

Publication Author: 
Deniz Kandiyoti
Date: 
Octobre 2005
doss26/f
number of pages: 
67
ISBN/ISSN: 
1018-1342
Malgré une abondante littérature sur le nationalisme, il existe peu d’essais systématiques d’analyse de l’intégration des femmes dans les projets nationalistes. Les rares essais qui existent renvoient des messages apparemment contradictoires. Comme Jayawardena, ceux qui relient la montée des mouvements féministes à des luttes anticoloniales et nationalistes remarquent qu’elle coïncide avec un pas vers la laïcité et un plus grand souci de réforme sociale.1 Les aspirations nationalistes de souveraineté populaire stimulent un élargissement des droits de citoyenneté qui bénéficient clairement aux femmes. Comme l’émergence des femmes en tant que citoyennes est aussi basée sur la transformation des institutions et des coutumes qui les rattachent aux traditions particularistes de leurs communautés ethniques et religieuses, l’État moderne est supposé intervenir comme un agent d’homogénéisation qui agit comme ressource possible d’une politique des genres plus progressiste.

D’autres, au contraire, dévoilent les interventions de l’État comme une imposture, en attirant l’attention sur le programme purement instrumental des mesures nationalistes qui mobilisent les femmes lorsqu’on a besoin d’elles pour leur force de travail ou même sur les devants de la scène, mais qui les rendent à leur domesticité ou à des rôles subordonnés dans la sphère publique lorsque l’urgence nationale est passée. La convergence apparente entre les intérêts masculins et la définition de priorités nationales conduit certaines féministes à suggérer que l’État lui-même est une expression directe des intérêts masculins.2

Par ailleurs, Yuval-Davis et Anthias démontrent que le contrôle des femmes et de leur sexualité est au centre des processus nationaux et ethniques.3 Les femmes portent le fardeau d’être les «mères de la nation» (devoir défini de manière idéologique pour satisfaire les priorités officielles), et aussi d’être celles qui reproduisent les frontières des groupes ethniques/nationaux, qui transmettent la culture, et sont les porteuses privilégiées de la différence nationale. Les attentes de la «nation» peuvent ainsi apparaître comme des contraintes aussi lourdes que la tyrannie d’une fidélité primordiale à la lignée, à la tribu ou à la famille, la différence étant que de telles attentes sont mises en œuvre par l’État et par son dispositif administratif, plutôt que par des patriarches individuels.

Ces points de vue superficiellement divergents ont un point commun important : la reconnaissance du fait que l’intégration des femmes dans le principe moderne de nation, incarnée par la citoyenneté dans un État-nation souverain, suit parfois une trajectoire différente de celle des hommes. Où résident les sources de ces différences ?

Selon certains auteurs, les femmes sont reléguées aux marges du régime, même si leur importance centrale pour la nation est constamment réaffirmée. Elle est réaffirmée consciemment dans les discours nationalistes où la nation elle-même est représentée comme une femme qu’il faut protéger ou, moins consciemment, par une grande préoccupation pour un comportement sexuel approprié des femmes. Cette préoccupation constitue souvent la distinction capitale entre la nation et ses «autres».

Pour Pateman, la société civile moderne «est constituée par la séparation «originelle» et par l’opposition entre le monde public civil moderne et la sphère familiale privée ou conjugale.»4 Elle émerge comme une catégorie patriarcale. De plus, Pateman interprète la transition du monde traditionnel vers le monde moderne comme «le passage d’une forme (paternelle) traditionnelle du patriarcat à une forme spécifiquement moderne (ou fraternelle) : la société civile patriarcale.»5 Il en découle que les concepts de «citoyen» et de «société civile» doivent être compris comme masculins. Pour Mann par contre, le fait que les femmes soient parvenues au moins à des droits juridiques, indique que le patriarcat a évolué en «néo-patriarcat» dans le nouvel État-nation.6 Cette position est relayée par la préférence de Water pour le terme de «viriarchie».7 Walby, qui propose une conception à plusieurs facteurs du patriarcat, distingue deux formes principales : privée et publique. Le patriarcat se base sur l’exclusion relative des femmes de domaines de la vie sociale autres que les tâches ménagères et les services à des patriarches particuliers dans les limites de la maison. Le patriarcat public se base sur l’emploi et l’État. Les femmes ne sont plus exclues du domaine public, mais elles y sont subordonnées. Des formes plus collectives d’appropriation de leurs services supplantent le mode individuel du patriarcat privé. Walby estime que le vingtième siècle a connu un important passage du patriarcat privé au patriarcat public.8

D’un point de vue qui relie les droits des femmes aux changements historiques du patriarcat, les projets nationaux de la plupart des États qui se «modernisent» peuvent paraître introduire une lutte entre patriarcats privé et public. En effet on observe un affrontement au sujet de l’âme des femmes (illustré par les débats sur l’éducation des femmes) et de leur corps (dans les débats sur le contrôle de fertilité) et entre le bureaucrate ou le commissaire de district et le chef de ménage, le chef de tribu ou le mullah local. Les luttes sont cruciales pour le nationalisme laïque et annoncent l’entrée des femmes dans le royaume «universel» de la citoyenneté. Néanmoins, Yuval-Davis nous recommande de nous méfier des définitions ethnocentriques du privé et du public, et de reconnaître à quel point les limites du domaine soi-disant «privé» sont en fait structurées par l’État.9

La définition du contrôle des femmes comme «privé» aux niveaux du ménage et de la famille présuppose l’existence d’un dispositif central de l’État qui subordonne de telles entités à ses fins politiques. De même on observera une grande différence entre le cas d’une femme sujette aux restrictions coutumières d’une communauté, qu’elle soit hindoue ou musulmane, et le cas d’une femme vivant sous un régime qui a adopté l’une ou l’autre foi comme source de politique publique, de législation sociale et d’identité nationale. Un domaine catalogué de «privé» à une certaine étape de la construction d’une nation peut réapparaître avec tous les signes du «public» à une autre étape, leurs frontières étant fluides et sujettes à une redéfinition.10

Ainsi, tout en reconnaissant l’intégration différentielle et souvent expérimentale des femmes aux projets nationaux, j’hésite à décrire la diversité de leurs expériences en référence soit à la distinction entre public/privé soit aux types de patriarcats. Je reconnais avec Connell que l’État est au centre des relations entre les genres, et que chaque État renferme un «régime des genres» définissable.11 De plus, j’ai l’impression que les histoires des États nationalistes et leur politique d’identité nationale peuvent éclairer sur la nature et la transformation des régimes du genre. Dès lors, je me concentrerai de manière assez restreinte sur les contradictions inhérentes au programme de quelques projets nationalistes concernant les relations entre hommes et femmes, et j’examinerai la manière dont les femmes peuvent participer activement à de tels projets et en même temps en devenir les otages.

Une caractéristique du discours nationaliste qui a engendré un important consensus est qu’il est à double face. Il se présente d’un côté comme un projet moderne qui transforme les attachements traditionnels en faveur de nouvelles identités, et de l’autre comme une réaffirmation de valeurs culturelles authentiques sélectionnées au plus profond d’un passé communautaire supposé.12 Il ouvre donc un champ de significations très fluide et ambivalent, qui peut être réactivé, réinterprété, et souvent réinventé dans des conjonctures critiques de l’histoire des États-nations. Ces significations ne sont pas données, mais obtenues par des luttes, et contestées par les acteurs politiques dont les définitions de ce et de ceux qui constituent la nation ont une relation cruciale avec les notions d’unité nationale et avec d’autres revendications de souveraineté, ainsi qu’avec les sortes de relations entre hommes et femmes qui doivent informer le projet nationaliste.13 Dans ce qui suit, je vais d’abord examiner la manière dont les caprices du discours nationaliste sont reflétés dans les représentations changeantes des femmes comme victimes du retard social, icônes de la modernité, ou porteuses privilégiées de l’authenticité culturelle. Je traiterai ensuite de quelques-unes des tensions et contradictions des projets nationalistes qui en fin de compte limitent les revendications féminines pour l’affranchissement des citoyens. Mes exemples seront pris principalement au Moyen Orient et en Asie du Sud, où les droits des femmes occupent toujours une part importante d’un terrain idéologique et politique violemment disputé.

Les femmes, le nationalisme et les politiques de modernité

Les débats sur la nature de la société au sein de mouvements modernistes de la fin du siècle au Moyen Orient ont accordé une place importante à la situation des femmes. Comme les colonisateurs «occidentaux», qui utilisaient la «situation critique des femmes orientales» comme marque de la sauvagerie et de la dépravation des colonisés, et comme justification de la mission incombant à leur supériorité de civilisation, les réformateurs modernistes ont déploré la condition des femmes, voyant là un symptôme évident d’un manque d’avancement.14 Comme le remarque Zubaida, le principal ennemi des premiers réformateurs fut le «manque d’avancement», plutôt que la nature étrangère. Bien qu’opposés politiquement à la domination européenne, ils n’étaient pas culturellement antagonistes à sa civilisation.15 A ce stade, l’émancipation des femmes pouvait être présentée en tant que partie d’un projet de régénération nationale, énoncé dans un langage de rédemption morale. L’une des caractéristiques persistantes d’un tel «féminisme» était de revenir à des origines plus anciennes et supposées plus authentiques, au lieu de se présenter comme une rupture radicale avec le passé, ce qui était en fait le cas. Les réformistes islamiques pouvaient protester que l’Islam des origines avait été corrompu par des ajouts étrangers et la mauvaise gouvernance, et qu’il était en fait tout à fait compatible avec les idéaux progressistes. Ceux qui ont mis l’accent sur les sources ethniques plutôt qu’islamiques de l’identité nationale, ont invoqué un passé préislamique (en Asie centrale pour les Turcs, à l’ère pharaonique pour l’Egypte, et dans les dynasties préislamiques pour l’Iran) comme dépositaire de valeurs nationales impliquant un statut plus élevé pour les femmes que celui en place dans leurs sociétés. Des tendances similaires sont apparues en Inde avec l’invocation d’un âge d’or de l’hindouisme qui n’opprimait pas les femmes. Le «moderne» a donc souvent été justifié comme le plus «authentique», et la discontinuité présentée comme continuité.

Avant de conclure, comme Gellner, que cela n’est qu’un exemple de la «fausse conscience envahissante» de l’idéologie nationale, nous devons nous arrêter un instant pour examiner les dangers particuliers d’une position «moderniste» pour les femmes et les relations entre hommes et femmes dans de nombreuses sociétés postcoloniales.16 Le nationalisme et la laïcité ont principalement attiré une petite couche de la bourgeoisie et de la bureaucratie, qui malgré des références politiques d’anti-impérialistes, pouvaient néanmoins être accusés d’avoir succombé à l’hégémonie culturelle occidentale. Par ailleurs, ceux qui représentent les idéologies plus traditionnelles, comme les ulema (clergé musulman), ne niaient pas le besoin de progrès technologique, d’armées modernes ou d’une administration plus efficace. Néanmoins, pour que le progrès se réalise sans édulcorer exagérément l’identité nationale (important dilemme pour le nationalisme culturel), il faut préserver les symboles principaux de cette identité d’une contamination par des influences étrangères. Les tensions entre les tendances modernistes et les tendances organiques et antimodernistes du nationalisme se sont naturellement intéressées au statut personnel des citoyens «modernes», et plus particulièrement à la place et au comportement des femmes. Comme elles opéraient dans le même univers symbolique, les nationalistes laïques se sont donné beaucoup de mal pour établir les références indigènes et patriotiques de leurs projets de modernisation. De même les femmes qui participaient aux mouvements nationalistes étaient enclines à justifier le fait de sortir de leurs rôles limités au nom du patriotisme et du sacrifice personnel pour la nation.17 Leurs activités, qu’elles soient civiques, charitables ou politiques, pouvaient se justifier plus facilement comme des extensions naturelles de leur nature féminine, et comme un devoir plutôt que comme un droit. La modernité fut investie d’une signification différente pour les hommes, qui étaient relativement libres d’adopter de nouveaux comportements, et pour les femmes, qui, selon les termes de Najmabadi, devaient être «modernes mais modestes.»18

Pendant ce temps, dans ce qui constituait un renversement explicite des images orientalistes de femmes passives et voilées, la propagande nationaliste a commencé à représenter les femmes sans voile, participant à des compétitions athlétiques, prononçant des discours publics, et utilisant des technologies sophistiquées. Comme le remarque Graham-Brown, ces icônes de la modernité étaient moins un commentaire sur le changement des relations entre hommes et femmes, qu’une évocation symbolique du dynamisme d’une «nouvelle» nation.19 Schick suggère que dans un tel contexte :

«Une photo de femme sans voile n’était pas très différente de celle d’un tracteur, d’un complexe industriel ou d’un nouveau chemin de fer. Cela symbolisait simplement un accomplissement de plus pour les hommes. Une fois de plus réduites à de simples objets, les femmes étaient, dans ces images, au service d’un discours politique mené par les hommes, pour les hommes.» 20

Mais l’enjeu des femmes dans le nationalisme est bien plus complexe que ne le suggère ce qui précède. D’un côté, les mouvements nationalistes invitent les femmes à participer plus à la vie collective en les reliant entre elles comme des actrices «nationales» : mères, éducatrices, travailleuses, et même combattantes. De l’autre côté, ils réaffirment les limites du comportement féminin acceptable, et exercent une pression sur les femmes pour énoncer les intérêts de leur genre dans les conditions de référence établies par le discours nationaliste. Le féminisme n’est pas autonome, mais limité au réseau représentatif du contexte national qui le produit.

Dans des pays où la forme dominante de nationalisme culturel est islamique, par exemple, le discours féministe ne peut légitimement fonctionner que dans l’une des deux directions suivantes : soit nier que les pratiques islamiques soient nécessairement oppressives, soit affirmer que les pratiques oppressives ne sont pas nécessairement islamiques. La première stratégie implique généralement d’opposer la dignité des femmes musulmanes protégées à la femme «occidentale» utilitaire et exploitée sexuellement. Elle dépend donc d’un «autre» diabolisé. La seconde dépend d’un mythe de «l’âge d’or» d’un Islam originel non corrompu, par rapport auquel on peut dénoncer les pratiques actuelles sexuellement discriminatoires, car elles ne sont en fait pas islamiques. Bien que les conséquences de la première stratégie soient conservatrices et celles de la seconde clairement plus radicales, elles partagent le même espace discursif. Un espace tracé par un discours nationaliste, reproduit aussi bien par des hommes que par des femmes. Le prix à payer pour changer les conditions de ce discours est très élevé : l’aliénation du langage des communautés qui constitue un langage d’identité, d’affiliation et de loyauté.

On peut certes argumenter qu’il n’y a aucune raison particulière de choisir les femmes comme prisonnières d’un discours qu’elles partagent avec les hommes. Néanmoins, leurs intérêts en tant que femmes peuvent parfois dicter leurs demandes et produire des allégeances antagonistes avec les hommes de leur classe, de leur foi ou de leur nation. Les femmes peuvent choisir soit de s’exprimer ouvertement, soit de réprimer de telles divergences d’intérêts, ce qu’elles font généralement à leurs propres frais dans les deux cas.

De nombreux indices montrent que pour les femmes, le «moderne» est toujours dangereusement proche de «l’étranger», particulièrement lorsque les codes de comportement envisagés peuvent être identifiés comme une trahison catégorique des attentes de leur propre communauté. A ce propos, Hatem raconte la manière dont certaines femmes égyptiennes de la classe moyenne ont estimé, durant l’expédition de Napoléon en Egypte, qu’il était de leur intérêt de s’allier aux Français.21 Impressionnées par la courtoisie apparente des maris français, un groupe de femmes de Rosette ont adressé une pétition à Napoléon pour faire observer des relations similaires au sein des familles égyptiennes. Le contrecoup du patriarcat sur les femmes égyptiennes qui avaient fréquenté les colons fut apparemment violent, avec des massacres présumés de collaboratrices, qui ont servi, selon Hatem, à punir les femmes.

L’idée que l’on puisse utiliser les intérêts du genre féminin pour transformer ces dernières en «résistantes» politiques faisait explicitement partie des mesures officielles d’au moins une expérience sociale bien documentée, menée par les Bolcheviques en Asie centrale soviétique entre 1919 et 1929. L’étude de Massel sur la mobilisation des femmes musulmanes soutenue par les Soviétiques est un cas typique d’un État qui se modernise, et où la «libération» des femmes est un moyen d’éliminer les solidarités et les identités traditionnelles basées sur la parenté, les coutumes et la religion.22 Molyneux fournit aussi de nombreux exemples où l’émancipation des femmes fut utilisée comme outil de la transformation socialiste.23

Ironiquement, les structures mêmes définies comme rétrogrades, féodales ou patriarcales par l’État qui se modernise, sont celles qui sont redéfinies comme marqueurs ethniques ou comme symboles d’identité «nationale», particulièrement s’ils sont effacés de force par un projet d’état autoritaire. En effet, le khudzhum (assaut) en Asie centrale a eu un effet radical, qui a produit un ralliement autour des symboles de l’identité musulmane. La présence aux prières et dans les mosquées a augmenté considérablement, le retrait d’enfants musulmans (surtout de filles) d’écoles soviétiques s’est répandu, et plus tragique, il y a eu une terrible vague de violence et de tueries contre les femmes qui avaient transgressé les normes communautaires. Plus important, même les hommes qui avaient précédemment montré un penchant soviétique ont consolidé leur alliance avec les élites traditionnelles, et les femmes elles-mêmes se sont retranchées dans des pratiques traditionnelles, du fait qu’elles se sentaient vulnérables et exposées.

De peur que nous imaginions que ces tensions soient particulières à la rencontre d’élites gouvernantes «étrangères» avec les populations autochtones, Vieille étend son analyse à tous les États de la périphérie «qui se modernisent». L’État, selon lui, cherche à répudier l’existence séparée de la société civile. Il intervient de plus en plus dans la société, et «se tourne vers la routine de l’existence quotidienne, la contrôle de près, et la dévalue symboliquement.»24 Cette suppression du privé peut susciter une résistance active. Vieille va jusqu’à réinterpréter la révolution iranienne comme une «résurgence du «privé» dans le public, et comme la colonisation de l’État par le privé.»25 L’honneur des hommes est investi dans le «privé», où les femmes sont au centre, et où les interventions de l’État ne visent qu’à «priver le citoyen de son honneur et à le dépouiller de son droit de participation politique.»26 Ici, le «privé» défini comme rétrograde ou «patriarcal» par les réformateurs modernistes, est redéfini comme un champ de résistance radicale contre un État despotique. Par un oubli prévisible, l’idée que les femmes puissent avoir un droit indépendant de participation politique n’est même pas évoquée par Vieille, et le fait que le symbole de la résistance soit justement une femme voilée ne le dérange pas.

Mon intention n’est pas de dénigrer le «privé» en tant que lien de l’oppression patriarcale, ni de le glorifier en tant que champ de résistance culturelle contre les intrusions coercitives de l’État.27 Je crois plutôt que l’identification du privé avec la «sacro-sainte» identité de groupe a des conséquences sur la manière dont des femmes de différentes classes, religions ou ethnies progresseront à travers les vicissitudes du nationalisme laïque, puisque cette identification détermine si les femmes émergeront comme des citoyennes affranchies ou comme les pupilles de leur communauté immédiate.

Le langage même du nationalisme choisit les femmes comme les dépositaires symboliques de l’identité de groupe. Comme le remarque Anderson, le nationalisme décrit son objet en utilisant soit le vocabulaire de la parenté (mère patrie, patria) soit celui de la maison (heimat), pour indiquer une chose à laquelle on est «naturellement» lié. L’idée de nation est ainsi placée sur le même pied que le genre, la parenté, la couleur de peau, toutes ces choses que l’on ne choisit pas, et qui, en vertu de leur inévitabilité, attirent l’attachement désintéressé et le sacrifice.28 Associer les femmes au domaine privé renforce l’amalgame de la nation/communauté avec la mère désintéressée/femme pieuse. Le fait de prendre sa défense et même de mourir pour elle est une réaction automatique qui coule de source.

Plus haut j’ai défendu la thèse que l’émancipation des femmes était associée à la modernité par les mouvements nationalistes dont les réformes devaient servir d’outil de «progrès» social. Néanmoins, les définitions du «moderne» se font dans un domaine politique où certaines identités sont privilégiées et deviennent dominantes, tandis que d’autres sont submergées ou subordonnées. Durant ce processus, certaines catégories ethniques, religieuses, linguistiques ou même spatiales (ville/campagne ou tribu) peuvent être dévaluées ou marginalisées. De même, les notions laïques de nation moderne subordonnent et cherchent parfois à détruire les autres sources de solidarité et d’identité. Le fait que ces identités submergées puissent devenir les foyers de la résistance culturelle, et même conduire à la mise en doute des définitions de l’idée de nation n’implique pas nécessairement qu’elles soient uniformément émancipatoires, et ne garantit pas qu’elles auront un programme progressiste concernant les genres. Là où les femmes continuent à servir de marqueurs de limites entre différentes collectivités nationales, ethniques et religieuses, leur émergence en tant que citoyennes à part entière sera remise en cause, et les droits qu’elles ont pu obtenir lors d’une étape de la construction nationale pourront être sacrifiés sur l’autel de la politique identitaire au cours d’une autre.

Les femmes peuvent être contrôlées de différentes manières dans le but de délimiter et de préserver les identités de collectivités nationales/ethniques. Comme le remarquent Anthias et Yuval-Davis, les réglementations concernant qui une femme peut épouser et le statut juridique de sa descendance, reproduisent les limites de l’identité symbolique de leur groupe.29 Jusque dans un passé récent, les femmes blanches sud-africaines n’avaient pas le droit d’avoir de relations sexuelles avec des hommes d’autres groupes, tout comme les femmes des castes supérieures en Inde. De la même façon, les sociétés musulmanes ne pardonnent pas à leurs femmes un mariage en dehors de la foi, bien qu’aucune restriction de ce genre n’existe pour les hommes, alors que c’est à travers la lignée masculine que l’Islam se transmet.

Les femmes sont aussi considérées comme les gardiennes des particularismes culturels, en vertu de leur intégration plus faible, culturellement et linguistiquement, dans la société. Les femmes immigrées reproduisent leur culture par l’utilisation permanente de leur langue natale, la persistance d’habitudes culinaires et autres, et la socialisation des jeunes. Même dans leur pays d’origine, les femmes de communautés minoritaires gardent leurs particularités culturelles dans une plus grande mesure que les hommes. Par exemple, une femme kurde en Turquie a moins de chance d’apprendre le turc qu’un homme kurde qui est en contact plus fréquent avec la culture dominante, à travers le service militaire obligatoire, l’accès plus large à l’éducation, les relations avec la bureaucratie de l’État, ou les expériences professionnelles. Finalement, on peut fréquemment remarquer la différence culturelle par l’habillement et par la conduite des femmes. Mandel, qui analyse le «débat sur le foulard» en Allemagne, émet l’idée que l’habillement islamique s’est chargé d’une dimension symbolique supplémentaire chez les immigrés turcs qui se sentent menacés par le milieu chrétien allemand, et par ses influences potentiellement corruptrices : «ils perçoivent le foulard comme une frontière symbolique entre deux groupes sociaux indépendants, qui affirme leur appartenance à une communauté morale.»30 A l’inverse, beaucoup d’Allemands interprètent le foulard comme un signe de l’incapacité des Turcs à s’intégrer à la société allemande, et comme une justification pour leur refuser des droits de citoyenneté.

L’inclusion des femmes dans des tendances «nationales» (définies de manières diverses) au moyen de l’éducation, de la participation à la main-d’œuvre, et de l’émancipation formelle, est une caractéristique de base des projets laïques. Nous ne devons pas être surpris d’apprendre que l’échec de tels projets et la politisation d’identités religieuses et ethniques ont des conséquences directes sur les droits des femmes.

Les femmes, la laïcité et les politiques du droit de la personne

Les projets nationalistes tentent souvent de redéfinir – des points de vue ethnique, religieux et linguistique – les différentes collectivités comme une nation unique, de différentes façons : en vertu de la citoyenneté de l’État, de l’égalité officielle devant la loi, et de la resocialisation au moyen de l’éducation de masse et des médias en de nouvelles formes de conscience civique. Dans la plupart des pays du Moyen Orient et de l’Asie du sud, cette impulsion unificatrice laïque est tombée très clairement dans le domaine de la législation familiale et du droit de la personne. L’égalité juridique accordée aux femmes par les constitutions d’États modernes est presque toujours dictée par la législation familiale qui privilégie les hommes dans les domaines du mariage, du divorce, de la garde d’enfants, de la pension alimentaire et des droits de succession..

Bien que la constitution indienne approuve la division entre droit laïque et droit de la personne, elle s’engage à créer à la longue un code civil uniforme. Dans un climat de conflit communautaire endémique, cet objectif semble être plus que jamais loin d’être réalisé. En 1985, Shah Bano, une femme musulmane divorcée, a fait pression pour faire reconnaître ses droits de pension alimentaire sous le code indien de procédure pénale, et a gagné son procès après des années de litige. Ce jugement a déclenché la fureur des Musulmans indiens, une fureur qui a failli avoir des conséquences sur les élections, et qui a amené le vote d’une loi séparée pour les femmes musulmanes en 1986. Shah Bano a finalement été forcée d’affirmer sa fidélité musulmane en rejetant le jugement de la Cour Suprême qui lui était favorable. Pathak et Rajan remarquent que cet épisode a été exploité par les Hindous, la communauté majoritaire, dont les soucis pour le bien-être des femmes musulmanes semblaient simplement être un stratagème pour réprimer la liberté religieuse de la minorité, et asseoir ainsi leur propre domination.31

Ces événements ont sans surprise conduit certaines organisations de femmes musulmanes à s’opposer au jugement et à accepter l’idée que leur communauté était menacée. Les auteurs interprètent aussi cet incident comme un conflit entre l’État et la famille patriarcale au sujet de la «protection» des femmes. Ils soutiennent que «des droits accordés à la femme par l’État en tant que citoyenne individuelle ne peuvent être appliqués que de manière imparfaite au sein de cet État dans l’État.»32 Il faut noter que c’est l’État indien lui-même qui, par une nouvelle législation, en est arrivé à bloquer le recours des femmes musulmanes à une loi séculière.

Oommen s’interroge sur les revendications faites au nom du laïcisme dans une analyse comparative d’États-nations à plusieurs religions en Asie du sud. Il conclut que la politique d’un État est en grande partie façonnée par les normes, valeurs et styles de vie de la collectivité religieuse dominante, indépendamment du caractère de l’État ou des caractéristiques des religions concernées.33 Chhachhi va plus loin en affirmant que le nationalisme indien, malgré ses objectifs laïques, a exploité la conscience communautaire, et joué sur une identification du nationalisme avec l’hindouisme.34 Elle suggère que les idées de la féminité sont intimement liées dans la construction d’identités communautaires, et que des incidents comme le procès de Shah Bano et le cas de sati (immolation de veuve) à Deorala en 1987, signalent donc des occasions de manifester le militantisme communautaire. La communautarisation de la vie politique et civile en Inde encourage clairement la croissance de mouvements de renouveau qui ne servent pas les droits des femmes de groupes majoritaires ou minoritaires.

La dualité entre droit de la personne et droit séculier persiste aussi à travers le monde arabe, indépendamment de la nature des régimes politiques de pays particuliers. Le droit familial et le droit de la personne dérivent généralement de la Charia (loi canonique musulmane), même lorsque d’autres codes juridiques sont complètement laïques. Hijab associe cela aux diverses tendances du nationalisme arabe qui dominent le débat sur les droits des femmes depuis le début.35 Les partisans et les opposants de l’égalité pour les femmes se divisaient en deux camps : les libéraux et les nationalistes conservateurs. Les premiers soutenaient comme Qasim Amin que le monde arabe devait imiter l’Europe dans les domaines qui faisaient sa force : la démocratie, la liberté et l’égalité de droits devant la loi. Ils ont affirmé aussi que ces objectifs puissent se réaliser dans un cadre islamique. Les nationalistes conservateurs, de l’autre côté, estimaient que la seule manière de résister à l’intrusion étrangère était de préserver les traditions, et que le concept même de «libération» féminine était une importation étrangère dont le but était d’affaiblir la société arabe en attaquant son noyau même, la famille. Hijab affirme que plus le monde arabe se sent menacé, plus la tendance nationaliste conservatrice devient importante. Il en résulte que l’association entre des droits égaux pour les femmes et la trahison des valeurs culturelles formées par la tradition islamique se trouve renforcée, et bloque ainsi tout autre changement dans la situation des femmes. De nombreux(ses) théoricien(ne)s féministes du monde arabe situent également la résistance à l’émancipation féminine dans le contexte de relations avec un Occident impérialiste.36

Le fait que l’Islam agisse comme un marqueur d’identité communautaire contre les opposants ne signifie toutefois pas que les reproches «d’étrangeté» et d’altérité soient réservés à ceux qui se trouvent en dehors des frontières nationales. Les sentiments communautaires, comme le note Zubaida, peuvent être dirigés contre des minorités religieuses locales que l’esprit populaire peut identifier aux pouvoirs chrétiens européens.37 De même, des élites locales occidentalisées peuvent être dénoncées, pas seulement parce qu’elles sont corrompues, mais parce qu’infectées moralement, comme l’était l’élite gharbzahdegi («intoccidentalisée») en Iran Pahlavi. Philipp, dans son analyse de la relation entre le nationalisme et l’émancipation féminine en Egypte, commente la prédominance évidente de membres de communautés religieuses minoritaires (Coptes, Chrétiennes syriennes et libanaises, Juives) parmi les femmes journalistes qui publient des magazines féministes à la fin du siècle.38 Cette prédominance confirmait les pires soupçons de nationalistes conservateurs comme Mustafa Kamil, qui concluait que la libération des femmes ne pouvait représenter qu’un développement non-patriote. Ainsi, la question de quoi et qui constitue «l’occident» est moins liée au monde extérieur qu’aux divisions de classes, de religions et d’ethnies au sein de la nation elle-même. Nader attire notre attention sur le fait que «l’occidentalisme» et la démonologie qui lui est associée (matérialisme, anomie, immoralité, etc.), sont utilisés comme un mécanisme de contrôle social des femmes moyen-orientales.39 A propos des conservateurs, elle déclare :

«Au lieu de reprocher à l’occident d’exporter ses maux, ils cherchent les éléments qui les importent. Cela augmente une sorte de “mentalité de siège” dans laquelle le fait d’enlever leurs droits aux femmes arabes se justifie et s’explique désormais en tant qu’acte protecteur.»40

Al-Khalil soulève une question encore plus fondamentale, en engageant une controverse sur l’idée que le nationalisme arabe, du moins dans sa version Ba’thist, n’a jamais comporté de projet laïque. Il démontre que le panarabisme est lié du point de vue doctrinaire à l’Islam, par le fait que la délimitation de l’identité nationale fut rendue possible par des raisonnements sur la primauté des Arabes au sein de l’Islam. Selon les mots d’Aflaq, le père du nationalisme arabe, «c’est la ‘force de l’Islam’ qui avait la ‘nouvelle apparence’ d’un panarabisme». Al-Khalil indique aussi que le groupe religieux est toujours la matière première de la politique au Moyen Orient, et que l’identification à l’État-nation et à la classe sociale restait moins importante. La conscience communautaire encouragée sous le système du millet ottoman (combinaison de communautés nationales et religieuses) s’est intensifiée au dix-neuvième siècle, lorsque les pouvoirs européens ont assumé des protectorats sur différentes communautés pour asseoir leur influence dans la région. Al-Khalil estime que la suppression de nombreux rôles traditionnels communautaires, avec la construction de l’État et la modernisation, a plutôt intensifié son influence morale sur les vies de ceux qui à part cela étaient des Arabes modernes.41

La plupart des États modernes du monde arabe ont néanmoins fait des tentatives de réforme juridique dans les domaines de la famille et du droit de la personne. Bien qu’ils soient restés dans le cadre de la loi islamique, ils ont cherché à étendre les droits des femmes. Ce fut aussi le cas lors de la loi du statut personnel de 1978 en Irak. Joseph explique que le but principal de l’émancipation partielle des femmes était d’exploiter leur main d’œuvre potentielle, et de les détourner de l’obéissance à des objets de fidélité plus traditionnels, comme la famille au sens large, la tribu, ou le groupe ethnique.42 Al-Khalil interprète cette législation simplement comme un exercice de consolidation du pouvoir du parti et du dirigeant :

«Il est difficile de digérer que des pères, frères, oncles et cousins soient tous alignés pour exercer différents degrés de vrai pouvoir et de contrôle sur la moitié de la population irakienne. Ainsi, si une nouvelle fidélité au leader, au parti et à l’État doit se former, les femmes doivent être «libérées» des fidélités qui les lient traditionnellement à leurs maris et parents masculins.»43

Dans ce contexte, une législation comme celle-là semble faire partie d’un projet totalitaire de contrôle social du «privé», et de son potentiel subversif centrifuge. La même logique s’applique à l’organisation politique des enfants chez les pionniers, les avant-gardistes et d’autre organisations de jeunesse. Leur nouvelle valeur en tant qu’acteurs sociaux et la hausse relative de leur statut au sein de leur famille sont basées sur leur obéissance totale au parti et à l’État.

Le cas de l’Irak, malgré sa spécificité, n’est pas unique. La législation réformiste affectant les femmes a souvent été soutenue par des régimes autoritaires et «dirigistes» dont le but ultime n’était pas d’augmenter l’autonomie de femmes individuelles, mais de les atteler plus efficacement à des objectifs de développement national. Généralement, les tentatives indépendantes d’organisation politique par des femmes ont été activement découragées et considérées comme sources de division. Ce fut le cas en Turquie, où la fédération des femmes turques fut dissoute en 1935, un an après que les femmes obtiennent le droit de vote, et sous le régime de Nasser en Egypte, qui en 1956, immédiatement après avoir accordé le suffrage aux femmes, a proscrit toutes les organisations féministes. Des régimes aussi divers que ceux d’Atatürk, de Reza Shah et de Nasser avaient comme point commun l’accent sur la consolidation et sur l’unité nationale et le développement d’une bureaucratie centralisée moderne. Cette insistance était en harmonie avec la mobilisation des femmes pour appuyer l’expansion de nouveaux cadres et la socialisation d’une citoyenneté uniforme. Il y eut des avancées importantes dans l’éducation des femmes, et dans leur recrutement comme main d’œuvre qualifiée à tous les niveaux. Leur visibilité publique a non seulement augmenté, mais elle s’est aussi dotée d’une nouvelle légitimité.

La plupart des États postérieurs à l’indépendance se sont retrouvés face à des développements contradictoires, aux conséquences importantes sur les relations familiales et entre hommes et femmes. Les processus de pénétration capitaliste ont mené à la décomposition des communautés locales, à l’accélération d’une migration massive vers les villes, à l’aggravement des inégalités sociales, et à l’affaiblissement des solidarités de parenté. Les bases matérielles des relations d’autorité traditionnelles au sein de la famille entre jeunes et vieux, et entre les sexes, ont été fortement érodées par ces processus.44 L’intégration dans des marchés capitalistes a probablement contribué plus que toute autre part de législation religieuse à amoindrir le patriarcat «privé». Par exemple, le code civil laïque turc, voté en 1926, est resté inopérant dans l’arrière-pays rural jusqu’au moment où la campagne fut transformée considérablement par une économie capitaliste en expansion. Les femmes qui avaient auparavant été actives dans l’économie domestique en tant que travailleuses familiales non payées, devaient désormais rejoindre la main d’œuvre salariée en nombre croissant. Mernissi explique, en utilisant des données marocaines, que le fossé grandissant entre les idées culturelles (homme soutien de famille / femme protégée) et la réalité créait une situation «d’anomie sexuelle», qui faisait des relations hommes/femmes une zone de forte tension et de conflit. Elle estime que l’attirance populaire pour les idéologies fondamentalistes est augmentée par le malaise profond des hommes qui se sentent à la fois menacés et humiliés par ces développements contemporains.45

En fait, certains régimes successifs semblent avoir inversé ce qui apparaissait comme une solide expansion des droits des femmes au début du nationalisme, en adoptant des programmes «d’islamisation». C’est en Iran et au Pakistan que cette approche est la plus claire. Là, l’Islam fait partie de la politique officielle de l’État. Il existe des tendances similaires dans des pays qui vont du Bangladesh à l’Algérie. Les échecs distributifs et politiques des projets nationalistes sont souvent identifiés non pas comme de simples échecs techniques, mais comme des échecs «moraux» nécessitant un examen détaillé des visions du monde qui en sont à la base.

Il existe une importante littérature sur les problèmes du nationalisme laïque et sur le rôle grandissant de l’Islam politique. Les points de vue varient. Badie soutient que l’idée de la nation est perçue difficilement et possède un potentiel de mobilisation limité dans les sociétés musulmanes où l’État territorial (distinct de l’umma, la collectivité religieuse) reste un concept étranger.46 Zubaida rétorque avec conviction que les mouvements islamiques sont des développements modernes clairement inscrits dans le champ politique de l’État-nation.47 L’échec de la formation de la nation réside, selon Zubaida, non pas dans une propriété essentielle de culture politique ou de composition ethnique, mais dans le manque de réalisations économiques et politiques donnant aux citoyens un intérêt dans l’entité nationale et favorisant la stabilité nationale.48 L’échec des États à créer des ressources et à les distribuer adéquatement intensifie les conflits et les divisions exprimés en termes religieux, ethniques et régionaux.

L’importance et le rôle des allégeances d’un groupe augmentent au fur et à mesure qu’il assume un rôle crucial en négociant l’accès des citoyens à des ressources limitées et en apportant une focalisation sur une solidarité plus pratique. Etant donné que l’État lui-même utilise des réseaux de protection locaux et des rivalités de groupes dans son système distributif, les citoyens se tournent également vers leurs solidarités premières pour se protéger des actions potentiellement répressives et arbitraires de l’État, et aussi pour compenser ou profiter d’une administration inefficace. Avec un mécontentement populaire croissant et des crises de légitimité endémiques, les gouvernements peuvent faire le choix tactique de renoncer au contrôle des femmes au profit de leurs communautés et familles immédiates, les privant ainsi de protection juridique.49 C’est dans ce contexte qu’il faut interpréter l’incident de Shah Bano mentionné plus haut. Par ailleurs, dans les cas attestés de fondamentalisme religieux soutenu par l’État, l’exercice de l’autorité patriarcale peut s’étendre à des hommes non apparentés comme le clergé, la police, ou des citoyens «concernés», qui se voient octroyer carte blanche pour le contrôle de l’habillement et de la conduite des femmes sur les lieux publics.50 De pareils développements révèlent que les droits de citoyenneté des femmes sont fragiles et que celles-ci sont le maillon faible des projets nationalistes.

Conclusion

L’intégration des femmes dans les projets nationalistes a été riche de paradoxes et d’ambiguïtés dans la plupart des sociétés postcoloniales. Comme le remarque Rowbotham, les mouvements nationalistes et anticolonialistes ont dégagé un important espace théorique pour la remise en question de la situation des femmes, et des doctrines religieuses dominantes qui légitiment leur subordination.51 L’émancipation des femmes est devenue un principe de base de l’idéologie nationaliste libérale. Les réformateurs se sont souvent engagés dans un processus sélectif de nationalisme tourné vers le passé, pour rechercher des modèles «indigènes» légitimant l’émancipation des femmes. Même si beaucoup d’entre eux ont été influencés par les idées des Lumières, et étaient de confession laïque, ils ont involontairement appuyé l’idée que tout changement de la situation des femmes ne pouvait être justifié que dans l’intérêt national. De plus, les partisans du nationalisme culturel conservateur et antimoderniste avaient un rôle encore plus important à jouer en insistant sur une interprétation de l’intégrité culturelle qui aille de pair avec le contrôle patriarcal des femmes. Cette interprétation fut facilitée par la mise sur un pied d’égalité des changements de relation entre hommes et femmes et de la capitulation à l’impérialisme culturel occidental. A travers ces luttes idéologiques, les femmes ont été représentées de manières diverses comme les victimes du retard de leurs sociétés, les symboles de la nouvelle vigueur et de la modernité de leur nation, ou les dépositaires privilégiées de valeurs nationales non corrompues. Les femmes, qui ont aussi participé activement aux mouvements nationalistes, se sont senties obligées d’énoncer les intérêts de leur genre à l’intérieur des critères du nationalisme culturel, en censurant ou en mettant une sourdine au potentiel radical de leurs revendications.

Les échecs politiques et distributifs qui ont tourmenté les trajectoires de beaucoup d’États après l’indépendance, remettaient en question les prétentions laïques de projets nationalistes antérieurs. La politisation croissante d’identités ethniques et religieuses a nourri de nouveaux conflits, remis en cause les définitions existantes de l’unité nationale, et appuyé la montée de nouveaux mouvements de renouveau culturel et de fondamentalisme religieux.

J’ai montré dans cet article l’importance centrale de la réglementation des relations entre les genres pour la clarté de l’identité et de la différence culturelles. L’identification des femmes en tant que porteuses privilégiées d’identités de groupes et marqueurs de limites de leurs communautés a eu un effet nuisible sur leur émergence en tant que citoyennes à part entière d’États-nations modernes. Cela est particulièrement évident dans le fait que les premières victimes de l’échec de projets laïques sont les droits civils si durement gagnés par les femmes. Les discours qui valorisent le «privé» en tant que terrain de résistance aux États répressifs, ou en tant que dépositaires ultimes de l’identité culturelle, ne doivent pas nous faire oublier le fait que, dans la plupart des cas, l’intégrité du soi-disant «privé» est déterminée par les agissements libres du patriarcat. Nous devons au contraire chercher un langage d’identité qui autorise la différence et la diversité sans transformer les femmes en otages.

Références

1 K. Jayawardena, Feminism and Nationalism in the Third World (London: Zed Press, 1988); et M. Molyneux, ‘Family reform in socialist states: the hidden agenda’, Feminist Review 21, hiver 1985, pp 47-64.
2 C. MacKinnon, ‘Feminism, Marxism, method, and the state: an agenda for theory’, Signs 7 (3) 1989, pp 515-44; V. Burstyn, ‘Masculine dominance and the state’, Socialist Register 1983, pp 45-89; M. Mies, Patriarchy and Accumulation on a World Scale (London: Zed Press, 1986). Cette vision est jugée insuffisante par Connell, qui critique son “catégorialisme” (voir note 11) et par Yuval-Davis et Anthias (voir note 3), qui traitent des limites d’approches réductionnistes de l’État.
3 N. Yuval-Davis et F. Anthias (éd.), Woman-Nation-State (London: Macmillan, 1989).
4 C. Pateman, ‘The Fraternal Social Contract’ in J. Keane (ed.), Civil Society and the State (London: Verso, 1988), p 102.
5 C. Pateman, p 104.
6 M. Mann, ‘A Crisis in stratification theory?: Persons, households/families/lineages, gender, classes, and nations’ in R. Crompton and M. Mann (eds), Gender and Stratification (Oxford: Polity Press, 1986), pp 40-56.
7 M. Waters, ‘Patriarchy and viriarchy: an exploration and reconstruction of concepts of masculine domination’, Sociology 23, 2, 1989, pp 193-211.
8 B. S. Walby, Theorising Patriarchy (Oxford: Blackwell, 1990).
9 N. Yuval-Davis, ‘Woman, the state, and ethnic processes - the citizenship debate’, à paraître dans Feminist Review.
10 Je considèrerais comme une erreur sérieuse l’interprétation des tentatives soutenues par l’État de surveiller le comportement des femmes, même d’inspiration religieuse comme en Iran, comme un retour ou élargissement du “privé”. Pour ce point de vue, voir P. Vieille, ‘The state of the periphery and its heritage’, Economy and Society, 17, 1, 1988, p 66.
11 R. W. Connell, ‘The State, gender, and sexual politics: theory and appraisal’, Theory and Society, 19, 5, 1990, pp 507-544.
12 A. D. Smith, Theories of Nationalism (London: Duckworth, 1971); E. Gellner, Nations and Nationalism (Oxford: Blackwell, 1983); B. Anderson, Imagined Communities (London: Verso, 1983); et H. K. Bhabha (ed.), Nation and Narration (London: Routledge, 1990).
13 Les projets nationaux d’États modernes peuvent impliquer la dénégation de l’existence séparée de collectivités distinctes des points de vue ethnique et culturel (comme les Kurdes en Turquie). Les collectivités dont les identités sont ainsi subordonnées peuvent faire évoluer leurs propres projets nationaux avec les revendications de souveraineté qui les accompagnent. Les définitions peuvent aussi changer avec le temps. La lutte politique actuelle en Inde se base partiellement sur une redéfinition de la notion “d’indien”, pour faire coïncider celle-ci avec l’hindouisme. Ainsi, les Musulmans sont vus comme les “étrangers” au milieu de la nation hindoue.
14 Pour un excellent compte-rendu des images orientalistes des femmes, voir S. Graham-Brown, Images of Women (London: Quartet Books, 1988).
15 S. Zubaida, ‘Islam, cultural nationalism, and the left’, Review of Middle East Studies, 4, 1988, p 7.
16 E. Gellner, Nations and Nationalism (Oxford: Blackwell, 1983), p 124.
17 Les mémoires des féministes turque et égyptienne Halide Edib et Huda Sharaawi confirment ce point de vue. On peut trouver une évaluation plus détaillée des activités nationalistes féminines dans: B. Baron, ‘Women’s nationalist rhetoric and activities in early twentieth-century Egypt’ in L. Anderson, et al. (eds), The Origins of Arab Nationalism (New York: Columbia University Press, 1991).
18 A. Najmabadi, ‘The Hazards of modernity and morality: women, state, and ideology in contemporary Iran’ in D. Kandiyoti (ed.), Women, Islam, and the State (London: Macmillan, 1991), p 49.
19 S. Graham-Brown, Images of Women (London: Quartet Books, 1988), p 220.
20 I. C. Schick, ‘Representing Middle Eastern women: feminism and colonial discourse’, Feminist Studies, 16, 2, 1990, p 369.
21 M. Hatem, ‘The Politics of sexuality and gender in segregated patriarchal systems: the case of eighteenth and nineteenth-century Egypt’, Feminist Studies, 12, 2, 1986, pp 250-273.
22 G. J. Massell, The Surrogate Proletariat (Princeton, NJ: Princeton University Press, 1974).
23 M. Molyneux, ‘Women in socialist societies: problems of theory and practice’, in K. Young et al. (eds), Of Marriage and the Market (London: CSE Books, 1981), pp 167-202; et M. Molyneux, ‘The Law, the state, and socialist policies with regard to women: the case of the People’s Democratic Republic of Yemen, 1967-1990’ in D. Kandiyoti (ed.), Women, Islam, and the State (London: Macmillan, 1991), pp 237-71.
24 P. Vieille, ‘The State of the periphery and its heritage’, Economy and Society, 17, 1, 1988, p 66.
25 P. Vieille, p 67.
26 P. Vieille, p 67.
27 C’est le sujet d’un débat féministe en cours. Comme textes divergents importants, voir: J. Elshtain, Public Man, Private Women (Princeton, NJ: Princeton University Press, 1981); et M. Barrett et M. McIntosh, The Anti-Social Family (London: Verso, 1982).
28 B. Anderson, Imagined Communities (London: Verso, 1983), p 131.
29 N. Yuval-Davis et F. Anthias (eds), Woman-Nation-State (London: Macmillan, 1989), pp 1-15.
30 R. Mandel, ‘Turkish headscarves and the «foreigner problem»: constructing difference through emblems of identity’, New German Critique, 46, hiver 1989, p 42.
31 Z. Pathak and R. S. Rajan, ‘Shahbano’, Signs, 14, 3, 1989, pp 558-582.
32 Z. Pathak and R. S. Rajan, ‘Shahbano’, Signs, 14, 3, 1989, p 569.
33 T. K. Oommen, ‘State and religion in multi-religious nation states’, South Asia Journal, 4, 1, 1990, pp 17-33.
34 A. Chhachhi, ‘Forced identities: the state, communalism, fundamentalism, and women in India’ in D. Kandiyoti (ed.), Women, Islam, and the State (London: Macmillan, 1991), pp 144-175.
35 N. Hijab, Womanpower (Cambridge: Cambridge University Press, 1988).
36 L. Ahmed, ‘Early feminist movements in Turkey and Egypt’, in F. Hussain (ed.), Muslim Women (London: Croom Helm, 1984); F. Mernissi, Beyond the Veil (London: Al Saqi Books, 1985); N. El Saadawi, ‘The Political challenges facing Arab women at the end of the 20th century’ in N. Toubia (ed.), Women of the Arab World (London: Zed Press, 1988).
37 S. Zubaida, Islam, the People, and the State (London: Routledge, 1988).
38 T. Philipp, ‘Feminism and nationalist politics in Egypt’ in L. Beck and N. Keddie (eds), Women in the Muslim World (Cambridge, MA: Harvard University Press, 1978), pp 277-294.
39 L. Nader, ‘Orientalism, Occidentalism, and the control of women’, Cultural Dynamics, 2, 3, 1989, pp 324-55.
40 L. Nader, ‘Orientalism, Occidentalism, and the control of women’, Cultural Dynamics, 2, 3, 1989, p 327.
41 S. Al-Khalil, The Republic of Fear (London: Hutchinson, 1989), p 211.
42 S. Joseph, ‘Elite strategies for state-building: women, family, religion, and the state in Iraq and Lebanon’ in D. Kandiyoti (ed.), Women, Islam, and the State (London: Macmillan, 1991), pp 176-200.
43 S. Al-Khalil, The Republic of Fear (London: Hutchinson, 1989), p 92.
44 D. Kandiyoti, ‘Bargaining with patriarchy’, Gender & Society, 2, 3, 1988, pp 274-90.
45 F. Mernissi, ‘Muslim women and fundamentalism’, MERIP Reports, 153, Juillet-Août 1988, pp 8-11.
46 B. Badie, Les Deux Etats: pouvoir et société en occident et en terre d’Islam (Paris: Fayard, 1986).
47 S. Zubaida, Islam, the People, and the State (London: Routledge, 1988).
48 S. Zubaida, ‘Nations: old and new’, Ethnic and Racial Studies, 12, 3, 1989, pp 329-339.
49 R. Jahan, ‘Hidden wounds, visible scars: violence against women in Bangladesh’ in B. Agarwal (ed.), Structures of Patriarchy (London: Zed Press, 1988), pp 199-227; D. Kandiyoti, ‘Islam and patriarchy: a comparative perspective’, in N. Keddie and B. Baron (eds), Shifting Boundaries: women and gender in Middle Eastern history (New Haven, CT: Yale University Press, 1992).
50 A. Chhachhi, ‘The State, religious fundamentalism, and women: trends in South Asia’, Economic and Political Weekly, 18 March 1989, pp 567-578.
51 S. Rowbotham, Women in Movement: Feminism and Social Action (London: Routledge, 1993).

Remerciements

Cet article a été publié pour la première fois dans Millennium: Journal of International Studies, (Londres: London School of Economics) 1991, Vol.20, No.3, pp. 429-43 et est réimprimé avec la permission de l’auteur et des éditeurs.

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